Richard Sorge, un espion parfait, le maître agent de Staline

Ian Fleming, le créateur de James Bond, a dit de lui qu’il était « l’espion le plus exceptionnel de l’Histoire ». A la solde du Kremlin, Richard Sorge fut envoyé, avant la seconde guerre mondiale dans cette Asie qui plongea la première dans la guerre, d’abord à Shanghai puis dans ce Japon militariste qui allait devenir l’un des plus fervents alliés du Troisième Reich. Beau, charmeur, cultivé, il s’introduisit, sous une couverture de journaliste dans les milieux allemands, notamment auprès des diplomates du Reich, devenant même l’amant de la femme de l’ambassadeur. Grâce à son immense toile d’araignée, il glana alors pour le maître du Kremlin, de précieux renseignements jusqu’à la date de l’opération Barbarossa, l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht en juin 1941 ainsi que la certitude que le Japon n’engagerait pas de troupes contre l’URSS en Sibérie, préférant se concentrer sur l’Asie du Sud-Est. Mais Staline ne crut pas Sorge et ce dernier finit par être arrêté fin 1941, puis exécuté en 1944.

Owen Matthews nous raconte tout cela. Avec son talent de conteur déjà manifeste dans ses livres précédents, notamment dans Les enfants de Staline (Belfond, 2009), l’ancien reporter embarque son lecteur dans les rues de Tokyo et les salons feutrés où se décide la guerre pour nous dévoiler de la plus belle des manières ce grand jeu qui s’organisa au début du second conflit mondial. Plus de sept cents pages qui se lisent d’un trait sur cet espion qui changea le cours de l’histoire. 

Par Laurent Pfaadt

Owen Matthews, Richard Sorge, un espion parfait, le maître agent de Staline
Le livre de Poche, 720 p.

Prokofiev

Du côté d’Amsterdam, le vent Milstein s’est à nouveau remis à souffler. Non celui de Nathan Milstein qui illumina le Concertgebouw, un soir d’octobre 1950 en compagnie de Pierre Monteux mais celui de Maria. Si aucun lien de famille ne lie les deux Milstein, Maria s’est certainement un peu inspiré de son homonyme pour nous livrer ce très beau disque qu’elle consacre aux deux concertos de Prokofiev.  


« La musique de Prokofiev est d’une fantaisie et d’une richesse sans bornes. La première fois que j’ai entendu le Premier Concerto dans l’enregistrement d’Oïstrakh, il a fait sur moi une impression indélébile. Les deux concertos sont extrêmement différents et illustrent des périodes distinctes de la vie de Prokofiev. Le climat poétique et céleste du Premier Concerto est une invitation dans un pays de rêve. Quant au Deuxième, il crée une sonorité grave et sombre dès la mélodie initiale » estime ainsi la violoniste franco-russe qui enseigne à Amsterdam et dont le grand-père, Iakov Milstein, fut professeur de piano au conservatoire Tchaïkovski de Moscou. 

Alliant à la fois virtuosité et sensibilité, son interprétation se veut à la fois subtile et tranchante, dans un style que n’aurait certainement pas renié le compositeur. La soliste est magnifiquement accompagnée par le PHION Orchestra d’Arnhem, très en verve. Un disque qui vaut vraiment la peine d’être rangé au côté de l’autre Milstein.

Par Laurent Pfaadt

Prokofiev, Violin Concertos, Maria Milstein, PHION Orchestra,
dir. Otto Tausk, Channel Records

L’Abomination de Dunwich

Il y a 95 ans, l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft publiait l’une de ses principales nouvelles, L’Abomination de Dunwich. D’une quarantaine de pages, son œuvre allait inspirer des écrivains et des artistes aussi divers que Stephen King, Joyce Carol Oates, Jorge Borges, Sam Raimi ou les créateurs de Batman et valoir au natif de Providence et créateur des mythes de Cthulhu et du Necronomicon, une légende et une gloire qui ne se sont pas taries depuis sa mort en 1937. 


Du Necronomicon, ce fameux livre écrit par un arabe fou, Abdul al-Hazred, et permettant d’invoquer des forces obscures, il en est question dans L’Abomination de Dunwich. L’un des habitants de cette petite ville du Massachussetts, un ouvrier agricole nommé Wilbur Whateley, fils d’une albinos simple d’esprit et élevé dans les récits démoniaques par son grand-père, se rend à l’université d’Arkham, l’une des villes de la mythologie lovecraftienne, pour y consulter le Necronomicon. Mais le professeur Armitage, gardien du lieu s’y oppose. Whateley décide alors d’entrer dans la bibliothèque, déclenchant la lutte entre le bien et le mal. 

L’importance de L’Abomination de Dunwich tient en ce qu’elle fut réellement la matrice du mythe du Necronomicon. Avec cette nouvelle édition et en complément de la beauté angoissante du texte, le lecteur est plongé dans cette ambiance de noirceur et de ténèbres très lovecraftienne grâce au magnifique travail d’illustration de François Baranger, déjà illustrateur de plusieurs textes de l’écrivain. Passant des teintes bleutées et glaciales aux orangées d’un feu comme sorti de l’enfer, il rend un hommage appuyé au maître de l’horreur tout en accentuant la dramaturgie des mots de ce dernier. Sous son crayon, le démon n’est jamais bien loin et les êtres deviennent des monstres. Cependant, il suggère et ne révèle jamais, restant ainsi fidèle à l’esprit du texte. Une belle réussite autant pour les fans que pour ceux qui voudraient se plonger dans l’univers lovecraftien sans avoir la certitude de pouvoir en sortir indemne. 

