Avec Babysitter, Joyce Carol Oates s’aventure aux frontières
de l’horreur et signe l’un de ses meilleurs livres
Depuis qu’elle a commencé à écrire, voilà soixante ans,
Joyce Carol Oates ne cesse de nous étonner. Transcendant les genres, elle
arrive à chaque fois, grâce à un style percutant et inimitable qui s’épure avec
les décennies, à embarquer son lecteur.
Son nouveau roman Babysitter va au-delà. Commencé sous la forme d’une nouvelle en 2005,
l’histoire est devenue un roman à la faveur du COVID. Nous sommes à la fin des
années 1970 à Detroit. Sortie défigurée du chaos des émeutes de 1967, la ville
reste fracturée entre quartiers aisés et pauvres. Dans le premier vit Hannah,
bourgeoise à la vie bien réglée mais ennuyeuse qui se laisse séduire par un
homme dont elle ignore jusqu’au nom et avec qui elle entame une liaison. Au
même moment sévit un tueur d’enfants que la presse a surnommé Babysitter,
kidnappant et étranglant ses victimes avant de disposer leurs cadavres
correctement vêtus dans des lieux publics.
A priori deux histoires sans liens apparents. Et pourtant le
lecteur ne peut s’empêcher de se demander si l’amant d’Hannah n’est pas
Babysitter. Car Joyce Carol Oates fait évidemment tout pour que le lecteur y
croie. Grâce à une construction narrative une nouvelle fois parfaite alternant
diverses formes d’expression, l’auteure tisse son habituelle toile d’araignée
où s’entremêlent ces deux histoires, mais également démons de la ville et ceux,
intérieurs des personnages. Une toile d’araignée dans laquelle le lecteur est
très vite pris au piège. Et le long de ces fils, le lecteur suit les
thématiques récurrentes de l’autrice :
les traumatismes de l’enfant, la chosification des femmes ou la fracture
entre Blancs et Noirs.
Dans cette toile d’araignée en forme de piège se débat Hannah, devenue une sorte d’héroïne à la Hitchcock. Et comme dans tous les grands romans et films, certains fils paraissant anodins s’avèrent en réalité être ceux qui sous-tendent toute la toile. Mais le lecteur doit patienter jusqu’à la toute fin du livre pour le découvrir. Il ressort en sueur de Babysitter avec un grand besoin d’oxygène pour chasser ces images d’horreurs mais ressentant également une folle addiction à poursuivre la lecture de l’œuvre d’Oates. Cela tombe bien puisque dans le même temps paraît une nouvelle série de douze nouvelles regroupées sous le titre de Monstresœur, véritable plongée dans la psyché humaine où entre fantastique et drames sociaux, Joyce Carol Oates décortique avec son scalpel littéraire toutes ces formes de violences qui régissent les rapports entre les êtres ainsi que leurs obsessions malsaines. Cela ne finira pas. Tant mieux !
Par Laurent Pfaadt
A lire :
Babysitter, Joyce
Carol Oates, traduit de l’anglais par Claude Seban, éditions Philippe
Rey, 608 pages, 25 euros.
Monstresoeur, Joyce
Carol Oates, traduit de l’anglais par Claude Seban, éditions Philippe
Rey, 608 pages, 25 euros.
A voir :
Joyce Carol Oates : la femme aux cent romans,
documentaire de Stig Björkman, disponible en replay sur arte.tv
Il y a cinq ans disparaissait George Theophilus Walker (1922-2018), premier compositeur afro-américain à avoir remporté le prix Pulizer de la musique (1996) pour son œuvre Lilacs tirée du poème de Walt Whitman, When Lilacs Last in the Dooryard Bloom’d. Il succédait notamment à Aaron Copland, Elliott Carter et Charles Ives.
