Ce n’est pas sur la pointe des pieds que Stanislas Nordey quitte la scène strasbourgeoise qu’il dirigea neuf années durant mais par une brillante interprétation d’un texte fondamental le « De rerum natura » du philosophe et poète Lucrèce qui vécut de
95 à 55 av J-C, traduit par Marie Ndiaye avec la collaboration d’Alain Gluckstein, adapté et mis en scène par Christophe Perton.
Avoir choisi cette oeuvre est un superbe cadeau qu’il fait au public du TNS car elle résonne de façon étonnante avec ce que nous vivons actuellement et d’une manière cruciale, qu’il s’agisse du dérèglement climatique qui impacte gravement l’environnement ou des conflits survenant pour des problèmes de territoires ou des questions religieuses, sans oublier l’angoisse existentielle qui gagne bien des esprits qui ne savent à quel saint se vouer. C’est justement à ne pas chercher de remèdes à nos maux en s’en remettant à des puissances extérieures à nous-mêmes, à des dieux hypothétiques et muets à nos souffrances, à ces superstitions qui nous obligent à certaines conduites par crainte d’une éternelle punition dans un au de-là imaginaire, et à balayer toutes ces croyances, c’est à cela que s’emploie Lucrèce dans ce poème largement inspiré par les idées et l’enseignement d’’Epicure, le maître qu’il tient en grande estime et dont il ne cesse de faire l’éloge.
Que nous soyons, comme tout l’univers, les plantes et les bêtes constitués d’atomes voués à la finitude pour qu’en d’autres ils se reconstituent, se régénèrent, quelle révélation ! C’est l’athéisme avant l’heure, celui sur lequel le christianisme a posé une chape de plomb et pour lequel plus d’un fut condamné à la mort. C’est cet éloge de la raison que Stanislas Nordey va nous transmettre dans ce seul en scène où il se révèle magistral car on le sent habité par les idées de Lucrèce.
L’espace choisi pour cette prestation est signé du metteur en scène lui-même, Christophe Perton qui l’a imaginé sobre et pertinent, transformant le plateau en une sorte de boîte noire au centre de laquelle tourne un grand disque noir et dont les parois sont trois écrans où sont projetés des gravures représentant des roches, des montagnes, des déserts, et des photos de la mer des vagues, des gouttelettes innombrables comme le atomes …
Sortant de l’ombre, le comédien pieds-nus, en pantalon noir, tee-shirt moulant transparent, s’avance vers nous car les paroles de Lucrèce sont adressées à un de ses disciples et en l’occurrence, ce soir nous tenons son rôle. Pesant ses mots, rythmant ses phrases, ménageant des respirations, des silences, parcourant le plateau, enjambant le cercle pour y méditer, suspendre son discours, s’allonger pour regarder le ciel, il ménage ses effets avant de revenir vers nous, tendant les mains, levant les bras pour stimuler notre écoute et souligner ce qu’il juge capital à faire comprendre, car raisonner et comprendre sont aux yeux du poète, indispensables. La musique, un continuum de Emmanuel Jessua et Maurice Marius, s’inscrit discrètement dans la parole mais il arrive qu’elle la souligne parfois fortement suivant en cela l’intensité du propos.
Pressentant les questions sur la formation de l’univers il explique le big bang, la formation des planètes et de tout ce qui existe par le mouvement et la combinaison des atomes, ces mêmes atomes dont nous sommes constitués et qui après notre mort se reconstitueront en d’autres formes vivantes. Alors pourquoi craindre la mort, en avoir la hantise et se gâcher la vie par cette obsession puisqu’elle ne fait que nous réinsérer dans l’ordre de la nature, l’âme et l’esprit disparaissant avec le corps. Ainsi Lucrèce nous apprend -il à vivre au mieux notre vie en à nous débarrassant de ce qui pèse sur elle, la religion et ses dogmes, l’envie d’acquérir des biens superflus et cela justifie sans doute l’emploi du mot « évangile » qui signifie « bonne nouvelle » placé dans le titre du spectacle .
Stanislas Nordey met toute sa conviction à nous la transmettre, visage et corps soigneusement mis en lumière puis disparaissant dans l’obscurité pour de courts moments propices à l’assimilation de ce que l’on vient d’entendre.
Un spectacle qui fait appel à notre intelligence et à notre sensibilité et nous procure le plaisir du théâtre et la jouissance de la connaissance.
Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscop
Représentation du 13 décembre, TNS
En salle jusqu’au 21 décembre