Richard Sorge, un espion parfait, le maître agent de Staline

Ian Fleming, le créateur de James Bond, a dit de lui qu’il était « l’espion le plus exceptionnel de l’Histoire ». A la solde du Kremlin, Richard Sorge fut envoyé, avant la seconde guerre mondiale dans cette Asie qui plongea la première dans la guerre, d’abord à Shanghai puis dans ce Japon militariste qui allait devenir l’un des plus fervents alliés du Troisième Reich. Beau, charmeur, cultivé, il s’introduisit, sous une couverture de journaliste dans les milieux allemands, notamment auprès des diplomates du Reich, devenant même l’amant de la femme de l’ambassadeur. Grâce à son immense toile d’araignée, il glana alors pour le maître du Kremlin, de précieux renseignements jusqu’à la date de l’opération Barbarossa, l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht en juin 1941 ainsi que la certitude que le Japon n’engagerait pas de troupes contre l’URSS en Sibérie, préférant se concentrer sur l’Asie du Sud-Est. Mais Staline ne crut pas Sorge et ce dernier finit par être arrêté fin 1941, puis exécuté en 1944.

Owen Matthews nous raconte tout cela. Avec son talent de conteur déjà manifeste dans ses livres précédents, notamment dans Les enfants de Staline (Belfond, 2009), l’ancien reporter embarque son lecteur dans les rues de Tokyo et les salons feutrés où se décide la guerre pour nous dévoiler de la plus belle des manières ce grand jeu qui s’organisa au début du second conflit mondial. Plus de sept cents pages qui se lisent d’un trait sur cet espion qui changea le cours de l’histoire. 

Par Laurent Pfaadt

Owen Matthews, Richard Sorge, un espion parfait, le maître agent de Staline
Le livre de Poche, 720 p.

Prokofiev

Du côté d’Amsterdam, le vent Milstein s’est à nouveau remis à souffler. Non celui de Nathan Milstein qui illumina le Concertgebouw, un soir d’octobre 1950 en compagnie de Pierre Monteux mais celui de Maria. Si aucun lien de famille ne lie les deux Milstein, Maria s’est certainement un peu inspiré de son homonyme pour nous livrer ce très beau disque qu’elle consacre aux deux concertos de Prokofiev.  


« La musique de Prokofiev est d’une fantaisie et d’une richesse sans bornes. La première fois que j’ai entendu le Premier Concerto dans l’enregistrement d’Oïstrakh, il a fait sur moi une impression indélébile. Les deux concertos sont extrêmement différents et illustrent des périodes distinctes de la vie de Prokofiev. Le climat poétique et céleste du Premier Concerto est une invitation dans un pays de rêve. Quant au Deuxième, il crée une sonorité grave et sombre dès la mélodie initiale » estime ainsi la violoniste franco-russe qui enseigne à Amsterdam et dont le grand-père, Iakov Milstein, fut professeur de piano au conservatoire Tchaïkovski de Moscou. 

Alliant à la fois virtuosité et sensibilité, son interprétation se veut à la fois subtile et tranchante, dans un style que n’aurait certainement pas renié le compositeur. La soliste est magnifiquement accompagnée par le PHION Orchestra d’Arnhem, très en verve. Un disque qui vaut vraiment la peine d’être rangé au côté de l’autre Milstein.

Par Laurent Pfaadt

Prokofiev, Violin Concertos, Maria Milstein, PHION Orchestra,
dir. Otto Tausk, Channel Records

L’Abomination de Dunwich

Il y a 95 ans, l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft publiait l’une de ses principales nouvelles, L’Abomination de Dunwich. D’une quarantaine de pages, son œuvre allait inspirer des écrivains et des artistes aussi divers que Stephen King, Joyce Carol Oates, Jorge Borges, Sam Raimi ou les créateurs de Batman et valoir au natif de Providence et créateur des mythes de Cthulhu et du Necronomicon, une légende et une gloire qui ne se sont pas taries depuis sa mort en 1937. 


Du Necronomicon, ce fameux livre écrit par un arabe fou, Abdul al-Hazred, et permettant d’invoquer des forces obscures, il en est question dans L’Abomination de Dunwich. L’un des habitants de cette petite ville du Massachussetts, un ouvrier agricole nommé Wilbur Whateley, fils d’une albinos simple d’esprit et élevé dans les récits démoniaques par son grand-père, se rend à l’université d’Arkham, l’une des villes de la mythologie lovecraftienne, pour y consulter le Necronomicon. Mais le professeur Armitage, gardien du lieu s’y oppose. Whateley décide alors d’entrer dans la bibliothèque, déclenchant la lutte entre le bien et le mal. 