Assez
peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique et rarement au programme de concerts
malgré une production qui avoisina les 90 œuvres avec de nombreuses pièces de
musique de chambre, ce disque regroupant les cinq symphonies de Walker devrait
remédier à cet oubli. Enregistrées à l’occasion du centenaire de la naissance
du compositeur en janvier 2022 puis en mai et juin 2023, elles sont ainsi
regroupées pour la première fois dans cet intégrale complétée d’ailleurs par un
merveilleux livret de photographies retraçant les quatorze dernières années du
maestro.
Diverses influences (jazz, musique classique, musique religieuse, musique populaire) colorent ces œuvres avec des passages tantôt épiques tantôt bucoliques obtenus grâce à l’utilisation à bon escient de cuivres ou de bois. Si sa troisième symphonie se veut plus sombre en raison de percussions imposantes, la quatrième en revanche, affiche une dimension cinématographique et angoissante qui n’aurait certainement pas déplu à Bernard Hermann. Délaissant un temps le London Symphony Orchestra ainsi que son intégrale des symphonies de Chostakovitch, le chef italien Gianandrea Noseda reconnaît d’ailleurs volontiers que « les sinfonias de George Walker ont été pour moi une découverte musicale extraordinaire ». Le directeur musical du National Symphony Orchestraa ainsi puisé dans le compositeur soviétique quelque inspiration pour ces interprétations très réussies qui rendent un très bel hommage à un compositeur méritant assurément d’être connu et joué de ce côté-ci du monde.
Par Laurent Pfaadt
Georges Walker, Five Sinfonias dir. Gianandrea Noseda National Symphony Orchestra, The Kennedy Center
Le concert du vendredi 24 novembre dernier,
donné dans la salle Érasme et associant les noms de Beethoven et Bartok, restera dans la mémoire pour la
qualité des interprétations, tant du côté de l’orchestre dirigé par le chef
russe Stanislaw Kochanovsky que de celui de la partie soliste tenue par le
premier violon, Charlotte Juillard.
Commencé
en 1936 et créé en 1938, le deuxième concerto pour violon de Bela Bartok
reflète parfaitement, avec ses accents tantôt d’une grande gravité, tantôt
violemment inquiétants, l’atmosphère de l’Europe à l’époque où il fut composé.
Le compositeur lui-même s’apprêtait à émigrer aux Etats-Unis. Longue d’une
quarantaine de minutes, l’oeuvre se compose de trois mouvements, un allegro
initial construit sur l’opposition classique entre deux thèmes, un mouvement
lent et un rondo final optant, l’un et l’autre, pour le principe de la
variation. La modernité de l’œuvre réside surtout dans l’écriture thématique, à
la fois lyrique et abstraite, et dans l’orchestration, typiquement bartokienne
avec ses cuivres et ses percussions.
Les
qualités musicales d’un concertiste et celles du violon solo d’un orchestre ne
sont pas nécessairement les mêmes, et le répertoire qu’ils pratiquent diffère
quelque peu. Par ailleurs, les difficultés techniques de ce concerto sont très
grandes. Il faut se réjouir que Charlotte Juillard les ait brillamment
surmontées et lui ait permis de proposer une interprétation mettant
particulièrement en avant le côté lyrique de l’œuvre. A sa manière propre, elle
aura intuitivement retrouvé une tradition inaugurée dans ce concerto par des violonistes comme Yehudi Menuhin ou
Henryk Szeryng. Pour cet opus majeur qui est, à la musique, un peu ce que Le
Château de Kafka est à la littérature, Charlotte Juillard a opté pour des
cordes en boyaux qui lui ont permis d’obtenir de son violon une atmosphère particulièrement grave et énigmatique dans
les premiers et seconds mouvements, avant de laisser place à la sauvagerie du
finale . Elle aura, par ailleurs, bénéficié d’un soutien orchestral de la plus
haute qualité. Longuement et chaleureusement ovationnée à l’issue de sa
performance, la super-soliste de l’OPS a offert en bis une courte pièce de
Georges Énescù, Le ménestrier premier.