Par Laurent Pfaadt

Howard Phillips Lovecraft, L’Abomination de Dunwich,
illustré par François Baranger, Bragelonne, 64 p.

A lire également de H.P. Lovecraft : Les Montagnes hallucinées T1 et T2 et L’Appel de Ctulhu illustrés par François Baranger (Bragelonne)

Encre noire

Benjamin Azoulay signe la biographie d’Abel Bonnard, plume au service du régime de Vichy

A l’instar de la couverture de l’ouvrage où Abel Bonnard se tient en retrait du maréchal Pétain, dans son ombre, l’homme a fini par être oublié de la grande histoire. Terminée la gloire littéraire dont il a joui dans l’entre-deux-guerres. Effacées les traces de son passage dans le gouvernement de Vichy. Oubliée son idéologie fasciste.


Parfois, il est de ces hommes comme Abel Bonnard qui se satisfassent de ne laisser qu’une ombre dans la mémoire collective d’une nation. Sans assumer leurs choix, ils préfèrent disparaître pour faire oublier leurs échecs et leur ignominie. Ils effacent leurs traces, surtout celles de papier pour qu’on ne les retrouve pas. 

C’était sans compter le mérite de Benjamin Azoulay, haut fonctionnaire qui a consacré un mémoire de recherche à Abel Bonnard, et s’est mué en véritable archéologue de l’histoire, convoquant une variété d’archives pour remettre Abel Bonnard sous la lumière du tribunal de l’histoire afin qu’il y soit jugé en toute objectivité. Pour suivre celui qu’il qualifie d’« ingénieur de la collaboration », l’auteur nous emmène dans ce début du 20e siècle parisien qui attire tous ceux qui rêvent de gloire littéraire, surtout les provinciaux. Abel Bonnard est de ceux-là. Dandy, poète en vue, il conquiert, à la manière d’un Rastignac, les salons parisiens, s’installe très vite dans les revues et les conversations et gagne quelques prix littéraires. Si bien qu’à cinquante ans à peine, en 1933, il est admis à l’Académie française. 

Hasard de l’histoire, sa réception précède de quelques jours la loi sur les pleins pouvoirs accordée par le Reichstag à Adolf Hitler, le nouveau chancelier allemand que Bonnard allait admirer. Benjamin Azoulay montre ainsi qu’Abel Bonnard fut un fasciste convaincu, « pur » d’une certaine manière, fervent admirateur des modèles italiens et allemands. Souhaitant la mort de la « gueuse », cette IIIe République honnie, partisan de l’ordre nouveau et de la révolution nationale, il finit par s’en éloigner lorsqu’il constata que cette dernière ne prenait pas le chemin d’un fascisme à la française. Cependant, cette démarche intellectuelle le conduisit dans une impasse : celui d’être la créature des Allemands, et en premier de l’ambassadeur du Troisième Reich en France, Otto Abetz. Et tout naturellement ces derniers l’imposèrent au ministère de l’Education nationale lors du retour de Pierre Laval en avril 1942 où Bonnard rencontra l’hostilité du corps enseignant. 

Benjamin Azoulay décortique ainsi méthodiquement, presque cliniquement son idéologie basée notamment sur une théorie de l’histoire avec la guerre comme matrice du changement et le héros comme acteur de ce bouleversement tout en concluant à son échec. « Abel Bonnard apparaît en définitive bien plus comme un agent – certes efficace et exemplaire – de la stratégie allemande que comme un acteur volontaire de l’histoire » écrit-il. Une conclusion en forme de jugement afin de dissiper toute ombre derrière laquelle se cacher. 

Par Laurent Pfaadt

Benjamin Azoulay, Abel Bonnard, plume de la collaboration
Chez Perrin, 384 p.

au cœur de Vienne

L’Orchestre National de Lille était l’invité de la saison de l’OPS lors du concert du vendredi 10 février. Intitulé ‘’au cœur de Vienne’’, le programme allait du classicisme viennois de Mozart à l’avant-gardisme de Berg et Webern, en passant par le romantisme schubertien.


Fondé dans les années 1970 à partir du défunt orchestre de la radio lilloise et à l’initiative de Jean-Claude Casadessus qui demeurera son directeur musical durant quarante ans, l’ONL a désormais atteint un niveau de qualité sonore et de maturité musicale qui le classe parmi les bonnes formations nationales. Il est venu à Strasbourg, en formation resserrée d’une soixantaine de musiciens, non avec son actuel directeur, Alexandre Bloch, mais dirigé par le jeune chef hongrois Gergely Madaras, titulaire quant à lui de l’Orchestre Philharmonique de Liège.

Orchestre National de Lille
© Jean-Batiste Millot

Composée de deux mouvements et dite en conséquence ‘’inachevée’’, la huitième symphonie de Schubert n’en forme pas moins un tout d’une remarquable homogénéité. Autrefois objet d’interprétations romantiques avec de grands effectifs orchestraux, elle fait désormais partie des œuvres conquises par le courant historiquement informé, jouant sans vibrato, avec des attaques nerveuses et sèches. Autant cette approche s’avère souvent convaincante dans les premières symphonies de Schubert, d’inspiration encore classique, autant les deux dernières, foncièrement romantiques, semblent davantage en pâtir qu’y gagner. L’atmosphère tour à tour frémissante, rêveuse, mélancolique ou puissamment dramatique des grandes interprétations d’antan laisse alors la place à des mouvements tectoniques et à des secousses telluriques d’une froide abstraction, dont on se demande quel rapport historique elle peut bien avoir avec le romantisme inaugural de cette musique. Avec application et non sans quelque raideur, les musiciens de Lille suivent le jeune Gergely Madaras dans cette conception au goût du jour de l’inachevée de Schubert.

