Au bénéfice du doute

Joyce Carol Oates © Dustin Cohen

Joyce Carol Oates
joue les prophètes.
Epoustouflant. 

Avec une centaine de
livres au compteur et
à plus de quatre-
vingt ans, Joyce
Carol Oates ne cesse
de nous surprendre.
Le petit paradis en est
un nouvel exemple. Dans cette dystopie se déroulant autour de
2040, l’Amérique du Nord devenue les Etats-Unis Reconstitués est
régie par un système totalitaire où les nouvelles technologies ont
été mises au service d’un pouvoir annihilant toute liberté
individuelle. Ce système qui rappelle beaucoup la Russie soviétique
des années 30 avec ses confessions publiques et sa volonté de
façonner un homme nouveau, a classé les individus en fonction de
leur dangerosité : il y a les individus marqués, condamnés, exécutés
et supprimés.

Une brillante adolescente, Adriane Strohl, major de sa promotion en
terminale, fait ainsi preuve d’une liberté de pensée jugée
dangereuse durant son discours et se voit condamnée à être
déportée dans le Midwest des années 1960 comme on envoie un
intellectuel travailler au champ durant la révolution culturelle
chinoise. Là-bas, elle doit purger sa peine pendant quatre années en
espérant pouvoir réintégrer la société qui l’a banni.

Devenue étudiante à la faculté de psychologie de Wainscotia sous le
nom de Mary Ellen Enright, elle se retrouve très vite assaillie par ses
souvenirs, notamment ceux concernant ses parents et par des
sentiments de solitude et de méfiance. Derrière la trame narrative,
une nouvelle fois menée de main de maître par l’auteure américaine,
citée plusieurs fois pour le Prix Nobel, Oates délivre une critique
acerbe de cette société qui nous attend où la technologie et la
révolution numérique ont été détournées de leurs sens premiers
pour servir d’instruments de domination, comme la Terreur a été
celui de la révolution française. Mais ici, le tyran n’est plus
Robespierre mais une base de données. « ll n’y a pas d’accidents,
uniquement des algorithmes »
lance ainsi l’un des membres des
services de sécurité, sorte de monstre froid qui expédie Adriane
dans le passé.

A l’instar d’une Margaret Atwood, la dystopie permet également à
l’auteur de nous délivrer une nouvelle critique des dérives de la
société américaine, de la classification des races – thème cher à
l’auteure sur lequel elle ne s’attarde cependant pas – au
créationnisme pour ensuite dériver vers cette uniformité du monde
qui est en train de précipiter ce dernier dans l’abîme, et les
représentations de soi et de son époque, érigées en dogmes absolus.

Il n’y a donc plus de place pour le hasard dans cette société que nous
décrit Joyce Carol Oates et surtout pas pour l’amour, extrêmement
codifié, qui paradoxalement, constituera la seule erreur de ce
pouvoir. Ne parvenant pas à le détruire, celui-ci devient la planche
de salut de notre héroïne. Car c’est là où tout va basculer, dans cette
impossibilité à contrôler les émotions des gens, dans ces interstices
du doute que ces machines du futur ne parviennent pas à contrôler.
Et de cet échec va naître la résistance, la révolte, ce besoin intense
de liberté qui réside en chacun de nous et que, semble dire Oates,
même les systèmes les plus sophistiqués ne parviendront jamais à
détruire. C’était vrai dans les années 1960 en pleine guerre froide.
Quatre-vingt ans plus tard, rien n’a changé. Car au final, c’est bien de
cela qu’il s’agit : de notre capacité à exercer notre libre-arbitre.
Construit comme un roman pessimiste, Oates finit par en tirer une
lumière éclatante. Comme à chaque fois.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Le petit paradis,
Chez Philippe Rey, 384 p.