Borgo

Un film de Stéphane Demoustier

Après La Fille au bracelet (2019), le réalisateur interroge de nouveau un beau personnage féminin qui se dérobe à toute vérité. Magnifique enquête inspirée d’un fait divers, Borgo est l’occasion pour Hafsia Herzi de jouer une partition toute de nuances face à des acteurs pour la plupart non professionnels, dans un film qui prend ses distances par rapport aux clichés sur « l’île de Beauté ».


Derrière ce titre aux consonances mystérieuses, une prison en Corse qui défraya la chronique quand l’une de ses matonnes fut impliquée dans l’assassinat de deux caïds. Si le mode opératoire du meurtre est le même dans le film, le réalisateur tient à préciser qu’il s’agit d’abord d’une fiction, s’étant intéressé à cette femme et à ses motivations mais sans enquêter sur l’affaire elle-même hormis sur l’univers carcéral. Hafsia Herzi campe ce personnage en lui prêtant sa capacité à être à la fois mystérieuse et d’une grande force terrienne. Elle est crédible en uniforme de gardienne de prison à la fois autoritaire face aux hommes dont elle a la garde dans cette prison pas comme les autres et compréhensive, généreuse avec eux. Borgo est une prison ouverte où il est permis de circuler d’une cellule à une autre et quand dans d’autres prisons, la crainte d’un règlement de compte pèse, ici le pacte de non-agression est tenu. Cette prison appelée le Club Med ou l’Hôpital, n’accueille que des Corses.

Aussi, lorsque Mélissa et Djibril, son mari, avec leurs deux enfants, débarquent du continent, Mélissa trouve en prison une structure bienveillante et amicale quand dans le quartier où la petite famille s’est installée, elle subit le racisme et les invectives. Il est dit que ce sont « les prisonniers qui surveillent les gardiens ». Tout se sait dans cette petite ville, et les murs sont poreux entre l’extérieur et l’intérieur. Mélissa, que les prisonniers surnomment Ibiza à cause de la chanson de Julien Clerc, trouve un protecteur inattendu en Saveriu qui dira même à qui veut l’entendre qu’elle est sa « sœur ». Petit à petit, elle va se retrouver dans un engrenage jusqu’à ce double homicide dans un aéroport où elle se trouve impliquée. Manipulable ? Manipulée ? Manipulatrice ? Le film n’apporte pas de réponse mais joue sur le double point de vue objectif/subjectif des enquêteurs et de Mélissa que l’on suit dans son quotidien. Le choix de Hafsia Herzi s’est fait sur sa capacité à être dans le vrai. Elle a préparé son rôle en amont comme à son habitude (voir critique du Ravissement sur Hebdoscope) et son interprétation est remarquable.

Comment trouver sa place ? Comment se faire respecter dans ce monde d’hommes biberonnés à la violence ? Comment franchir ou ne pas franchir la ligne quand elle-même les comprend, subit les injonctions, les règles hiérarchiques ? Séquences mémorables où Mélissa remonte pièce par pièce une arme et plus tard prouve ses talents au tir sur une petite plage corse. Les enquêteurs (Pablo Pauly et l’inénarrable Michel Fau, tellement inattendu dans son rôle de flic dans la retenue) analysent les images de la caméra surveillance de l’aéroport où a eu lieu la tuerie. Tous les angles de vue sont passés au crible, chaque individu est observé, identifié, et pourtant la vérité se dérobe et s’éloigne à mesure d’une enquête sans indices.

Le film joue sur l’enquête en cours d’un évènement qui a eu lieu et qui se joue au temps présent. Le spectateur a toutes les cartes en main mais qui dira savoir pourquoi et comment Mélissa a agi ? Sur une partition somptueuse du grand Philippe Sarde, notre mémoire cinéphilique est éveillée, notamment sur les routes de campagne la nuit, no man’s land qui défile à la lumière des phares, et l’on pense à ces héroïnes tragiques du patrimoine cinématographique qui courent à leur perte mais restent toujours des héroïnes.

Elsa Nagel

Cosmos

Spectacle intelligent et sensible comme on les aime « Cosmos » a remporté un vif succès au TNS auprès d’un public en majorité très jeune qui n’a pas hésité à crier son enthousiasme à la fin d’une représentation il est vrai passionnante, sur un texte de Kevin Keiss mis en scène par Maëlle Poésy


Dans un décor des plus sobres, (scénographie Hélène Jordan), une sorte de grande boîte aux parois blanches, surgit une
« présentatrice », qui nous met au parfum du thème qui va faire l’objet du spectacle, à savoir la conquête spatiale. C’est Domi (Dominique Jeannon) elle se dit astrophysicienne d’origine chilienne, attirée dès son plus jeune âge par la contemplation du ciel et des étoiles. Elle en est encore à évoquer ses souvenirs d’enfance en français et espagnol traduits par sa consoeur astrobiologiste Elphège (Elphège Kongombé Yamalé ) moments passés avec sa
« Nonna », sa grand-mère quand, avec grand fracas, un trou se fait dans la paroi et, projetées sur le plateau, trois cosmonautes apparaissent, Jane(Caroline Arrouas, Wally ((liza Lapert),Jerrie (Mathilde-Edith Mennetrier.

