Poursuivant son écriture de l’histoire afro-américaine qu’il décline selon des formes narratives différentes, le double prix Pulitzer, Colson Whitehead plonge avec son nouveau roman dans l’encrier noir d’un Chester Himes pour nous livrer cette nouvelle histoire passionnante.
Terminés les champs de coton de
la Géorgie ou les maisons de correction de Floride. Colson Whitehead est de
retour chez lui, à New York et plus précisément à Harlem où il vécut jusqu’à l’âge
de 6 ans avant de descendre vers East village, ce quartier mal famé devenu
bohème. Ray Carney, le héros de Harlem Shuffle rêve lui-aussi de quitter
son quartier pour matérialiser ce changement social auquel il aspire.
Acheter pour lui et sa femme
Elisabeth, issue de la bourgeoisie de Harlem, un bel appartement, symbolise
cette frontière qu’il souhaite franchir. Mais nous sommes au début des années
60 et à cette époque, à Harlem, difficile d’échapper à son destin, surtout
quand la couleur de votre peau vous le rappelle tous les jours. Alors Ray
s’occupe de ses affaires, dans son magasin de meubles d’occasion où il revend des
meubles volés. Il s’arrange avec la loi quand Elisabeth se bat pour la faire
respecter et obtenir des droits pour les siens. Et puis, il y a Freddie, ce
cousin voyou, le mauvais génie de Ray qui le ramène toujours du mauvais côté de
la frontière, et surtout dans cet hôtel Theresa, objet de toutes les
convoitises.
En compagnie de Colson Whitehead,
le lecteur s’installe avec ce nouveau roman dans une loge de cette opérette
tragi-comique haute en couleurs et en rebondissements où se côtoient harlequins
et banquiers corrompus et où résonnent airs échappés de l’Apollo Theater et
magouilles en tout genre
Que le lecteur s’installe confortablement car le spectacle ne fait que commencer…
Par Laurent Pfaadt
Colson Whitehead, Harlem Shuffle, Chez Albin Michel, 419 p.
Tenir un journal de piscine, voilà le défi que l’actrice et autrice Anne Brochet s’est lancé à elle-même et qu’elle a relevé en prenant consciencieusement des notes durant ces nombreux passages dans une banale piscine municipale.
Avec la complicité de la chorégraphe Joëlle Bouvier elle en monte un spectacle qui a tout pour plaire, une leçon aquatique d’existentialisme.
Du décor au jeu, rien que du raffiné, du pertinent, du
ludique, autant dire une parenthèse enchantée, lumineuse pour rompre avec la
grisaille du temps hivernal et le sombre quotidien de l’actualité.
Magnifique présence du corps, glissant, nageant, rêvant,
observant, avec malice ceux qui fréquentent ce milieu particulier, la piscine
avec ses obligations, ses rituels, ses plaisirs, ce qu’elle apporte de
contentement et d’évasion.
Tout cela est dit, montré, mimé en parfaite connivence avec
le public qui assiste, amusé, à ces ébats et ne peut que ressentir une empathie
non dissimulée à l’égard de ce personnage songeur, plein de vigueur et de finesse.
Avec la collaboration de Joëlle Bouvier, Anne Brochet a
choisi de donner beaucoup d’expressivité à son jeu et offre une étude fouillée,
précise de la gestuelle d’une nageuse. La grâce, l’élégance qu’elle confère à
ses mouvements les apparentent à ceux d’une danseuse, quelque peu excentrique
malgré tout, avec parfois ses palmes au pied, son bonnet, ses lunettes de
plongée mais toujours revêtue de ses très beaux maillots de bain dessinés par
Anne Autran, et puis, épisodiquement, avec sa queue de petite sirène quand son
imagination l’entraîne à se prendre pour elle.
La prestation est d’autant plus fascinante qu’elle se
déroule dans un lieu où les objets typiques de l’univers des piscines, échelle métallique,
plots de plongée, bouée semblent disposés de façon aléatoire à côté d’un grand
rectangle bleu sur lequel la lumière changeante dessine comme les méandres de
l’eau. Autant d’éléments qui soulignent ce que la scénographie présente de
magique, avec son écran en forme de vague pour surfeur sur lequel de
magnifiques images de mer, d’animaux marins seront projetées en adéquation avec
les déplacements de la nageuse qui semble participer à cette vie multiple et
foisonnante dont les myriades de protozoaires en constituent le plus bel
exemple.