Amour, nature et univers onirique forment les motifs poétiques des Sieben frühe lieder d’Alban Berg, écrits d’abord pour le piano et orchestrés ultérieurement dans sa période avant-gardiste de grande maturité. Ils ont bénéficié d’une belle incarnation, due à la voix profonde et ample de la soprano Judith van Wanroij et à un bon soutien orchestral, doté d’une riche palette de timbres. Qualités sonores que l’on ne retrouve malheureusement pas complètement dans les Variations pour orchestre d’Anton Webern, certes d’une grande énergie rythmique mais dont l’exécution un peu grise manque précisément de variétés et de couleurs.

Le meilleur moment de la soirée restera celui de la quarantième symphonie de Mozart, jouée dans une approche historiquement informée parfaitement judicieuse, sur un rythme haletant mais sachant néanmoins faire place à des moments de belle gravité. Le quatuor à cordes de l’Orchestre National de Lille aura montré le haut niveau de virtuosité et de musicalité qu’il est capable d’atteindre.

                                                                                              Michel Le Gris   

Le Nom de la rose

Le 19 février, cela fera sept ans qu’Umberto Eco nous a quitté. Le grand intellectuel italien a laissé à la postérité et à la littérature mondiale quelques grands romans, à commencer par son Nom de la Rose, magnifique enquête policière dans un monastère bénédictin de l’Italie médiévale avec en toile de fond, le mystère du second tome de la Poétique d’Aristote consacré à la comédie.


Publié en 1980, le premier roman de l’écrivain, véritable best-seller mondial traduit en quarante-trois langues, Prix Médicis étranger en 1982 et adapté en film par Jean-Jacques Annaud puis en série plus récemment reparaît aujourd’hui dans une nouvelle édition.

Pour les plus jeunes qui n’auraient jamais entendu parler du livre, de son auteur et du film, il s’agit à la fois d’un thrilller historique génial, d’un roman d’initiation et d’un cours d’histoire des religions et de géopolitique raconté de la plus belle des manières. Le tout sur fond de meurtres sanglants, de sorcières et d’Inquisition. C’est Sherlock Holmes au Moyen Age qui rencontre Indiana Jones. D’ailleurs, le héros, un moine franciscain, Guillaume de Baskerville tire son nom à la fois du persoonage de Conan Doyle et de Guillaume d’Ockham, ce philosophe et théologien qui fut accusé d’hérésie. Accompagné de son jeune discipline, Adso de Melk, il est envoyé dans ce lieu étrange pour enquêter sur une série de meurtres de moines ayant eu accès à une bibliothèque secrète et ses livres interdits.

Cette nouvelle édition est enrichie des notes préparatoires de l’auteur, des dessins de ses personnages sur des feuilles arrachées à des carnets de notes, de ses plans de la bibliothèque et de l’abbaye permettant ainsi d’entrer dans les secrets de fabrication du livre. Car comme le rappelle l’auteur dans Apostille (1983) cité en fin d’ouvrage : « Pour raconter, il faut avant tout se construire un monde, le meubler le plus possible jusqu’aux derniers détails ». Et à la lecture de ces notes, le lecteur prend conscience des diverses influences de l’auteur. Ainsi pour façonner son décor, Umberto Eco s’inspira des abbayes de Castel Urbino en Sicile et de Cluny, ouvrage majeur de l’ordre monastique clunisien, qui suit la règle de saint Benoit et dont le clivage avec l’ordre cistercien du vénérable Jorge de Burgos, le gardien aveugle de la bibliothèque, structure en partie le roman.

Voici donc une magnifique occasion de se replonger dans ce livre culte qui allait lancer la grande mode des polars médiévaux qu’il est conseillé de lire avec des gants, non pas pour se protéger du poison qui imprègne les pages mais bel et bien pour le lire et le relire à souhait !

L’histoire a parfois l’art de réserver quelques coïncidences savoureuses. Puisque c’est un 19 février de l’an de grâce 1473, soit près d’un siècle et demi après qu’Adso de Melk fut « le témoin transparent des péripéties qui eurent lieu à l’abbaye dont il est bon et charitable de taire le nom désormais » que naquit un certain Nicolas Copernic à Torun, cette ville de Pologne située sur la Vistule et classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Un savant qui contesta le système Ptolémée qui postulait que la terre était immobile au centre de la Terre, et fut le promoteur d’un héliocentrisme. Son livre,publié l’année de sa mort en 1543, comme celui du livre II de la Poétique d’Aristote dans le roman d’Umberto Eco fut condamné par une Eglise catholique qui y vit la contestation de la puissance de Dieu. Son bras armé, l’Inquisition, tenta de réduire au silence aussi bien Guillaume de Baskerville que les disciples de Copernic et en premier lieu Giordano Bruno, condamné au bûcher le 17 février 1600.

Et comme un trait d’union entre Copernic et Guillaume de Baskerville, Umberto Eco, en bon sémiologue qu’il fut, estimait, dans le courrier de l’Unesco en 1993 que « le système de Ptolémée et celui de Copernic sont effectivement incompatibles, mais on peut les confronter, montrer leur indépendance totale, mais aussi comprendre comment on a pu passer de l’un à l’autre ». Une affirmation qui, quelques quatre cents ans plus tôt, aurait valu le bûcher au savant de Bologne. L’écrivain et son personnage ayant ainsi fini par se confondre avec l’histoire réelle…Et de donner ce roman indémodable autour duquel continuent de tourner de nombreux astres.

Par Laurent Pfaadt

Umberto Eco, Le Nom de la rose, nouvelle édition
Aux éditions Grasset, 640 p.