Depuis
deux siècles qu’on les joue, depuis un siècle qu’on les enregistre, les
symphonies de Beethoven ont fait l’objet d’une multitude de grandes
interprétations. D’Arthur Nikisch dans les années 1900 à Nikolaus Harnoncourt
de nos jours, en passant par Felix Weingartner, Arturo Toscanini, Wilhelm
Fürtwaengler, Bruno Walter, Fritz Reiner, Herbert von Karajan, Carl Schuricht
et bien d’autres, le potentiel de ces
partitions beethovéniennes a été plus qu’exploré. Même si la musique vivante en
salle de concert conserve un avantage émotionnel sur l’écoute chez soi, il n’en
demeure pas moins rarissime d’être aujourd’hui saisi lors de l’audition d’une
symphonie de Beethoven, après que tous les grands noms de la direction
d’orchestre y ont imprimé leurs marques. Cela est pourtant arrivé : ainsi, en 2007, lors de l’intégrale
Beethoven donnée en la salle Érasme par Paavo Järvi et ses musiciens de Brême ; cela le fut
aussi, ce vendredi 24 novembre, avec l’extraordinaire interprétation de la
symphonie héroïque par Stanislaw Kochanovsky et les musiciens de l’OPS. Elle ne
mérite que des éloges : beauté du chant, intelligence du phrasé,
effervescence rythmique, richesse des timbres, vitalité conquérante et
éloquence prenante de la première à la dernière note. Si le chef s’inspire des
équilibres sonores du courant historiquement informé, avec notamment une petite
harmonie très en avant, l’effectif orchestral conserve, en revanche, une
dimension symphonique assez traditionnelle,
d’environ soixante-cinq musiciens. Pour le reste, Kochanovsky ne craint
pas d’introduire de subtils ralentis ou de romantiques accélérations, tels
qu’on les faisait souvent au siècle dernier et tels qu’ils ont à peu près
disparu depuis. Avec le concours d’un orchestre de toute évidence conquis, nous
entendîmes ainsi une Éroïca d’une flamme et d’une profondeur mirobolantes. Un
chef que l’on souhaite vivement revoir.
Quelques versions recommandables du 2ème concerto pour violon et orchestre de Bela Bartok :
Henryk Szeryng, avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, dir. Bernard Haïtink (Decca)
André Gertler, avec l’Orchestre Philharmonique tchèque, dir. Karel Ancerl (Supraphon)
Ces
deux violonistes privilégient la dimension lyrique de l’oeuvre.
Gil Shaham et l’Orchestre Symphonique de Chicago, dir. Pierre Boulez (DG) mettent en avant la dimension abstraite et moderniste du concerto.
Les
samedi soir 25 et dimanche après-midi 26 novembre, la Chorale Strasbourgeoise
donnait son concert annuel, principalement consacré cette année à des œuvres de
Joseph Haydn. Il faut d’abord saluer la qualité du programme qui aura permis
d’entendre des œuvres que l’on joue rarement et qui, si elles ne sont pas les
plus grandes du compositeur, méritent largement l’écoute.
Purement
orchestral dans sa première partie, le concert débutait par la petite ouverture
de Xerxès de Haendel, suivi du plus ambitieux divertimento en sol
majeur de Haydn. Pour ce faire, Gaspard Gaget, le jeune directeur de la
Chorale Strasbourgeoise, avait obtenu le concours du Kammerensemble
Kehl-Strasbourg, très attentif et réactif à sa direction durant tout le
concert. En seconde partie, les quatre motets Responsaria de venerabili
Sacramento, rarement joués, révèlent de grandes beautés vocales. D’une durée
d’un peu moins trente minutes, la Missa Sancti Nicolai, elle aussi en
sol majeur, est également une intéressante partition vocale, offrant des
moments polyphoniques, un bel épisode fugué et un dona nobis pacem final
assez émouvant.