Tout au long du spectacle, à l’instar de la nageuse on
découvre combien l’eau est révélatrice de souvenirs, de désirs jusque-là à
peine conscientisés. Et l’on rencontre cette femme esseulée depuis que ses
enfants devenus adultes sont partis, que sa mère est décédée, que son amoureux,
Nicolas l’a quittée. Quelque peu désœuvrée, certes, mais avec des projets comme
celui d’aller voir les piscines de Californie ou de s’amouracher là-bas d’un
bel Indien. Drôle et réconfortant.
Ce « seul en scène » est un spectacle sensible, harmonieux, une perle d’eau douce à conserver parmi nos souvenirs des moments heureux de théâtre.
Et voilà ! On y est arrivé ! En cette fin janvier 2023, Gérardmer a encore vibré à l’occasion de la célèbre manifestation qui met le film de genre à l’honneur. Cette fois-ci avec un petit plus, le festival fêtant pour l’occasion un cap, le 30ème anniversaire de l’événement.
Avant
d’évoquer les films en compétitions (et les autres) qui, comme
chaque année, ont soulevé de vives discussions, évoquons
rapidement les membres du jury longs métrages , accompagnés
d’invités prestigieux. Michel Hazanavicius (célèbre depuis les
deux OSS 117, The Artist, et plus récemment le féroce Coupez
!) formait avec son épouse et comédienne Bérénice Béjo une
présidence bicéphale, au cœur d’une équipe composée des
comédiens Alex Lutz, Finnegan Oldfield, Pierre Rochefort et Pierre
Deladonchamps, du rappeur Gringe, de la comédienne Anne Le Ny, du
réalisateur Sébastien Marnier, et de la toujours décalée
Catherine Ringer.
Le jury courts métrages était lui présidé par le magicien David Jarre, fils de Charlotte Rampling et de Jean-Michel Jarre. Il animait une équipe composée du réalisateur François Descraques, de la scénariste Frédérique Moreau, des comédiennes Ophélie Bau, Lou Lampros et du comédien Jules Benchetrit. Un plateau de qualité, que la manifestation vosgienne avait eu la bonne idée d’embellir encore en y intégrant la venue d’invités de marque tels les metteurs en scène Jaume Balaguero et Kim Jee-woon. Bien connus du public vosgien, les deux cinéastes faisaient figure de caution de prestige pour l’anniversaire de la manifestation gérômoise. Leur présence avait quelque peu calmé les râleurs habituels, même si ce ne sont jamais les mêmes, ils changent au gré de la programmation ! Et cette année, celle-ci était discutable.
Mais
ils n’étaient pas seuls, loin de là ! Pour fêter
l’événement, Alex de la Iglesia, Jan Kounen, Lucile
Hadzihalilovic, les jumeaux Ludovic
et Zoran Boukherma avaient fait
le déplacement, sans oublier le créateur du festival, Lionel
Chouchan. Lors de la cérémonie d’anniversaire dans la grande
salle de l’Espace Lac, les amateurs eurent le plaisir de croiser
tout ce beau monde, pour ensuite assister à
de sympathiques petits messages
projetés sur le grand écran
avant la projection du dernier film de Jaume Balaguero, l’explosif
Venus.
Ce fut au tour d’Eli Roth, de David et Brandon Cronenberg, Dario et
Asia Argento et de quelques autres d’y aller de leurs
encouragements à la quête sans cesse renouvelée, insatiable, de
Fantastique de la Perle des Vosges.
Blood de Brad Anderson
Cette
année, neuf films étaient présentés en compétition. En
ouverture, Blood
de Brad Anderson donnait le ton, avec une histoire assez classique
qui semblait ancrer le festival dans un contexte familier. On
assistait au drame frappant une petite famille déjà bien abîmée,
suite à la morsure du cadet par son chien possédé. Bien
connu du public qui avait apprécié à l’époque ses films Session
9 (en 2004) et l’Empire
des ombres (en 2011), Brad
Anderson était de retour avec
son nouveau film, on ne peut plus à sa place à Gérardmer. En
ouvrant le festival avec Bloodles organisateurs
semblaient dire aux spectateurs « voilà, vous êtes de retour
en milieu connu après deux
années compliquées,
maintenant
détendez-vous »…C’était
sans compter leur malice, la programmation prenant ensuite un malin
plaisir à brouiller les piste, avec
des films « classiques » et d’autres nettement moins…
La Montagne de Thomas Salvador
Aux
côtés de Blood,
il y avait La Montagne,
du français Thomas Salvador. S’étant fait connaître en 2015 avec
la sortie de son premier long-métrage Vincent
n’a pas d’écailles, le
réalisateur avait une approche du fantastique à part, faite
d’humour, d’imaginaire et de décalage. La
Montagne allait reprendre
tous ces éléments, et y ajouter une bonne dose de poésie. On y
découvrirait Pierre, un ingénieur parisien qui à l’occasion
d’une mission dans les Alpes serait séduit par la beauté des
cimes pour ne plus vouloir en repartir. Lors de ses ballades il
suivrait d’étranges lueurs, qui allaient lui conférer de
nouvelles aptitudes. Le film partirait avec deux prix (à
l’annonce, un étonnement légitime a parcouru une partie de
l’assistance), celui
du Jury et celui de la Critique, avec
un aspect fantastique pourtant très relatif, le
film communiquant surtout une forte envie d’aller à la découverte
de la montagne.