A découvrir Toruń, la ville natale de Nicolas Copernic : https://www.pologne.travel/fr/autres-villes/torun-ville-de-copernic

Toutankhamon, l’odyssée d’Howard Carter

Il y a un siècle eut lieu la plus importante découverte archéologique du 20e siècle. Le 25 novembre 1922, l’archéologue britannique Howard Carter, ouvre la porte du tombeau d’un jeune pharaon au nom jusqu’alors inconnu : Toutankhamon. Après avoir arraché à son protecteur, Lord Carnavon, une dernière campagne de fouilles, l’égyptologue réussit enfin à atteindre son rêve, celui de localiser la tombe de ce pharaon de la XVIIIe dynastie qu’il allait immortaliser.


Nombreux ont été les expositions, jusqu’à celle, récente, de Bruxelles et les livres qui ont raconté cette aventure entourée de mystères et de malédictions, notamment celle qui frappa certains membres de l’expédition ainsi que Lord Carnavon mort subitement le 5 avril 1923. Même l’auteur de ces lignes a consacré, dans l’un de ses ouvrages, un chapitre à cette énigme historique.

Parmi les innombrables mausolées et tombes de papier qui ont fleuri depuis un siècle, les amateurs d’aventures et de mystères retrouveront cette ambiance unique dans le très beau roman graphique de Paul Marcel et Patrick Mallet. En suivant les pas de Carter, il se dégage de ces pages une impression très cinématographique de pénétrer dans quelque chose qui ressemble aux films de la Hammer. L’odyssée d’Howard Carter y est parfaitement retranscrite avec les doutes, la ténacité que manifesta cet archéologue qui a fini par s’identifier avec le jeune pharaon. Le dessin et les couleurs de Paul Marcel donnent une impression de vivre l’aventure dans les années 20, impression renforcée par des personnages entre expressionnisme et art déco. D’ailleurs, cette touche art déco se trouve renforcée dans le traitement des antiquités et des décors égyptiens, particulièrement réussis.

Le scénario de Patrick Mallet est très bien emmené. Il suit Carter, cet homme devenu, lui aussi, un dieu vivant. De la localisation de la tombe près de celle de Ramses VI jusqu’à la gloire en passant par la magnifique découverte de la tombe avec de très belles planches, les auteurs ne font pas l’impasse sur la malédiction bien évidemment même s’ils ne s’attardent pas sur cette dernière malgré la présence énigmatique de ce chacal personnifiant le dieu de la mort et de l’embaumement chez les Egyptiens. Nos deux auteurs focalisent leurs attentions sur Carter lui-même, sur sa vie après son exploit, sur celle d’un homme, à l’inverse de Toutankhamon, entré de son vivant dans l’immortalité.

A lire donc, une lampe torche à la main pour s’éblouir de la beauté des trésors enfermés dans ces tombes égyptiennes et sur ces pages.

Par Laurent Pfaadt

Paul Marcel, Patrick Mallet, Toutankhamon, l’odyssée d’Howard Carter,
Les Arènes BD, 112 p.

Espaces d’exil

En cette fin du mois de janvier et débordant sur février Le Maillon a proposé au public d’aller à la rencontre de spectacles dont le thème « l’exil » porte à la réflexion et à la solidarité. , le TJPCDN, Pôle-Sud.


S’il n’est pas nouveau il a été particulièrement remis dans la lumière lors de l’entrée des Talibans à Kaboul en août 2021 et leur prise en otage de toute l’Afghanistan. Depuis, la répression et l’horreur pèsent sur la population de ce pays.

Que des institutions culturelles se soient démenées pour faire sortir quelques artistes de ce pays martyr est tout à leur honneur. C’est le cas à Strasbourg pour 8 d’entre elles, Le Maillon Théâtre de Strasbourg scène européenne, le TJP CDN, Pôle-Sud CDN, le TNS, Musica, l’Opéra national du Rhin, Jazz d’or et l’Oosphère, d’où la proposition du Maillon d’organiser un Focus sur le thème de l’Exil et  de nous faire rencontrer ces artistes exilés en nos murs.

Première proposition de ce Focus, la pièce «  En transit » de l’iranien Amir Reza Koohestani créée en juillet dernier au Festival d’Avignon. La pièce est écrite à partir de l’expérience vécue par le metteur en scène et croise l’ouvrage de l’allemande Anne Seghers justement intitulé « Transit »  écrit en 1942 lors de son séjour à Mexico où elle avait dû s’exiler en raison de la guerre et de la répression menée contre   les communistes, les Juifs, et les intellectuels dont elle faisait notoirement parti. Au cours du périple qui la conduira jusqu’à Mexico elle a pu observer les difficultés rencontrées par ceux qui, comme elle, transitaient par le port de Marseille. C’est l’objet de son récit, que, par hasard le metteur en scène est en train de lire lorsque, à l’aéroport de Munich, alors qu’il s’apprête à partir pour Santiago du Chili pour présenter une de ses pièces, il est arrêté par la police des frontières pour avoir dépassé de 5 jours son autorisation à résider dans l’espace Schengen, retenu avec d’autres personnes et renvoyé à Téhéran. La coïncidence lui parait suffisamment pertinente pour qu’il décide de mêler ces deux moments dans une création qu’il intitulera « Transit ».

