La mer est ma nation

La mer est ma nation
©Joseph Banderet

Territoire en détresse

Un abri de fortune sur pilotis et un couple. L’homme, tyran
domestique maniaque, ordonnance ce minuscule territoire de
dénuement : un dépotoir pas loin de la mer. La femme exécute ses
directives qui préservent un semblant de civilité. Ils évoquent les
déchets alentour – mais le public ne verra qu’une nappe de fumée
stagnant en permanence sur le plateau – et les étrangers qui rôdent.
Contre l’invasion des premiers, ils sont impuissants, contre les
seconds, ils installent une clôture de barbelés…

Surgissent deux femmes, une mère et sa grande fille. Elles sont à la
fois des intruses et une socialité possible. Elles fuient une misère
encore plus grande : une fatalité qui pousse, pour survivre, à
s’approprier la barbarie des bourreaux (récit glaçant de Murielle
Colvez). Au bout : la folie. Une folie ordonnée qui amplifie la
barbarie !

Reste la mer, l’espoir d’un ailleurs, qui devient une quête de soi avec
au bout un possible chez soi. Seule la plus jeune s’y accroche, rêvant
d’échapper à la fois à la misère et au poids de la tradition.

Le bruissement du noir installe lentement chaque scène, fait
émerger les corps mangés par cette vapeur et leurs voix faites chair.
Ces fumées ont une odeur, une moiteur et cette palpitation de la
pénombre immerge le spectateur dans un séduisant espace théâtral.

Deux belles options de mise en scène qui font mesurer la distance
entre le spectacle vivant et sa captation (respectueuse du projet au
demeurant) filmée sur le plateau de la Filature avant la mise en ligne
pour les festivaliers.

avec Soleïma Arabi, Murielle Colvez, Marianne Deshayes,
Miglen Mirtchev
texte : Hala Moughanie
mise en scène : Imad Assaf
scénographie & costumes : Manon Grandmontagne
lumières : Vivien Niderkorn
son : Didier Léglise

La Filature / Les Vagamondes 2021, captation accessible
gratuitement jusqu’au 31/01 :
https://www.youtube.com/watch?v=XkOGQ56UKcY&feature=emb_logo

Construire la déconstruction…

[plus ou moins deux virgule deux
degrés de fantaisie orthogonale]

C’est sous ce titre, que l’artiste alsacien Pierre Muckensturm, dernier
invité de l’année 2020, présentera à l’Espace d’Art Contemporain André
Malraux à Colmar ses derniers travaux inspirés de l’Entasis, cette
imperceptible courbure de 2,2° qu’appliquaient les architectes Grecs aux
colonnes de leurs temples pour donner à l’œil l’illusion d’une parfaite
rectitude qu’ils n’avaient pas.

L’art concret n’est pas un dogme, pas un « isme », il est l’expression
d’une pensée intellectuelle. 

L’art concret n’est pas une abstraction, n’est pas narratif, littéraire. Il
est proche de la musique.

L’art concret veut mobiliser notre sens esthétique, notre créativité,
notre conscience sociale.

Extraits du Manifeste de l’art concret (avril 1930)

S’il parle plus volontiers d’art construit, Pierre Muckensturm
s’inscrit dans cette filiation-là. En effet il conçoit beaucoup de ses
œuvres par ordinateur, y teste des séries ouvrant sa création à une
autre spontanéité, celle d’une tentative d’exhaustivité avec des
propositions plurielles (allant quelquefois jusqu’à livrer une matrice
d’accrochage à ses collectionneurs). L’atelier devient un lieu
d’exécution de ses projets, mais le soin, la précision, la pédagogie
demeurent : il laisse sur la toile les indices du tracé, de l’élaboration.
Discrètement l’artiste déconstruit la rigueur par débauche de
rigueur, démasque le simulacre du jeu mathématique qui ne l’est pas
autant que cela. Une transgression de la norme rationnelle qui
égratigne au passage notre société du paraître brandissant une
science dont les réussites masquent les nombreuses lacunes et
incertitudes…

Si le rez-de-chaussée du white cube décline sur de grands formats
une chorégraphie d’équerres avecentas – sa figure de base –, la
coursive déploie avec des pièces plus sérielles et sophistiquées
l’affrontement d’aplats noirs avec leurs interstices blancs. Ces
travaux génèrent d’hypnotiques illusions d’optique suscitant parfois
un troublant malaise : des taches sombres apparaissent en mirages
aux croisements des lignes blanches séparant ces faux carrés
délicatement désalignés. Comme en musique, les figures imaginées
par l’artiste induisent des harmoniques non transcrites sur la
partition.

Un portfolio de douze estampes

© Luc Maechel

On en retrouve certaines en petit format dans le portfolio créé à
l’occasion de cette exposition : un coffret de douze estampes (25 x
25 cm) imprimées chez „En l‘Encre Nous Croyons“ à Gérardmer sur un
vélin BFK Arches par une Original Heildelberg, une presse
typographique à platine de 1965 qui permet de préserver un léger
foulage : l’empreinte laissée par la pression de la matrice (un
„tampon“ en polymère) sur le papier. Une proposition élaborée avec
l’imprimeur Christin Georgel. Formé à l‘École supérieure d‘art
d‘Épinal (ÉSAÉ), celui-ci a dirigé pendant plus de trois ans l‘atelier de
production de l‘Imagerie d’Épinal et enseigne désormais à la Hear à
Strasbourg.