Memory of Water de Saara Saarela
Dans
un genre plus classique, Memory
of Water de
la Finlandaise Saara Saarela, emprunterait la voix de la politique
fiction, avec un mélange dictature-complotisme que n’aurait pas
renié George Orwell. On y suivrait le parcours de la jeune Noria
dans un monde futuriste où la pénurie d’eau aurait forcé un
gouvernement militaire à mettre en place un rationnement strict de
la ressource rare. À
travers son discours alternant fatalisme et espoir, ses décors de
fin du monde, Memory
of Water
laisserait un sympathique souvenir.
The Nocebo Effect de Lorcan Finnegan
The
Nocebo Effect
marquait le retour de Lorcan Finnegan au festival de Gérardmer,
après son intrigant Vivarium
en 2020. Avec une distribution prestigieuse (Eva Green, Mark Strong,
qui font face à la jeune comédienne philippine Chai Fonacier), The
Nocebo Effect
nous invite dans le folklore philippin. Une histoire solide et
réellement fantastique,
à base de traumatisme enfoui et de sorcellerie somme toute
classique, mais
avec un petit plus appréciable, et
un ancrage bien réel et sincère dans la culture philippine.
La pieta d’Eduardo Casanova
Très
attendu, le film espagnol/argentin La
pieta d’Eduardo
Casanovaraviverait
les débats, les uns farouchement pour, les autres férocement
contre. Avec son espèce de huis clos mettant en scène un jeune
homme étouffé par sa mère, et en faisant un parallèle avec la
dictature de la Corée du Nord (si, si!), La
pieta
allait être sur toutes les lèvres, jusqu’à récolter trois prix,
le Grand Prix, le Prix du Public et le Prix du Public Jeunes,
montrant que le jury longs-métrages avait
été séduit par le
côté non conventionnel de l’histoire. A des années lumière du
côté classique qu’offrait Blood,
Memory of Water
ou encore The Nocebo
Effect,
La pieta
allait susciter de vives réactions, mais
ça, ce n’est pas nouveau à Gérardmer.
Il faut bien
reconnaître
que nul côté classique ici, dans cette vision rose bonbon d’un
enfer moderne régenté
par une mère abusive implacable et terrifiante.
Autre
film de la sélection, plus
balisé, La Tour
du Français Guillaume Nicloux (Le
Poulpe, Une affaire privée, Le Concile de Pierre, Les confins du
Monde…) allait
nous enfermer dans une tour de cité isolée du reste du monde par un
épais et vorace brouillard. Les habitants de la tour tenteraient de
s’organiser pour survivre, des groupes antagonistes se formant et
s’affrontant au fil d’une chronologie parfois déroutante.
The Watcher de Chloer Okuno
Avec
The Watcher,
film américain réalisé par Chloe Okuno, le festival resterait dans
le balisé avec cette histoire de voisin voyeur, interprété
par le toujours génial Burn Gorman (toujours aussi dérangeant dans
ses rôles, ceux
qui ont vu la série Forever
se rappellent du glaçant Adam qu’il y incarnait, face
à un autre immortel incarné par Ioan Gruffud).
Dans le rôle de la femme espionnée, Maika Monroe revenait à
Gérardmer, après y être apparue en personnage principal de It
Follows,
Grand Prix et Prix de la Critique en 2015. Film anxiogène assez lent
aux airs de Polanski, The
Watcher
est en quelque sorte un film à l’ancienne mêlant thriller et
fantastique. Le résultat a séduit le jury, qui lui a donné le Prix
du 30ème anniversaire du festival, créé
pour l’occasion.
Piaffe d’Ann Oren
Dans
le genre expérimental et bizarre, le
film allemand Piaffe
d’Ann Oren était, avec La
pieta,
un des deux véritables ovnis de cette sélection en compétition. On
y partageait le quotidien d’une jeune femme spécialisée dans la
synchronisation et les bruitages de films. Déjà
là, après
quelques scènes, on
avait perdu une partie des spectateurs. En la faisant ensuite
rencontrer un botaniste un
brin pervers et
manipulateur, on était pas loin de perdre ce qui restait du public.