La pièce met donc en perspective des personnages de différentes époques confrontés les uns et les autres au mutisme de l’administration, aux fins de non-recevoir, à l’incompréhension de ce qui est subi, aux tracasseries de la bureaucratie aveugle autant qu’impitoyable et sourde à toute justification. Un parcours kafkaïen  retracé  de manière suggestive  par quatre comédiennes (Danae Dario, Agathe Lecomte, Khazar Masoumi,  Mahin Sadri)  qui interprètent tous les rôles dans un décor aussi froid et gris que ceux qu’on trouve dans les aéroports ( scénographie Eric Soyer), une valise y semble abandonnée en attente de son propriétaire convoqué dans cette immense salle de transit ,réitérant ses demandes d’explication à une policière qui ne fait que lui répéter qu’il n’est pas en règle et qu’elle doit appliquer la loi. Les visages excessivement agrandis sont projetés sur un écran en fond de scène, mettant ainsi en valeur l’expression consternée de ces gens confrontés à l’absurdité et à l’angoisse de ne pas savoir le sort qui leur est réservé face à tant d’arbitraire. (vidéo Philipp Hemwarter ).Parfois ils  s’installent face à un employé chargé de les interroger sur une petite structure  dressée au fond  du plateau ou bien on les voit enfermés dans une sorte de cabine en verre dans laquelle ils s’agitent impuissants à se faire entendre.

Une démonstration concluante de l’absurdité d’une administration qui n’a de cesse de créer des complications et de placer des obstacles sur le chemin de ceux pour qui l’exil est une nécessité et pour tous ceux qui prétendent à juste titre à la liberté de voyager.

  • Représentation du jeudi 26 janvier

Le samedi suivant intitulé « Journée Afghane nous offrait la possibilité de voir à l’œuvre  des artistes afghans séjournant ici depuis  leur extradions en août 21 leur donnant la possibilité de s’exprimer en tant qu’artistes.

Outre une exposition photo dans le hall, de petites formes théâtrales étaient jouées dans la petite salle.

 « La Lune » par Razia Wafaei Zada et Sayeh Sirvani  qui nous racontent qu’on dit qu’il faut 9 lunes pour que naisse un enfant et posent la question « combien de lunes faudra-t-il pour que renaisse l’Afghanistan ?

Dans « Les Femmes Turquoises » Bas Gul Garimi et Nina Faramarzi chantent et dansent. L’une est voilée, l’autre pas Elles évoquent, le fouet, les châtiments corporels ce qu’elles qualifient du mal dissimulé sous la religion, cruauté exercée par ces hommes stupides et ignorants.

Dans « Levez le voile » Ahmad Ali Ebrahhimi, Ghodratollah Benyamin et Nina Faramarzi posent la question « partir ou ne pas partir « évoquent le voyage en bateau, le naufrage, la peur et disent  qu’il faut lever le voile sur ce qui se passe dans leur pays et qui est un crime contre l’humanité.

La quatrième proposition intitulée « Où me blottir » est une performance marionnette et poésie réalisée par Mohammad Ali Mirzayee, Sepldeh Esmaeilzadeh, Nouri Talebzadeh auxquels d’est joint Renaud Herbin du TJP-CDN.

Enfin et très attendue « Les Forteresses »  de la  Cie « La ligne d’ombre » mise en scène de Gurshad Shaheman, assisté de Saeed Mirzaei, pièce créée à Marseille le 26 août 2021 puis représentée à la MC 93 de Bobigny en juin 2022. Suivie d’une tournée qui l’amène jusqu’à nous en ces jours.

Le metteur en scène franco- iranien Gurshad Shaheman, né en1978 a quitté l’Iran a l’âge de 10 ans.

Il propose dans cette pièce un retour vers son pays natal à travers les récits de vie de trois femmes de sa famille, toutes, nées dans la province iranienne de l’Azerbaïdjan dans les années 60, sa mère qui s’est exilée en France, ses tantes, les sœurs de sa mère, l’une ayant choisi de s’installer en Allemagne, la dernière  décidant  de rester en Iran. Elles se retrouvent pour ce spectacle après des années de séparation à l’instigation de leur fils et neveu qui, à partir de leurs témoignages a écrit le livre « Les Forteresses » édité par « Les Solitaires Intempestifs » et qui est le texte de cette pièce si particulière.

D’abord par le cadre qui nous est proposé, un vaste salon à l’orientale où le public est invité, par le metteur en scène en personne, à prendre place sur des divans recouverts de tapis persans. (scénographie Matthieu Lorry-Dupuy, lumières Jérémié Papin)

Ensuite par la séparation des protagonistes qui sont, d’une part sur le plateau central les femmes de la famille Hominaz, Jeyran et Shady dont l’auteur a recueilli les paroles  et auprès desquelles il se tient car c’est à lui qu’elles s’adressent, mimant les gestes du quotidien, préparer et servir le thé, les repas, composer un bouquet de fleurs et d’autre part les actrices, installées sur des chaises placées parmi les spectateurs, chargées, elles, pendant toute la représentation de dire ces récits de vie qui reflètent, pour la plupart, les violences subies. Ce sont donc à travers les voix de Guilda Chahverdi, Mina Kavani, Shady Nafar que l’on découvre leurs parcours semés d’embûches qu’elles ont dû surmonter, qu’il s’agisse de la révolution en 1979, de la guerre Iran-Irak, de l’arrivée des Islamistes au pouvoir, de l’exil.

Des récits précis, intimes qui donnent parfois les larmes aux yeux quand on apprend leur désir d’études contrarié et souvent empêché, voire interdit, leur militantisme bafoué, suivi d’enfermement dans d’horribles geôles où l’on pratique les pires tortures, leur mariage forcé, à peine sorties de l’adolescence, leur vie conjugale sans liberté.