Un lien entre art et art appliqué qui permet à un savoir-faire de
rester vivace et créatif.

Par Luc Maechel

Espace d’Art Contemporain André Malraux
4 rue Rapp 
F. 68000 COLMAR

Tél. : 0033(0)3 89 24 28 73 

Entrée gratuite
Reportée en raison du confinement, elle ouvrira 
du ?/?? au 7/03/2021 ?

Le portfolio est en vente à la boutique du Musée Unterlinden

http://racinesnomades.net/ephemerides/ephemeride-2020/#Muckensturm


Armida d’Antonio Salieri

Poursuivant sa lecture musicale d’Antonio Salieri, Christophe
Rousset et ses Talens lyriques nous emmène cette fois-ci à la
découverte d’Armida, drame musical composé en 1771 qui raconte
les amours d’Armide (Armida) et de Renaud (Rinaldo) et dont il nous
offre le premier enregistrement mondial.

Car ce disque est un véritable cadeau. Une fois de plus,
l’interprétation touche juste. Une atmosphère intime très agréable
s’en dégage grâce à l’alchimie des Talens lyriques et du chœur de
chambre de Namur. On se sent ainsi privilégié de découvrir cet
opéra comme a dû peut-être le ressentir l’empereur et sa cour. De
plus, les voix portent à merveille ce drame. Avec sa palette sonore
stupéfiante entre puissance et murmure, Lenneke Ruiten campe une
Armida très convaincante surtout dans ses arias du troisième acte
tandis que le bariton anglais Ashley Riches brille en Ubaldo. Ses
intonations rappellent celles du commandeur du Don Giovanni de
Mozart. D’ailleurs Salieri n’avait que vingt ans lorsqu’il composa cet
opéra qui devait assoir sa renommée. Un petit génie déboulant dans
la musique. Comme Mozart. Deux cent cinquante ans plus tard,
Christophe Rousset rend ainsi un peu plus justice à ce compositeur
malaimé, injustement reconnu et qui pourtant influença le génie. Ce
disque en est une nouvelle preuve éclatante.

Par Laurent Pfaadt

Armida d’Antonio Salieri par les Talens lyriques
dir. Christophe Rousset,
Chez Aparté

Le diable parle toutes les langues

Un vieillard revient sur sa vie passée. Il a du sang sur les mains. Et
pour cause : il a été le principal marchand d’armes du début du 20e
siècle. A travers ce livre où la fiction côtoie la réalité, un peu comme
l’avait fait Stephen Marlowe avec les mémoires de Christophe
Colomb, Jennifer Richard,  auteure du très beau Il est à toi ce beau
pays, trace le portait en clair-obscur de Basil Zaharoff, ce « marchand
de mort » comme le qualifia Romain Gary.

Voyageant en sa compagnie ainsi qu’avec sa femme Pilar, princesse
espagnole méprisable à souhait – car derrière tout grand homme, il y
a une femme et celle-ci est à la mesure de son double masculin c’est-
à-dire détestable – Jennifer Richard nous embarque dans un
tourbillon d’aventures aux quatre coins du globe avec quelques
scènes d’anthologie comme cette visite à Saint Pétersbourg en
compagnie de l’inventeur de la mitrailleuse Maxim qui faucha tant
de soldats durant le premier conflit mondial et que Zaharoff vendit
aux deux camps. Jamais d’empathie pour son personnage, pour cet
homme malgré ses doutes, sur le sens qu’il peine à donner à sa vie.
Juste une introspection au scalpel à l’heure où le puissant est
ramené à sa dimension humaine débarrassé de ses oripeaux. 

Archétype de l’opportuniste sans scrupules, Zaharoff ne recula
devant aucune compromission pour parvenir à ses fins : violence,
esclavagisme, meurtre, corruption. Au fil des pages, on se demande
finalement quel but poursuivit Zaharoff : enrichissement personnel ?
Quête de notabilité pour cet enfant des bas-fonds de
Constantinople  ou reconnaissance tant recherchée d’un homme
voué à détruire les autres ? Le lecteur n’obtiendra pas de réponses
car il n’y en a jamais pour les hommes sans morale nous dit l’auteure.

Et à l’instar de ces traces du désert algérien dans lequel Zaharoff
chercha l’or noir, sa mémoire vint à s’effacer. Zaharoff assista ainsi,
de son vivant, à son propre supplice, celui de tomber dans l’oubli. Car
le temps est le plus intraitable des marchands de mort. Il ne négocie
jamais et ses règles ne se discutent pas.

Celui qui a trahi tant de nations finit par être trahi par les siens. La
grande leçon de ce livre est là : le cynisme finit toujours par
consumer celui qui le manie. Zaharoff aurait aimé laissé une trace
dans l’histoire. Aujourd’hui qui se souvient encore de celui qui se prit
pour « Dieu » ? Personne. Ce livre magnifique, finaliste du Prix RTL-
Lire 2021, achève d’abattre un mythe construit sur des crânes. Avec
une plume. 

Par Laurent Pfaadt

Jennifer Richard, Le diable parle toutes les langues,
Chez Albin Michel, 432 p.