Outre
la vingtaine de musiciens et la soixantaine de choristes, Gaspard Gaget avait
réuni un quatuor vocal de qualité dont la soprano et le ténor furent
particulièrement mis en valeur durant la
Missa Sancti Nicolai. Les quelques imperfections audibles durant
le premier concert au Palais des Fêtes de Strasbourg avaient complètement
disparu le lendemain après-midi, dans l’église Santa Maria de Kehl. Un ensemble
orchestral et choral judicieusement disposé dans l’acoustique plutôt mate de
l’église a permis au jeune chef talentueux d’accélérer quelque peu le tempo,
obtenant de ses musiciens une verve et une cohésion d’un niveau peu banal pour
un concert d’amateur.
Un spectacle dynamique et joyeux qui a beaucoup plu au jeune public présent en nombre dans la salle et qui a largement répondu aux sollicitations des comédiens, souvent en lien direct avec lui.
Il faut reconnaître que les trois danseurs, Stanley Ollivier,
Calvin Ngan, Georges Hann, et la danseuse Léa Vinet ne se ménagent pas et se donnent
à fond dans les multiples propositions où ils sont autant danseurs, performers,
que comédiens, accompagnés par un musicien, Donath Weyeneth en totale
complicité avec leurs ébats.
D’entrée de jeu ils galvanisent le public en le plaçant face à ce tableau noir, évocateur de l’école pour signifier avec force coups de baguette, les « Règles », c’est à dire les interdits multiples dont ils ne se lassent pas de dresser la liste. Finalement, tout semble bien interdit et cela enthousiasme le jeune public amusé par le côté excessif de cette énumération qui constitue une totale exagération et une impossibilité à respecter ce qui était annoncé comme « Règles ».
Dans les séquences suivantes dont les titres sont inscrits au tableau noir « La forêt», « L’Utopie », nous les voyons déployer tout leur talent dans des jeux de poursuite, de cache-cache, de déguisements, apparaissant tantôt en shorts, en tenue de sport , tantôt en pantalon ou en tenue de bain, allant se changer prestement dans ces petites tentes blanches dressées sur le plateau et dont ils font voler les parois de toile blanche et qui leur servent parfois de refuge, de repères ou de lieux de provocation.
En effet, on passe facilement des jeux bon enfant à des
exclusions, des dénonciations, des mises à l’index et là on retrouve les
comportements de la cour de récréation. Le « c’est pas moi, c’est
lui », le « c’est eux c’est nous », « je suis le
champion » autant de réflexions aux connotations bien connues qui viennent
ponctuer certains différents, mais heureusement ne semblent pas compromettre ces
moments heureux où l’on se rapproche pour danser ensemble ou par deux. Et si
parfois les corps à corps sont un peu violents, qu’on se marche dessus ou qu’on
en met un au tapis cela reste de l’ordre de la performance circassienne car ces
danseurs sont aussi d’excellents mimes et équilibristes qui maîtrisent
parfaitement le langage du corps pour donner à entendre cette mise en garde
contre les discriminations et cet appel à réfléchir, à se poser des questions.
Une très belle proposition de la chorégraphe suisse Tabea
Martin.
Le
centre de la Vieille Charité de Marseille consacrait une magnifique exposition
à l’artiste algérienne d’art moderne Baya
Rien
ne prédisposait cette jeune fille à devenir un peintre renommé enflammant de
son art naïf le tout Paris de l’après-guerre. « Son histoire est aussi
miraculeuse que les gouaches et les histoires dont elle est l’auteur. Peut-être
est-ce aussi chose très naturelle d’écrire des contes lorsqu’on a une destinée
sur laquelle semble avoir veillé une fée » écrivait ainsi Edmonde
Charles-Roux dans le magazine Vogue en février 1948.