Une bonne part de ces confidences portent sur le comportement des hommes pères, frères, maris tous plus ou moins odieux, faisant montre d’un autoritarisme démesuré, n’hésitant pas à pratiquer des châtiments corporels sur leurs épouses, exerçant une véritable tyrannie sur elles et les enfants. Plusieurs anecdotes nous ont fait froid dans le dos et même si elles n’ont pas été victimes du pire comme de la lapidation d’une femme dénoncée comme prostituée par son mari à qui elle refusait de continuer la prostitution qu’il l’obligeait à pratiquer, toutes ont été soumises aux pratiques de ce patriarcat d’autant plus indéboulonnable qu’il est soutenu par la république des mollahs, celle qu’elles n’auraient jamais cru possible après avoir contribué à vaincre le shah.

Leur seule porte de sortie a donc été pour trois d’entre elles, le divorce et l’exil.

De sombres récits réalistes et émouvants, heureusement entrecoupés par des intermèdes dansés et chantés dans la langue interdite en Iran et qui est la leur, l’Azéri. (son et musique électro acoustique signée Lucien Gaudion)

Des témoignages bouleversants, un véritable éloge de la résistance, et du courage de ces femmes pour qui l’émancipation est une lutte, comme aujourd’hui encore les femmes en font la démonstration en Iran.

Marie-Françoise Grislin

  • Représentation du 3 février

Seuls dans Berlin

Le journaliste et écrivain allemand raconte l’arrivée des nazis à travers les destins d’intellectuels allemands. Passionnant.

Avant 1933, ils constituèrent la fierté de l’Allemagne, portant, en dignes héritiers du grand Goethe, la culture allemande à des sommets. Après 1933, leurs livres furent brûlés sur d’immenses autodafés qui allaient se propager à l’ensemble de l’Europe. Ils s’appelaient Berthold Brecht, Thomas Mann, Erich Maria Remarque, Hans Fallada et bien d’autres.


C’est cette histoire, une histoire d’écrivains qui a fini par se confondre avec celle de tout un peuple que nous raconte Uwe Wittstock dans ce livre passionnant. En suivant les chemins de ces écrivains, journalistes et intellectuels, l’écrivaine nous raconte cette Allemagne qui s’est donnée au Führer, de cette Allemagne qui a poussé ses plus brillants esprits à l’exil et à la mort.

C’est cette histoire, une histoire d’écrivains qui a fini par se confondre avec celle de tout un peuple que nous raconte Uwe Wittstock dans ce livre passionnant. En suivant les chemins de ces écrivains, journalistes et intellectuels, l’écrivain nous raconte cette Allemagne qui s’est donnée au Führer, de cette Allemagne qui a poussé ses plus brillants esprits à l’exil et à la mort.

Du 28 janvier au 15 mars 1933, Uwe Wittstock nous entraîne ainsi dans ce cyclone infernal qui ravagea l’Allemagne. Quelques jours avant le fameux 30 janvier, ce « règne de l’enfer », les journaux antinazis comme la Weltbühne de Carl von Ossietzky ou le Berliner Tagesblatt de Theodore Wolff, plus libéral, pressentent le pire. Déjà, les premiers écrivains, sans attendre, quittent Berlin. C’est le cas d’Erich Maria Remarque, écrivain pacifiste honni par Hitler après son roman culte A l’ouest rien de nouveau publié en 1929, qui traverse la frontière suisse, le 29 janvier. D’autres, malgré les menaces et le danger, persistent à vouloir rester et témoigner. Gabriele Tergit, grande chroniqueuse judiciaire et Carl von Ossietzky, sont de ceux-là car ils souhaitent voir « l’histoire en marche ».

Uwe Wittstock, lui, est partout. Dans les rues, les salles de rédaction, les appartements. Avec ses airs de thriller haletant passant des officiels du nouveau régime aux intellectuels traqués, le livre avance dans une nuit noire, oppressante, éclairée par les flambeaux des SA qui viennent arrêter les ennemis du régime pour les jeter dans des prisons berlinoises vite saturées, ou par les lumières de cette gare d’Anhalt, dernière lueur d’espoir dans ce brouillard tombé sur le pays, cette gare devenue le lieu de départ de tous ceux comme Alfred Döblin qui se précipitent dans les trains pour fuir le nazisme. « Après le départ, il se place devant la fenêtre du couloir et observe les lumières de la ville qui glissent devant lui. Il les aime beaucoup. Combien de fois est-il arrivé ici, à la gare d’Anhalt, combien de fois a-t-il vu les mêmes lumières et a-t-il poussé un soupir de soulagement en constatant qu’il était enfin revenu chez lui. Berlin est la ville de sa vie. Voilà qu’il la quitte sans savoir s’il y reviendra jamais » écrit Uwe Wittstock. Dans les rues qui mène à la gare, peut-être Döblin croisa-t-il Ulrich Alexander Boschwitz, jeune écrivain dont le roman Le voyageur évoquera quelques années plus tard, ces autres Allemands, juifs comme Otto Silbermann, son héros, qui tentèrent par tous les moyens, de fuir ce pays qui n’est plus le leur. Qui errent dans cette nuit noire dans laquelle s’enfonce une démocratie allemande qui ne se réveillera que douze ans plus tard.