L’importance de L’Abomination de Dunwich tient en ce qu’elle fut réellement la matrice du mythe du Necronomicon. Avec cette nouvelle édition et en complément de la beauté angoissante du texte, le lecteur est plongé dans cette ambiance de noirceur et de ténèbres très lovecraftienne grâce au magnifique travail d’illustration de François Baranger, déjà illustrateur de plusieurs textes de l’écrivain. Passant des teintes bleutées et glaciales aux orangées d’un feu comme sorti de l’enfer, il rend un hommage appuyé au maître de l’horreur tout en accentuant la dramaturgie des mots de ce dernier. Sous son crayon, le démon n’est jamais bien loin et les êtres deviennent des monstres. Cependant, il suggère et ne révèle jamais, restant ainsi fidèle à l’esprit du texte. Une belle réussite autant pour les fans que pour ceux qui voudraient se plonger dans l’univers lovecraftien sans avoir la certitude de pouvoir en sortir indemne. 

Par Laurent Pfaadt

Howard Phillips Lovecraft, L’Abomination de Dunwich,
illustré par François Baranger, Bragelonne, 64 p.

A lire également de H.P. Lovecraft : Les Montagnes hallucinées T1 et T2 et L’Appel de Ctulhu illustrés par François Baranger (Bragelonne)

Encre noire

Benjamin Azoulay signe la biographie d’Abel Bonnard, plume au service du régime de Vichy

A l’instar de la couverture de l’ouvrage où Abel Bonnard se tient en retrait du maréchal Pétain, dans son ombre, l’homme a fini par être oublié de la grande histoire. Terminée la gloire littéraire dont il a joui dans l’entre-deux-guerres. Effacées les traces de son passage dans le gouvernement de Vichy. Oubliée son idéologie fasciste.


Parfois, il est de ces hommes comme Abel Bonnard qui se satisfassent de ne laisser qu’une ombre dans la mémoire collective d’une nation. Sans assumer leurs choix, ils préfèrent disparaître pour faire oublier leurs échecs et leur ignominie. Ils effacent leurs traces, surtout celles de papier pour qu’on ne les retrouve pas. 

C’était sans compter le mérite de Benjamin Azoulay, haut fonctionnaire qui a consacré un mémoire de recherche à Abel Bonnard, et s’est mué en véritable archéologue de l’histoire, convoquant une variété d’archives pour remettre Abel Bonnard sous la lumière du tribunal de l’histoire afin qu’il y soit jugé en toute objectivité. Pour suivre celui qu’il qualifie d’« ingénieur de la collaboration », l’auteur nous emmène dans ce début du 20e siècle parisien qui attire tous ceux qui rêvent de gloire littéraire, surtout les provinciaux. Abel Bonnard est de ceux-là. Dandy, poète en vue, il conquiert, à la manière d’un Rastignac, les salons parisiens, s’installe très vite dans les revues et les conversations et gagne quelques prix littéraires. Si bien qu’à cinquante ans à peine, en 1933, il est admis à l’Académie française. 

Hasard de l’histoire, sa réception précède de quelques jours la loi sur les pleins pouvoirs accordée par le Reichstag à Adolf Hitler, le nouveau chancelier allemand que Bonnard allait admirer. Benjamin Azoulay montre ainsi qu’Abel Bonnard fut un fasciste convaincu, « pur » d’une certaine manière, fervent admirateur des modèles italiens et allemands. Souhaitant la mort de la « gueuse », cette IIIe République honnie, partisan de l’ordre nouveau et de la révolution nationale, il finit par s’en éloigner lorsqu’il constata que cette dernière ne prenait pas le chemin d’un fascisme à la française. Cependant, cette démarche intellectuelle le conduisit dans une impasse : celui d’être la créature des Allemands, et en premier de l’ambassadeur du Troisième Reich en France, Otto Abetz. Et tout naturellement ces derniers l’imposèrent au ministère de l’Education nationale lors du retour de Pierre Laval en avril 1942 où Bonnard rencontra l’hostilité du corps enseignant. 

Benjamin Azoulay décortique ainsi méthodiquement, presque cliniquement son idéologie basée notamment sur une théorie de l’histoire avec la guerre comme matrice du changement et le héros comme acteur de ce bouleversement tout en concluant à son échec. « Abel Bonnard apparaît en définitive bien plus comme un agent – certes efficace et exemplaire – de la stratégie allemande que comme un acteur volontaire de l’histoire » écrit-il. Une conclusion en forme de jugement afin de dissiper toute ombre derrière laquelle se cacher. 

Par Laurent Pfaadt

Benjamin Azoulay, Abel Bonnard, plume de la collaboration
Chez Perrin, 384 p.