Baya,
de son vrai nom Fatma Haddad, est née en 1931 dans un petit village près
d’Alger. Travaillant dans une ferme, elle rencontra là-bas un couple de
peintres qui l’accueillit chez lui à Alger et allait décider de son destin. Un
patrimoine culturel de l’Algérie façonnant son imaginaire allié à des dons
indéniables pour la sculpture et la peinture comme en témoignent ses premiers
dessins exposés, libérèrent son immense talent artistique. Elle n’a que treize
ans mais ses femmes, ses formes sont déjà là. Révélée à seize ans par le
galeriste Aimé Maeght, subjugué par cette jeune artiste, qui lui organisa en
novembre 1947 sa première exposition personnelle, Baya suscita immédiatement
l’admiration d’un Picasso certainement sensible à sa Femme allongée au vase
(1949), de Mirò et de Camus, le futur prix Nobel disant même après l’avoir
rencontré que « dans ce Paris noir et apeuré, c’est une joie des yeux
et du cœur. J’ai admiré aussi la dignité de son maintien au milieu de la foule
des vernissages: c’était la princesse au milieu des barbares. »
Parmi
les 150 œuvres présentées, nombreuses sont demeurées jusqu’à aujourd’hui
inédites car retrouvées en 2023. L’art de Baya oscille ainsi entre un art brut
visible sur la monumentale Grande frise (1949) du musée Reattu d’Arles,
un art naïf et une forme de surréalisme. Les gouaches présentées diffusent
ainsi ses couleurs chatoyantes et dessinent une incroyable magie notamment dans
Deux femmes (1947). Les personnages semblent danser sous nos yeux (Musicienne
aux oiseaux, grappe et fleurs, 1998). Les drapés mêlent à la fois une
dimension orientale, maghrébine tirée des cultures algériennes tant arabe que
berbère mais également une touche picturale comme sortie de la Renaissance
italienne.
Restée
fidèle à ses idées et à son intuition malgré sa fascination pour Matisse, son
art évolua au fil du temps et des vicissitudes de sa vie et de son pays. La
musique pénétra ainsi son art, les instruments devenant les personnages d’une
peinture épousant en quelque sorte une mélopée picturale comme dans le très
beau Femme aux instruments de musique (après 1966, collection
particulière) tandis qu’elle-même épousait le chef d’un orchestre
arabo-andalous. Mais c’est au milieu des années 70 que l’art de Baya trouva sa
pleine maturité avec des œuvres empruntes d’une harmonie proprement
déconcertante qui confinent presque à de l’abstraction avant que ce même art
n’accède enfin, au début des années 80, à une reconnaissance internationale
amplement méritée.
En la voyant peindre sur le film qui clôt l’exposition, on se dit que le peintre enfant pour reprendre l’expression d’Edmonde Charles-Roux dans son article de 1948 ne partit jamais et nourrit un art qui plongea le visiteur dans une sorte de conte enchanteur, ces mêmes contes qu’elle racontait à sa mère adoptive à la manière d’une Shéhérazade. Pas de doute, Baya fut bel et bien une princesse de l’art.
En
1891, Tolstoï publia une longue nouvelle, La sonate à Kreutzer qui
empruntait son nom à la pièce de musique de chambre de Beethoven. Dans cette
œuvre où il est question des rapports hommes-femmes, Tolstoï défendit des
thèmes tels que la chasteté, la fréquentation des prostituées et le mariage
précoce. Sa femme Sofia, blessée, répondit avec deux nouvelles empruntes d’un
féminisme qui ne dit pas encore son nom, suivies, sept ans plus tard, en 1898,
par celle de leur fils, Léon. Dans Le prélude de Chopin nouvelle moquée
par son père, le fils démonte les thèmes avancés par la sonate à Kreutzer.
Un trio littéraire mené allegro furioso…
Par Laurent Pfaadt
Léon Tolstoï, Sofia Tolstoï et Léon Tolstoï fils, La sonate à Kreutzer – A qui la faute ? – Romance sans paroles – Le prélude de Chopin, traduit du russe par Michel Aucouturier et Evelyne Amoursky Aux éditions des Syrtes, 544 p.
Le
grand compositeur polonais aurait eu, le 23 novembre, 90 ans. Devenu de son
vivant l’un des plus grands compositeurs du 20e siècle, ses œuvres
telles que son Threnos « à la mémoire des victimes d’Hiroshima »,
un Requiem polonais ou son opéra Les diables de Loudun ont depuis
longtemps intégré le répertoire de toutes les salles de concert du monde. A
l’occasion d’un concert de l’orchestre philharmonique de Strasbourg en mars
2004 nous l’avions rencontré. Hebdoscope republie son interview.