Nous connaissons tous cette histoire et pourtant, grâce au talent d’Uwe Wittstock, elle reprend vie aux côtés de ces hommes qui courent, traqués par les séides du régime bruns ou qui marchent, parfois sans le savoir comme la famille Mann, au bord de l’abîme. Le 28 février 1933 est promulgué le décret pour la protection du peuple et de l’Etat légalisant ainsi le régime répressif nazi. Quelques heures plus tôt, Carl von Ossietzky a été arrêté chez lui. Il a eu juste le temps de dire à sa femme Maud : « je reviens vite ». Déjà les premières pierres de Dachau, ce camp qui a capturé la nuit et le brouillard sont posées tandis que les autodafés s’allument pour détruire les œuvres de Brecht ou de Remarque. Gabriele Tergit qui souhaitait voir l’histoire en marche finit par partir le 5 mars pour éviter d’être broyée par cette dernière. Quant à Carl von Ossietzky, devenu prix Nobel de la paix, de prisons en hôpitaux, il succombera à une tuberculose en 1938. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, de nouveaux incendies ravageront synagogues et commerces juifs. La panique de Silbermann, le héros de Boschwitz, a gagné toute la ville. « Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes » avait dit un siècle plus tôt Heinrich Heine, l’un des plus illustres écrivains allemands. Sans se douter que ce feu consumerait les plus grands génies à venir.

Du 28 janvier au 15 mars 1933, Uwe Wittstock nous entraîne ainsi dans ce cyclone infernal qui ravagea l’Allemagne. Quelques jours avant le fameux 30 janvier, ce « règne de l’enfer », les journaux antinazis comme la Weltbühne de Carl von Ossietzky ou le Berliner Tagesblatt de Theodore Wolff, plus libéral, pressentent le pire. Déjà, les premiers écrivains, sans attendre, quittent Berlin. C’est le cas d’Erich Maria Remarque, écrivain pacifiste honni par Hitler après son roman culte A l’ouest rien de nouveau publié en 1929, qui traverse la frontière suisse, le 29 janvier. D’autres, malgré les menaces et le danger, persistent à vouloir rester et témoigner. Gabriele Tergit, grande chroniqueuse judiciaire et Carl von Ossietzky, sont de ceux-là car ils souhaitent voir « l’histoire en marche ».

Uwe Wittstock, elle, est partout. Dans les rues, les salles de rédaction, les appartements. Avec ses airs de thriller haletant passant des officiels du nouveau régime aux intellectuels traqués, le livre avance dans une nuit noire, oppressante, éclairée par les flambeaux des SA qui viennent arrêter les ennemis du régime pour les jeter dans des prisons berlinoises vite saturées, ou par les lumières de cette gare d’Anhalt, dernière lueur d’espoir dans ce brouillard tombé sur le pays, cette gare devenue le lieu de départ de tous ceux comme Alfred Döblin qui se précipitent dans les trains pour fuir le nazisme. « Après le départ, il se place devant la fenêtre du couloir et observe les lumières de la ville qui glissent devant lui. Il les aime beaucoup. Combien de fois est-il arrivé ici, à la gare d’Anhalt, combien de fois a-t-il vu les mêmes lumières et a-t-il poussé un soupir de soulagement en constatant qu’il était enfin revenu chez lui. Berlin est la ville de sa vie. Voilà qu’il la quitte sans savoir s’il y reviendra jamais » écrit Uwe Wittstock. Dans les rues qui mène à la gare, peut-être Döblin croisa-t-il Ulrich Alexander Boschwitz, jeune écrivain dont le roman Le voyageur évoquera quelques années plus tard, ces autres Allemands, juifs comme Otto Silbermann, son héros, qui tentèrent par tous les moyens, de fuir ce pays qui n’est plus le leur. Qui errent dans cette nuit noire dans laquelle s’enfonce une démocratie allemande qui ne se réveillera que douze ans plus tard.

Nous connaissons tous cette histoire et pourtant, grâce au talent d’Uwe Wittstock, elle reprend vie aux côtés de ces hommes qui courent, traqués par les séides du régime bruns ou qui marchent, parfois sans le savoir comme la famille Mann, au bord de l’abîme. Le 28 février 1933 est promulgué le décret pour la protection du peuple et de l’Etat légalisant ainsi le régime répressif nazi. Quelques heures plus tôt, Carl von Ossietzky a été arrêté chez lui. Il a eu juste le temps de dire à sa femme Maud : « je reviens vite ». Déjà les premières pierres de Dachau, ce camp qui a capturé la nuit et le brouillard sont posées tandis que les autodafés s’allument pour détruire les œuvres de Brecht ou de Remarque. Gabriele Tergit qui souhaitait voir l’histoire en marche finit par partir le 5 mars pour éviter d’être broyée par cette dernière. Quant à Carl von Ossietzky, devenu prix Nobel de la paix, de prisons en hôpitaux, il succombera à une tuberculose en 1938. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, de nouveaux incendies ravageront synagogues et commerces juifs. La panique de Silbermann, le héros de Boschwitz, a gagné toute la ville. « Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes » avait dit un siècle plus tôt Heinrich Heine, l’un des plus illustres écrivains allemands. Sans se douter que ce feu consumerait les plus grands génies à venir.

Par Laurent Pfaadt

Uwe Wittstock, Février 1933, l’hiver de la littérature, trad. Olivier Mannoni
Chez Grasset, 448 p.

A lire également : Ulrich Alexander Boschwitz, Le voyageur,
trad. Daniel Mirsky
Le Livre de Poche, 336 p.

Le bal des pyromanes

Il y a 90 ans les nazis arrivaient au pouvoir. Un anniversaire en forme d’avertissement

Un enfant se réveillant d’un cauchemar en pleine nuit. Au-dessus de son lit, à travers la fenêtre, dansent les flammes ravageant le Reichstag. Nous sommes dans la nuit du 27 au 28 février 1933, quelques semaines après l’arrivée démocratique des nazis au pouvoir et cet enfant n’est autre que le fils de l’ambassadeur de France à Berlin, André-François Poncet. Pour comprendre cet évènement, il convient de revenir près d’un an en arrière, le 1er juin 1932 exactement. Ce jour-là, le chancelier Heinrich Brüning vient de démissionner après avoir interdit les SA et les SS, ces groupes paramilitaires du parti nazi d’Adolf Hitler.