Commence alors l’histoire proprement dite de ces femmes américaines qui, dans les années 60 ont été prises du désir de devenir cosmonautes. Elles étaient pilotes de ligne et ont pu ainsi accéder au programme « Mercury 13 » qui consistait  à tester la capacité des femmes à pouvoir aller dans l’espace. Elles s’y sont adonnées avec l’espoir de faire partie un jour d’un de ces vols. Mais, si leur réussite aux tests fut un succès, il leur restait à être autorisées à suivre l’entraînement pour devenir pilote d’essai, condition indispensable pour prétendre à être sélectionné pour l’espace ce qui, au final, leur fut refusé et, malgré leur demandes d’explication et leur insistance auprès de toutes les instances, jusqu’au congrès, il n’y eut rien à faire.

Si leur parcours tel qu’on peut en suivre les traces et les péripéties au fil de leurs récits, témoignent de leurs désirs, de leur volonté, de leur ténacité, et du leur courage face à l’ adversité, il démontre que la misogynie et le patriarcat étaient encore bien implantés dans les mentalités de ces années-là.

Si tout cela nous a tenus en haleine et bouleversés c’est aussi en raison de la sublime interprétation qui en est faite. Astrophysiciennes ou cosmonautes, les comédiennes endossent ces fonctions avec une sincérité qui nous les rend proches et défie le temps pour nous plonger dans » les années spoutniks » où l’émerveillement était de mise devant ces exploits que constituaient ces envois de fusées soviétiques et américaines avec animaux puis bientôt humain, Gagarine devenant  un super héros ! Et nous allons les suivre et partager les péripéties de cet envoûtement, donnant à entendre et à voir leur implication totale dans cette aventure grâce à un jeu où elles se donnent, on pourrait dire « corps et âme », faisant preuve d’un travail corporel remarquable qui nous amuse et nous stupéfie à la fois. Ne les voit-on pas en phase d’entrainement se livrer avec énergie à des exercices physiques intenses et bien rythmés avant de retrouver l’une ou l’autre escaladant le mur, se hissant sur un trapèze simulant ces postures caractéristiques des astronautes, des mises en jeu performatives  accompagnées de projections vidéo situant les événements dans leur époque (Quentin Vigier) comme  les costumes d’époque également signés Camille Vallat. Les lumières de Mathilde Chamoux, comme le son de Samuel Favart-Mikcha contribuent grandement à nous transporter dans cette époque exceptionnelle.

Un spectacle  qui sait de façon pertinente allier le théâtre, le cirque, la danse (chorégraphie Leïla Ka) pour nous  montrer un moment de l’histoire peu répertorié au théâtre et nous conduit avec bonheur à une réflexion sur l’espace et le temps, sur l’avenir de notre planète si minuscule dans l’immensité du cosmos mais si précieuse  puisque, pour le moment, elle seule y montre la vie.

Marie-Françoise Grislin pour hebdoscope

Représentation du 3 avril au TNS

Les forces vives

Où est Simone ? se dit-on parfois au cours de ce spectacle qui distribue entre différents comédiens le personnage de Simone de Beauvoir, sujet de ce travail de mise en perspective des œuvres de la célèbre écrivaine. Ils sont porteurs de ses attitudes, de ses réflexions, d’un comportement parfois rempli de cris et de trépignements lorsqu’elle atteint le paroxysme de la douleur, de la suffocation en raison par exemple des contraintes qui enferment son enfance dans le carcan dicté par la religion catholique dont ses parents sont de fervents adeptes, rigidité et autoritarisme en étant les manifestations les plus directes.


répétitions – photo de résidence © Patrick Wong

Le dispositif scénique met en évidence cet aspect de séquestration, cage où l’enfant est enfermée, praticables qu’on plie, qu’on déplie, évoquant les barreaux des prisons, créant des espaces plus ou moins fermés. Impossibles à vivre, à supporter, à comprendre.