Krzysztof Penderecki
Monsieur Penderecki, vous dirigerez jeudi soir, l’une de
vos œuvres, le Concerto grosso pour trois violoncelles. Pouvez-vous nous parler
de la genèse de cette pièce ?
Vous
savez, je suis particulièrement attiré par les violoncelles. J’ai d’ailleurs
écrit plusieurs œuvres pour violoncelles dont deux concertos. Le violoncelle me
fascine car il recèle toutes les possibilités inimaginables. Au départ, ce
concerto devait réunir cinq violoncelles au lieu de trois mais le problème se
pose rapidement lorsqu’il s’agit de réunir solistes de qualité. Le violoncelle
est l’un des rares instruments qu’il est possible de démultiplier à l’infini.
Un jour, en tournée au Japon, on me proposa même de composer des petites pièces
pour mille violoncelles !
Je crois que vous avez un lien particulier avec ce pays,
le Japon comme en témoigne l’une de vos œuvres les plus connues, le Threnos
« à la mémoire des victimes d’Hiroshima »
J’ai
écrit cette œuvre alors que je n’avais même pas trente ans mais j’ai toujours
gardé cette même fascination pour l’Asie. Elle est si différente
culturellement, philosophiquement. C’est cela qui m’attire. J’ai été ravi
d’avoir été le premier chef étranger invité du China Philharmonic. Par
ailleurs, l’Asie possède une musique si intéressante, faite d’instruments issus
d’une longue tradition.
A plus de 70 ans, votre activité créatrice est-elle
toujours aussi féconde ?
J’essaie d’écrire tous les jours même si ce n’est qu’un peu mais j’en ai besoin pour me motiver. En ce moment, je travaille sur trois œuvres majeures notamment une Passion selon saint Jean pour l’inauguration en novembre 2005 de l’Église de la Vierge à Dresde, détruite durant la guerre. Les autres œuvres sont un ballet pour orchestre, le Leader Circus et une dernière œuvre folle, une petite pièce pour orchestre réunissant trois clarinettes et deux clarinettes solo.
Dès la fin du concert, il a fallu se précipiter sur le livre. De la setlist du groupe, une exégèse s’imposait pour comprendre telle chanson, se remémorer tel chapitre ou tel un épître musical. A la faveur des paroles des quatre prophètes californiens du métal, une relecture du sens caché des saintes écritures de ce groupe révélé au monde il y a maintenant quarante ans s’avérait nécessaire.
Intégrant leur dernier album, 72
Seasons, sorti en 2023, aux onze précédents, Benoît Clerc revient ainsi sur
les quelques 180 chansons qui composent le répertoire de Metallica, ce groupe
de heavy metal aux neuf Grammy awards. Chacun y trouvera bien évidemment sa ou
ses chansons favorites. Réparties sur près de quarante ans, les pères
retrouveront avec plaisir celles des premiers albums tandis que leurs enfants,
eux, se passionneront pour celles des derniers.
