Race

Ils sont déjà sur le plateau quand nous pénétrons dans la salle, le parcourant à grandes enjambées, se croisant, s’arrêtant un court instant avant de reprendre ce mouvement brownien qui nous les montre comme fort déterminés. Côté cour, une comédienne enroule sur une pelote un fil d’ortie.


C’est un très beau travail que nous a présenté au Diapason de Vendenheim, la Cie Les Gladiateurs dirigée par Beatriz Gutierrez qui a mis en scène, avec son assistant Sylvain  Wolff et la chorégraphe  Sabine Grislin le texte « Race » de Pascal Rambert, un texte qui donne à entendre une critique radicale du monde occidental auquel nous appartenons et auquel il s’adresse, non pas dans un discours politique structuré, ni avec l’emphase des tribuns  mais par le moyen sublime de la poésie qui permet à chaque mot de  devenir vibration pour notre intelligence sensible. Un texte que vont porter avec conviction les trois comédiens et la danseuse venus des quatre coins du monde, comme, d’entrée de jeu, ils nous le feront savoir dans une courte présentation.

C’est le camerounais, Achille Gwem qui s’avance le premier pour dire la nécessité du théâtre et affirmer qu’il est la vie. Puis nous entendrons Beatriz Gutierrez révéler ses origines chiliennes, elle, fille de réfugié politique, Antoine Pham dit ses origines vietnamiennes et Sabine Grislin évoquera son parcours de danseuse et trapéziste et citera les mots de Qudus Onikeku chorégraphe nigérian qui parle de la mémoire du corps.

Tout est intelligemment choisi en fonction de ce texte particulièrement puissant qui relève sans concession les préjudices de l’histoire et lance l’exigence de réparation. Un texte que l’on entendra dans sa quasi-totalité et que se sont appropriés les comédiens, le recréant pour nous avec une parfaite maîtrise et une totale conviction. Ils sont les porteurs des voix d’Afrique, d’’Arabie, d’Asie, un chœur formé de comédiens amateurs venant apporter la dimension universelle au propos.

Ainsi la scénographie est-elle très simple, laissant toute sa place au travail des comédiens, seuls éléments du décor ces deux chaises, l’une, côté jardin sur laquelle reposent, trois crânes factices, l’autre, côté cour sur laquelle est posée la pelote de fil, le fil de l’histoire ? Les couleurs des costumes ont été inspirées par un tableau représentant l’Apocalypse. Pour Achille, sa tunique est verte, celle d’Antoine rouge, la robe de Beatriz est bleue, celle de Sabine, jaune. Nous sommes sensibles à ces références qui contextualisent avec justesse les propos à venir ainsi qu’au travail des lumières de Xavier Martayan.

Les mots que nous allons entendre vont être réitérés de façon lancinante et tout d’abord cette adresse « Europe mon amour » qui ne laisse aucun doute sur le fait que nous sommes impliqués dans cette litanie des torts immenses que nous avons fait subir aux peuples des autres continents au cours des décennies passées, un temps long signifié par ce leitmotiv « Et puis c’est le jour. Et puis c’est la nuit » et la reprise comme un refrain de cette interrogation « combien de jours et combien d’incendies » …

Une petite pièce grotesque proposée par l’auteur a été retenue par la metteuse en scène pour être jouée. Annoncée comme « drame de la bêtise » elle en dit long sur les comportements de certains de nos compatriotes au cours des décennies passées. C’est Achille qui distribue les rôles, l’un représentant le soldat, un autre les habitants de la ville de Draguignan qui se précipitent au bordel, le troisième mime la femme venue d’une colonie française, la Cochinchine, objet de leur convoitise, et que leurs abus feront mourir. 

Dans la deuxième partie de ce « drame de la bêtise » on parle d’un chef kanak dont on a coupé la tête pour l’exposer à Paris. L’acteur africain est chargé de distribuer les rôles, assumant cette tâche de manière expéditive comme pour une affaire presque trop entendue… ce qui ne laisse aucun doute sur ce qu’il faut penser de nos pratiques coloniales.

Après cet intermède grinçant, les comédiens nous ramènent à l’âpreté du propos, à cette vigoureuse interpellation qui doit sortir le destinataire de son sommeil, de son amnésie, lui qui sera qualifié par « le plus pauvre des plus pauvres » au fil du texte, de « masse blanche, ronfleur, beau monstre, frère froid, violent, tortionnaire, criminel,  brûleur et  perçu comme « l’adulte du nord », « le technicien aveugle » appartenant à ce« peuple de géomètres » qui dit « apporter la lumière et rend tout à l’obscur ». Les comédiens pour proférer ces titres se plantent devant nous ou se mettent à distance pendant que la danseuse évolue autour d’eux, donnant du mouvement à la  parole, « l’expressivité » du corps faisant éclater autant l’indignation que l’accablement ou le sursaut de la révolte puis ils parcourent le plateau en accentuent leurs dires d’une gestuelle sobrement maîtrisée mais toujours pertinente car il n’est pas nécessaire d’en rajouter, les scènes évoquées sont suffisamment suggestives pour qu’elles nous fassent frémir.

Ce sont des scènes de prise de possession, d’asservissement qui sont ici révélées, de la terre, du corps des femmes, des fils, du sang, de la langue, mettant en évidence cette suprématie qui humilie, comme cette image qui revient à maintes reprises du « frère, à genoux, en train d’astiquer les chiures de mouches », cette suprématie qui condamne au travail forcé, à la déportation dans ces barques de bois qui sont comme des tombeaux.

Entre ces moments de parole, souvent rythmées par le slam et dites avec la force que leur donne la nécessité de devoir présenter de telles infamies pour les faire connaître, les comédiens esquissent des rapprochements entre eux, des pas de danse se prennent par la main, puis se dispersent  pour proférer leur texte et  faire surgir les visions d’horreur que l’auteur veut porter à notre mémoire, celles par exemple du père  qui tient sa tête coupée dans ses mains, de ses habits tachés de sang, et des soldats tout autour, tête que l’on retrouvera plus tard à la Société anthropologique de Paris où les savants disent qu’elle est creuse et « faite pour porter des caisses de bois » alors que le fils, lui-même victime, proclame : « mon père et le père de mon père pensent encore dans ma tête que tu viens de couper » annonçant déjà par ces mots le « nous reprendrons tout » qui sera un jour proclamé avec la vengeance inéluctable, en échos aux mots du chœur « Mouche O Mouche que ne les as-tu piqués et piqués ».

Chacun dans sa langue natale récapitulera les horreurs qui furent commises et pourra souhaiter qu’un jour sur l’homme s’abatte le déluge.

Et au final, sur la musique du rappeur Eli Finberg, s’organise la danse du commerce triangulaire, une danse collective pendant laquelle sont énumérées toutes les richesses volées au pays d’Afrique, d’Asie, d’Arabie, d’Amérique du sud et où revient scandé par tous, le cri de « réparation » une réparation réclamée par le peuple de ce « quart -monde, demi-monde où l’homme l’est à demi, mains et jambes pour porter » et qui ne cesse de répéter « le FMI m’a affamé ».

Puis dans le silence qui s’installe on ne perçoit plus qu’un battement de cœur.

Au salut les interprètes restent dans la lumière face à nous qui devenons avec eux dénonciateurs des infamies de la colonisation et demandeurs d’une juste réparation.

 Nous sortons bouleversés, révoltés mais pleins de reconnaissance pour Pascal Rambert qui a écrit ce texte et pour ceux qui l’ont interprété, porté à notre connaissance avec tant de justesse et de conviction.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 9 novembre 2023 au Diapason de Vendenheim