Intrigant
par certains aspects, Piaffe a dérouté une partie des spectateurs,
ce qui ne l’a pas empêché de séduire le jury longs métrages,
qui lui a décerné son Prix, ex æquo avec La
Montagne.
Là
encore, étonnement poli de rigueur !
Dernier
film de la compétition, le film d’animation Zeria
de l’acteur et réalisateur belge Harry Cleven. Primé avec le
Grand Prix du festival en 2005 avec Trouble,
qui mettait en scène Benoît Magimel dans un double rôle face à
Natacha Régnier et Olivier Gourmet. A la fois film d’animation et
film de marionnettes, Zeria
pouvait rebuter au premier regard, ou alors piquer la curiosité.
Dans cette histoire raconté par Gaspard, dernier homme a être resté
sur Terre, celui-ci s’adresse à Zeria, son petit-fils, premier
être humain à être né sur Mars. Il lui raconte sa vie, en
espérant que son petit-fils pourra venir le voir, alors que ses
dernières forces sont sur le point de le quitter. Ce faisant, Zeria
serait le premier humain n’ayant jamais connu la Terre à y
remettre les pieds. Il faut reconnaître que le film était de nature
à provoquer une profonde léthargie. Car passé la poésie et le
côté transmission de l’Histoire, il ne s’y passait pas
grand-chose. La courte durée du film (1 heure) n’empêcha pas
certains spectateurs à quitter précipitamment la salle, ce qui
perturba quelque peu la projection.
En
parallèle à cette compétition, le festival proposait aux
spectateurs une sélection parmi laquelle En
Plein Feu
de Quentin Reynaud, un intéressant huis clos, à la fois au cœur
d’une nature embrasée et dans l’esprit d’un père traumatisé
(très bon Alex Lutz, que le réalisateur avait déjà dirigé dans
son précédent long, Cinquième
set).
Domingo et la brume
était un film costaricien, sur un vieil homme qui ne veut pas céder
son terrain à des promoteurs sans scrupules, et entretient une
relation poétique avec la brume. Huesera,
film mexicain, nous faisait partager le trouble et les visions
accablant une future jeune maman à l’occasion de sa première
grossesse. The
Communion Girl
nous transportait dans l’Espagne de la fin des années 80.
Adolescente discrète, Sara tente de s’intégrer dans son nouveau
milieu dans la banlieue de Tarragonne. Elle fréquente Rebe, une
copine nettement plus extravertie et populaire. Les deux vont croiser
une petite en tenue de communiante en rentrant de boite de nuit, et
là leurs ennuis vont commencer…
Venus de Jaume Balaguero
Dernier
film hors compétition vu, le tonitruant Venus
de Jaume Balaguero (La
secte sans nom, Fragile, Darkness, REC, REC 2, Malveillance,
ou une certaine constance dans la qualité…).
Comme à son habitude, le réalisateur espagnol n’y va pas par
quatre chemins, et dispose visiblement des moyens pour le faire.
Débutant comme un thriller explosif où une go go danseuse essaye de
doubler un caïd de la pègre en lui volant un sac rempli de drogues,
Venus
prend ensuite une autre voie, plus à sa place à Gérardmer.
L’occasion
pour le metteur en scène de se faire plaisir, et d’alterner les
scènes chocs, rarement gratuitement. La dernière partie enchaîne
les morceaux de bravoure, le rythme ne laissant jamais de répit au
spectateur, jusqu’à un crescendo tout en outrance. Le
final prend des allures de western, montrant l’héroïne, Lucia, se
rafistoler d’une éventration que l’on pensait définitive (une
nouvelle manière d’utiliser une agrafeuse, associée à du
chatterton),
pour ensuite monter, canon scié à la main, en découdre avec les
vraies méchantes du film. Sélectionné
en compétition, le film aurait certainement glané l’une ou
l’autre récompense, tant
il avait de l’avance dans certains domaines.
Kim Jee-woon au bord du célèbre lac
La
manifestation n’avait pas oublié les à coté, puisque Kim Jee
woon était là pour une masterclass très suivie, que le grimoire
affichait toujours complet, et que René Manzor (oui c’est bien
lui, le réalisateur du mythique Le
Passage
en 1986, et de 36 15
code Père Noël
en 1990) venait parler de son dernier livre, Du
fond des âges.
