#Rentrée littéraire

Le Débutant

Ce roman signé de l’un des prodiges des lettres russes avec quelques autres auteurs publiés par la magnifique maison d’édition suisse Noir sur Blanc et qui vient d’obtenir le prix Transfuge du meilleur roman étranger 2022, nous fait pénétrer dans le lieu le plus secret d’URSS, le fameux laboratoire des poisons, cet endroit qui n’a ni nom et ne se trouve sur aucune carte.


Là-bas, on y fabrique les armes qui serviront à éliminer les ennemis du régime, les traîtres mais également à prouver la supériorité et la toute puissance de l’Union soviétique. Seulement voilà, nous dit l’auteur, cette puissance n’existe pas, n’existe plus. Elle est devenue un leurre. Si bien que les chimistes soviétiques, ceux qui mettent au point ces poisons, sont partis à l’Ouest avec leurs désillusions et surtout leurs créatures comme dans le cas de Kalitine et de son Débutant, un poison d’une efficacité redoutable qui tua jusqu’à la propre femme de Kalitine.

Alors on ne sait trop pourquoi le régime a envoyé un commando à l’Ouest. Pour tuer le traître ? Certainement. Pour récupérer le Débutant ? Probablement pas. Ou pour maintenir vivace cette illusion de grandeur ? Intervient alors la prose incroyable de Lebedev. Comme dans les hommes d’août (Verdier), il excelle à dépeindre ces sentiments qui traversent une URSS devenue une étoile morte, ceux de ces hommes mus par une idéologie qui a cessé d’exister et qui errent dans cet empire devenu un cimetière privé de sens où rodent cadavres et spectres. Lebedev place ainsi le lecteur au-dessus de ce théâtre d’ombres observant ces hommes comme Kalitine et son chasseur, le lieutenant-colonel Cherchniov, qui tentent en vain de jouer une macabre comédie devenue vaine. Que leurs missions n’ont finalement servi à rien. Que leurs vies ont été des impostures.

La langue de Lebedev s’infiltre ainsi dans les méandres de leurs cerveaux où bien et mal se confondent. Avec ce nouveau roman incroyable, l’auteur démontre ainsi une fois de plus qu’il est un écrivain dont l’extraordinaire talent réside avant tout dans cette faculté à dépeindre la torture mentale qu’infligea les sociétés totalitaires – ici en l’occurence celle du communisme – à ses propres partisans, à ses propres agents devenus, du jour au lendemain, orphelins et perdus dans un monde qui n’est plus le leur, qui ne fut jamais le leur. Il rejoint en cela ces grandes voix qui, chacune à leur manière, traduisent le désarroi de ces populations plongées sans ménagement dans cette époque post-communiste qui continue malgré tout d’instiller partout en Europe, le poison d’une puissance perdue. Ne reste plus que la peur. Mais celle-ci ne fonctionne plus.

Par Laurent Pfaadt

Sergueï Lebedev, Le Débutant
Aux éditions Noir sur Blanc, 224 p.