Parcourir ce livre permet
également, grâce à Benoît Clerc, de mesurer l’évolution du son de Metallica
notamment à partir du Black Album, les influences de chaque chanson (de
Black Sabbath à Ennio Morricone), l’ajout de tel instrument comme cette corne
dans The Unforgiven ou les tappping de Kirk Hammett. Mais la grande intelligence du
livre réside dans cette volonté de l’auteur d’inscrire le groupe dans les
bouleversements de son époque. On pense bien évidemment à One, hymne au
pacifisme inspiré du Johnny got his gun de Dalton Trumbo ou de ces
chansons qui traduisent le mal être et les problèmes psychologiques d’une
société en perte de sens. Il ne s’agit donc pas simplement d’un livre sur la
musique mais d’un livre qui, à partir du phénomène de société que fut Metallica
(et quel phénomène !), dit quelque chose du monde dans lequel il a évolué
et évolue toujours, et qu’il a relayé ou critiqué. C’est le sens de photos qui
viennent illustrer le contexte dans lequel est apparut telle chanson ou telle
autre. Ainsi Leper Messiah, le « Messie lépreux » de l’album Master
of puppets, que le groupe rejoue régulièrement en concert depuis plusieurs
années, est accompagnée d’une photo de l’évangéliste Jimmy Swaggart qui
électrisa les foules mais est également un message personnel contre ce
christianisme qui tua la mère de James Hetfield, cette dernière préférant
soigner son cancer avec sa foi plutôt qu’avec un traitement. L’ombre d’une mère
qui revient d’ailleurs régulièrement comme dans Mama Said (1996) par
exemple.
Un livre qui se lit donc en famille où chacun confrontera ses souvenirs de Metallica mais également un livre qui dit indubitablement quelque chose de l’Amérique et du monde de ces quarante dernières années. Un bible pas très catholique donc…
Le Musée d’art moderne de la
ville de Paris consacre une magnifique rétrospective à Nicolas de Staël
Si vie tant artistique que
personnelle fut une celle d’une comète. Mais à en juger par l’affluence aux
premiers jours de l’impressionnante rétrospective que lui consacre le musée
d’art moderne de la ville de Paris, la queue de cette comète brille encore,
quelques soixante-dix ans après sa mort, de ses feux les plus éclatants.
Nicolas de Staël Marseille, 1954, collection privée
Des feux qu’il vola tour à tour
aux dieux de Sicile et aux reflets d’argent de Normandie et de cuivre de
Provence et qui constituèrent une œuvre « curieusement décalée,
semblable à l’homme, ombrageuse mais solaire. Sensible et d’une rigueur, ou
d’une détermination, qui porte ces quinze ans de travail bloc » assure
ainsi Fabrice Hergott, directeur du musée d’art moderne de la ville de Paris
dans l’avant-propos du très beau catalogue qui accompagne cette exposition. A
travers près de 200 œuvres dont un certain nombre tirées de collections
particulières montrées pour la première fois, le visiteur assiste à la lente
transformation du peintre en génie. Car le voleur de feu réussit très vite
à domestiquer et à transformer ce
dernier au gré de ses voyages pour lui donner des airs de tempête de couleurs
avec ses verts éclatants ou ses roses émouvants. Derrière nous, des
spectatrices s’émeuvent toujours autant du caractère révolutionnaire de sa
peinture qui continue de consumer leurs coeurs. « Il a cassé tous les
codes » lance ainsi l’une d’elles.
Bien décidée à sortir Nicolas de
Staël des frontières picturales posthumes dans lesquelles le monde de l’art
tenta de l’enfermer alors qu’il les traversa à maintes reprises, l’exposition
explore tant la dimension figurative que l’abstraction d’une œuvre conçue avec
un identique génie. Il suffit de contempler la série sur le football avec le
magnifique Parc des Princes (1952) tiré d’une collection particulière et
qui constitue l’un des points d’orgue de l’exposition pour se convaincre de sa
perception unique du spectacle du monde.
Dans son atelier rue Gauguet ou
devant sa palette, l’exposition offre au visiteur la possibilité d’entrer dans
le brasier de la création d’un peintre bâtissant ses tableaux par aplats
successifs réalisés au couteau et avec un pinceau à la main devant ces
magnifiques encres de Chine.
C’est à Antibes, devant un soleil couchant s’éteignant dans une Méditerranée dont il emprunta l’éclat pour composer ces derniers chefs d’œuvres comme Marine la nuit (1954) ou Marseille (1954) que la comète devint astre, astre qui aujourd’hui encore rayonne sur la peinture contemporaine. Un astre libérant un feu qui, grâce à cette merveilleuse exposition, continue de briller sur le monde et sur nos esprits.