Sa fascination pour la mort toujours intacte, celui qui est
aujourd’hui devenu écrivain était venu dans la Perle des Vosges
pour évoquer la place de l’imaginaire dans nos vies, et ses
manifestations dans notre quotidien. Des
projections étaient en outre consacrées à la gémellité au
cinéma, et deux nuits, la première Sans
lendemain
et la seconde Décalée,
avaient
été organisées afin de satisfaire les insomniaques.
Après cinq jours bien remplis, le rideau s’est levé sur Gérardmer. Lors de la cérémonie de clôture Pierre Sachot, Président de l’association du festival, pouvait déjà en faire le bilan positif (une affluence record, déjà constatée lors de la mise en vente des Pass digitaux, précieux sésame pour accéder à la réservation en ligne des séances), et nous annoncer les dates de de la prochaine manifestation. Du 24 au 28 janvier 2024, à vos agendas !!!
On y sera, car le festival de Gérardmer est unique…
« Je suis fabriqué par le cinéma » dit-il. Touche à tout avant de passer à la réalisation, Rachid Hami s’est emparé de l’histoire tragique de son frère Jallal et l’a transformée pour en faire un vrai projet de cinéma, une œuvre romanesque qui se déploie entre présent, passé, d’Algérie en France en passant par Taïwan.
C’était il y a dix ans, en 2012, le 29 octobre vers minuit, les médias en ont parlé mais une actualité chasse l’autre et l’on a oublié la tragédie de ce bizutage qui a mal tourné. Il s’agissait d’une mise en scène du débarquement de Provence du 15 août 1944 organisée par les élèves de l’école militaire de Saint-Cyr chargés de la « transmission de tradition » et visant à accueillir les nouvelles recrues. Sous le feu de projecteurs, au son des Walkyries de Wagner comme dans Apocalypse Now, vêtus de leur uniforme et lourdement équipés, voilà qu’ils doivent traverser un étang à 9 degrés où ils finissent par ne plus avoir pied. Si d’autres soldats ont échappé à la noyade, c’est le drame pour le jeune Aïssa, 24 ans. Face à ses manquements et coupable d’homicide involontaire, l’armée doit organiser les funérailles à hauteur de la disparition de Aïssa et fait des promesses qu’elle ne tiendra pas. Quant aux sept militaires liés à la mort du jeune homme et qui comparaitront au tribunal, ils auront des peines de prison avec sursis.
Copyright 2022 Gophoto/Mizar Films
Pour la France n’est pas un film à charge et ne parle pas que de la mort de Aïssa. Il ouvre d’autres voies sous le regard d’Ismaël, son frère en quête de vérité sur cette affaire mais aussi sur leur cheminement personnel, depuis que lui, son frère et sa mère ont quitté l’Algérie en proie à la guerre civile, échappant aux assassinats perpétrés par le FIS. Rachid Hami raconte en deux-trois séquences les deux petits frères, leur mère courage (immense Lubna Azabal), le père qui préfère Aïssa, préférence qui marquera durablement la construction des deux garçons, Ismaël à qui il manque la confiance de l’amour paternel, Aïssa qui va vouloir s’engager dans l’armée française pour défendre son pays d’adoption comme il pensait que son père voulait défendre l’Algérie en refusant de quitter son pays. Aïssa est un étudiant brillant – Science-Po, un Master à Taipei puis l’ambition d’intégrer Saint-Cyr au risque de devoir combattre en Syrie : « Si je peux sauver une vie, ça en vaut la peine. Je serai le 1er chef d’État-major arabe de l’armée française. » Et Ismaël de demander : « Tu te sens capable de tuer quelqu’un ? » – « Pour la France, Oui ! ».
Shaïn Boumedine repéré chez Kechiche (Mektoub my love) et Karim Leklou (décidément grand acteur) campent ces frères aux ambitions opposées et difficile de reconnaître la part autobiographique. Brouiller les pistes, mettre à distance son histoire familiale pour éviter tout sentimentalisme sont les fers de lance de ce film qui n’est jamais binaire et qui propose un regard neuf salutaire : « À l’heure où nous voyons le nationalisme gagner la France, il est nécessaire de raconter des histoires comme celle de Jallal. Elle ferme la porte à nombre de clichés qui gangrènent le débat public. Il est aussi important de briser le cycle des films racontant l’immigration et la banlieue comme des histoires violentes, misérabilistes et exotiques. Je voulais raconter cette histoire vraie de l’intérieur, avec mon outil : le cinéma. » Précisément, les séquences taïwanaises remarquables, et notamment la fin du film, sont des moments très inspirés qui répondent au désir de Rachid Hami de rendre sensible la réalité émotionnelle. Le bonheur des deux frères et leur soif de vivre sont contagieux. Avec ce film, Rachid Hami est entré dans la cour des grands.