Libération souhaitée, attendue dans laquelle la jeune fille qu’elle devient se jette avec avidité au grand dam des parents la surprenant, un jour à lire Gide. Ce n’est qu’un début, bientôt Jean -Paul Sartre entrera dans sa vie, son désir d’écrire et de s’engager n’en sera que plus fort. Sa vie deviendra celle d’une femme témoin des événements de son temps , entre autres les guerres qui marquèrent sa vie  puisque née en 1908, elle entendit lors de la première guerre mondiale, encore enfant, les tirades nationalistes de son père, connut la seconde guerre mondiale puis la guerre d’Algérie  pendant laquelle elle prit parti pour l’indépendance et se joignit aux défenseurs de Djamila Boupacha, une jeune militante du FLN pour laquelle elle crée un comité de soutien rassemblant nombre d’intellectuels français dont Jean -Paul Sartre, Louis Aragon, Elsa Triolet, Aimé Césaire …

Bien d’autres moments sont évoqués car la vie comme l’œuvre est protéiforme et mérite attention et réflexion  et nous renvoie à repenser la nôtre

Une vie dont Simone de Beauvoir a fait une œuvre littéraire rassemblée  entre autres dans les ouvrages « Mémoires d’une jeune fille rangée », « La force de l’âge », »La force des choses » que la Cie Animal Architecte a pris comme point de départ pour un spectacle très fouillé, très visuel  , très pertinent et sensible, écrit et mis en scène par Camille Dagen et scénographié par Emma Depoid. Spectacle au long cours  en raison de la richesse des textes requis et de  la volonté de redonner vie à cette personnalité marquante du siècle dernier que les comédiens, Marie Depoorter, Camille Dagen, Romain Gy, Hélène Morelli, Achille Reggiani, Nina Villanova, Sarah Chaumette, Lucile Delzenne ont porté avec fougue et conviction.

Marie-Françoise Grislin pour hebdoscope

Représentation du 14 mars au Maillon

Slowly, Slowly…Until the sun comes up

S’il fallait accorder un prix d’originalité à un spectacle, nous proposerions volontiers celui conçu, écrit, mis en scène et chorégraphié par Ivana Muller car ce Slowly… nous a plongés dans un sujet rarement abordé pour lui seul, à savoir « le rêve », tel qu’en lui-même il se raconte.


© Gerco de Vroeg

Petite mise en condition du public avant d’entrer en salle, se déchausser et enfiler des sur-chaussettes, puis prendre place autour de l’espace scénique, un grand tapis blanc, assis sur de gros coussins également blancs. Puis c’est le noir, avant qu’avec le retour de la lumière n’apparaissent les trois comédiens, deux hommes, Julien Gallée-Ferré, Julien Lacroix et une femme, Clémence Galliard, rampant sur le lapis, le grattant, le lissant jusqu’à en faire sortir par certains interstices des tissus rectangulaires de couleurs et de tailles différentes dont, se remettant debout, ils se parent. Les voilà costumés, déguisés de façon plutôt loufoques.

Tout en se livrant à ces activités, l’un ou l’autre se met à raconter le rêve qu’il a fait récemment et cela avec beaucoup de naturel comme si, tout à coup, cela lui revenait à l’esprit et qu’il trouvait normal de le communiquer à ces compagnons.

C’est ce mode opératoire qui va dominer tout au long de cette prestation pendant laquelle ils maintiennent une activité en donnant aux différents tissus redéployés des allures de draps, de tapis, choisissant telle ou telle harmonie en les juxtaposant au gré de leur fantaisie, une sorte de travail qui s’effectue de manière suivie et appliquée comme répondant à quelque obligation secrète. (couture de la scénographie Angélique Redureau et Elsa Rocchetti)

Simultanément, voilà que surgissent les récits des rêves, étonnants comme seuls peuvent l’être ces rencontres fantaisistes qui les habitent avec des gens inconnus, des animaux, rêve où tout est moi, rapporte l’un d’eux, amusé, un autre a vu dans son rêve de son cœur s’élever un phare …la comédienne s’est vue en homme….

Tous prêtent une oreille attentive à ces récits surprenants qui font sourire parfois mais semblent bien transformer les autres en porteurs de rêve tant il est vrai que cette activité nocturne nous la partageons tous.  Interrompant activités et récits les voilà qui se mettent à danser avant de se questionner de manière qui semble spontanée, par exemple sur la différence entre être « collègue « ou
« camarade ».

Les enchainements se font de façon fluide, une grande attention est accordée aux voix, à l’accompagnement musical (création sonore Olivier Brichet) et aux lumières (Fanny Lacour).

Nous sommes littéralement transportés dans un monde ludique où domine la fantaisie et où vagabonde l’imaginaire, celui que mettent en jeu les comédiens et qui contamine celui des spectateurs ravis  de  partager ce voyage inédit au pays des rêves.

Marie-Françoise Grislin pour hebdoscope

Représentation du 28 mars au Maillon