Par Laurent Pfaadt
Nicolas de Staël, la peinture comme un feu, Musée d’art moderne de la ville de Paris Jusqu’au 21 janvier 2024.
A lire le catalogue de l’exposition, Stéphane Lambert, Nicolas de Staël, la peinture comme un feu Chez Gallimard, 224 p.
Première biographie passionnante de Joseph Darnand, chef
de la Milice sous le régime de Vichy
Le bois dont on fait les héros
est-il également celui qui modèle les traîtres ? A priori non mais avec
l’ancien chef de la milice, il semble bien que le moule servit deux fois. Car
Joseph Darnand reste une énigme, celle d’une destinée trop vite expédiée dans
cette infamie qu’il embrassa assurément mais qui révéla également une
complexité faite de contractions. Car comment un patriote aimant profondément
son pays a-t-il pu le trahir en s’associant aux pires crimes de son histoire
commis sous l’égide du régime de Vichy ? Est-ce pour cela que l’historiographie
ne lui a accordé que peu de place parce que l’histoire de France ne pouvait accepter
que l’un de ses membres ait pu la servir et la trahir avec la même passion
?
Pour explorer cette part d’ombre
que chaque héros porte en lui, ce marbre capable de se fissurer au contact de
l’histoire, il nous faut suivre Eric Alary, historien spécialiste de la seconde
guerre mondiale et de la collaboration qui, en sculpteur avisé, taille en toute
objectivité et à partir de sources neuves et méconnues ainsi que d’archives
inexplorées, le portrait de Joseph Darnand.
Darnand c’est avant tout
l’histoire d’un homme ordinaire de l’Ain que la Grande guerre va élever au rang
de héros. Homme d’action, du coup de poing, il ressort du premier conflit
mondial décoré et adulé. « Son courage initial aurait pu le conduire
vers un autre destin » écrit ainsi Eric Alary. L’histoire aurait pu en
rester là. Intervienta lors ce que l’histoire peine souvent à expliquer :
la psyché, les sentiments et les frustrations que cerne parfaitement Eric
Alary. Un homme en quête de reconnaissance qui glisse lentement vers le crime
organisé durant cet entre-deux guerres des ligues et de la montée des extrêmes
avec ses relents antisémites et nationalistes. Un homme que le désir
d’ascension aveugla et qui fit sienne l’idéologie d’un maréchal Pétain qu’il
vénéra. Voilà le terreau sur lequel grandit le Darnand de la seconde guerre
mondiale. En 1942, « il est désormais évident que Darnand est
collaborationniste par opportunisme, mais aussi par idéologie » nous
dit l’auteur.
Les Allemands, mieux que
quiconque, surent séduire cette créature fidèle. « Il n’est toujours
qu’un pion que des chefs qui s’affrontent au sommet de l’État placent à
l’endroit qui les arrange. Il en est conscient et il en abuse pour une gloire
illusoire » pour nous dire que Darnand, loin de subir, choisit son
destin. Ce fut alors la course à l’abîme avec l’exécution de ministres juifs
comme Jean Zay et Georges Mandel et l’intégration dans la Waffen SS après avoir
prêté serment au Führer en novembre 1944. A ce titre, Eric Alary apporte un
éclairage intéressant sur la chaîne de commandement qui conduisit à
l’assassinat de l’ancien ministre de l’Intérieur, le 7 juillet 1944 dans la
forêt de Fontainebleau. Si Darnand ne donna pas l’ordre fatidique, il cautionna
l’opération en ne prenant aucunes sanctions contre les meurtriers.
La figure de Joseph Darnand est ainsi l’histoire d’une dérive criminelle dans une époque de convulsions qui ont amené un homme à transiger avec sa conscience par simple opportunisme. Plus qu’un livre brillant, cette biographie constitue également un avertissement : en des temps troublés, sans boussole, les héros peuvent aussi devenir des monstres.
Par Laurent Pfaadt
Eric Alary, Joseph Darnand, de la gloire à l’opprobre Chez Perrin, 384 p.