Hitler et Hindenbourg
© Getty Images

On ne le rappelle jamais assez mais Hitler est arrivé au pouvoir démocratiquement, nommé par le vieux président Hindenburg. Dans une Allemagne écrasée par le traité de Versailles et terrassée par la crise économique de 1929 qui a vu passer en dix-huit mois le nombre de chômeurs de 3,5 à 6 millions, le parti hitlérien a gagné les cœurs. En 1928, il totalisait 2,6% des voix. Aux élections du 31 juillet 1932, le parti qui compte alors 1,5 millions d’adhérents a atteint 37,3% des voix. Entre-temps, Hitler a été défait par le maréchal Hindenburg à l’élection présidentielle mais n’a pas renoncé à s’emparer du pouvoir.

Dans l’ombre du vieux maréchal, deux hommes complotent alors : Kurt von Schleicher et Franz von Papen. Tous deux vont servir de marchepieds à Hitler en le sous-estimant, en pensant pouvoir utiliser les idées nationalistes du tribun nazi à leur profit. Von Papen est nommé chancelier le 1er juin 1932 tandis que von Schleicher, deus ex machina du vieux président, occupe le poste de ministre de la Défense et tente de convaincre Hitler d’accepter le poste de vice-chancelier. Mais ce dernier, flairant le piège, refuse. « Hitler avait refusé une participation au gouvernement, mais accepté de tolérer un cabinet présidentiel réorienté à droite, et négocié en contrepartie la promesse qu’on organiserait de nouvelles élections au Reichstag et qu’on lèverait l’interdiction de la SA et de la SS. Hitler pouvait être heureux de cet arrangement : sans s’engager fermement, il avait gardé tous les atouts en main » écrit ainsi Volker Ullrich dans sa monumentale biographie d’Adolf Hitler et qui publiera en mars 8 jours en mai, la dernière semaine du Reich, récit enlevé des derniers jours du régime nazi (Passés composés).

Nazis et communistes œuvrent alors pour détruire le régime tandis que dans la rue, les violences redoublent. Les élections se succèdent sans parvenir à résoudre les crises politiques et économiques. Les électeurs sont fatigués tandis que dans les arcanes du pouvoir, les manœuvres se poursuivent précipitant l’Allemagne dans l’abîme.

Cette stratégie du pire constitua le baiser de la mort à la République de Weimar. Von Schleicher n’y survivra pas, exécuté lors de la nuit des longs couteaux en 1934 tandis que Von Papen récoltera une infamie historique en étant jugé et acquitté lors du procès de Nuremberg en compagnie des principaux dirigeants nazis puis condamné à plusieurs années de travaux forcés par un tribunal de dénazification de l’Allemagne de l’Ouest.

Le 6 novembre 1932 se tiennent de nouvelles élections législatives. Le parti nazi, avec 250 députés et 34,1% est certes en recul, mais il demeure le premier parti d’Allemagne. « Hitler a perdu son pari, mais les nazis demeurent le premier parti de la Chambre. « Qui a gagné ? » se demande le Vossische Zeitung le mardi matin, pour en conclure que personne n’est sorti vainqueur de l’élection (…) La crise continue » écrit Paul Jankowski, historien américain qui revient sur cet hiver 1932-1933 qui changea la face du monde.

La machine infernale est pourtant bien lancée et rien de l’arrêtera. Après la crise économique, les manœuvres politiciennes achevant une République de Weimar à l’agonie et ce que Christian Baechler appela dans son livre éponyme, La trahison des élites (Passés composés, 2021) qui vient d’obtenir le prix Guizot de l’Académie française récompensant un ouvrage d’histoire générale, le fruit est mûr pour l’ancien caporal. Le 30 janvier 1933, Hindenburg se résout à appeler Hitler à la chancellerie. « Le vieillard est là, debout, appuyé sur sa canne, saisi par la puissance du phénomène qu’il a, lui-même, déclenché. A la fenêtre voisine, se tient Hitler, salué par un jaillissement d’acclamations, par une tempête de cris » relate alors André-François Poncet qui assista à la scène.

A cet instant, tout le monde pense que l’arrivée du Führer sera une expérience sans lendemain, un feu de paille qui malheureusement emportera le Reichstag, l’Allemagne et l’Europe entière. Les cendres du Parlement allemand sont encore chaudes lorsque les nazis se mettent à brûler les livres d’écrivains honnis tels que Brecht, Remarque ou Döblin tel que l’a magnifiquement raconté Uwe Wittstock dans son livre Février 1933 (Grasset, voir article Seuls dans Berlin). Aux livres succéderont les hommes. On connait la suite…

Par Laurent Pfaadt

Notre sélection :

André François-Poncet, Souvenirs d’une ambassade à Berlin, 1931-1938, Tempus, 480 p. 2018

Volker Ullrich, Adolf Hitler, une biographie. L’ascension, 1889-1939, Gallimard, 1232 p. 2017

Paul Jankovski, Tous contre tous, L’hiver 1933 et les origines de la Seconde Guerre mondiale, Passés composés, 384 p. 2022

Christian Baechler, La trahison des élites allemandes, Essai sur le rôle de la bourgeoisie culturelle (1770-1945), Passés composés, 648 p. 2021

Jean-Paul Bled, Hindenburg, l’homme qui a conduit Hitler au pouvoir, Tallandier, 336 p. 2020

Benjamin Carter Hett, Comment meurt une démocratie, la fin de la République de Weimar et l’ascension d’Hitler, L’Artilleur, 512 p. 2022 

Voir mon article : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/comment-meurt-une-democratie/