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Biface

Expériences au sujet de la conquête du Mexique 1519-1521

de Bruno Meyssat

Un spectacle sur la conquête du Mexique par les Espagnols au
16ème siècle ne pouvait manquer d’attirer attirait notre attention.
Nous nous y sommes rendus, prêts à entendre et peut-être à voir la
représentation des exactions commises alors contre les peuples
autochtones. Et là, surprise, pas de narration continue, de scènes
mimées s’enchaînant pour décrire les probables situations mais, le
jeu souvent elliptique des comédiens (Philippe Cousin, Paul Gaillard,
Yassine Harrada, Frédéric Leidgens, Mayalen Otondo) qui, apprend-
on en lisant le livret distribué à l’entrée du spectacle, se sont
adonnés, après de nombreuses lectures sur le sujet, à traduire leur
ressenti en se livrant à des improvisations qu’ils nous proposent in
fine. Cela s’appelle  » L’écriture de plateau « . Pour ce faire, ils
s’approprient les objets disparates qui sont posés, a priori pour nous,
de façon aléatoire sur le plateau. Il y a là, entre autres, des chaises,
un banc, des tapis, une cage en osier, une table de camping. Ils vont
s’en emparer pour réaliser des séquences de jeu censés évoquer les
violences de cet épisode historique sans les représenter vraiment.
C’est ainsi que nous sommes déroutés et interrogatifs : Pourquoi
agissent-ils de cette façon ? Que veulent-ils nous signifier ?

Heureusement nous voyons s’afficher les textes qui nous servent de
piste, nous éclairant même sur le titre  » Biface « . En effet, il s’agit,
d’une part, des extraits de lettres envoyées par Cortès à Charles
Quint ainsi  que des récits de Bernal Diaz del Castillo un militaire de
l’expédition et, d’autre part, de témoignages exprimant le point de
vue des Aztèques recueillis et transcrits par des prêtres espagnols.
Certains textes sont récités ou lus par les comédiens. On y entend
même le nahvalt, la langue des Aztèques.

Nous découvrons que, dans un premier temps, chacun des groupes
est sidéré par l’autre, admiratif. Les Espagnols  sont surpris par
l’incroyable beauté de la ville de Mexico, son organisation. Quant
aux Aztèques ils sont médusés par ce qu’ils n’imaginaient même pas,
ces hommes blancs, montés sur des chevaux et munis d’engins qui
crachent du feu.

Mais cela ne dure pas. Bientôt, les Espagnols voyant du sang sur
leurs autels comprennent qu’il s’agit  de sacrifices humains et
considèrent les Aztèques comme des suppôts de Satan. Les éliminer
devient pour ces catholiques une sorte d’obligation. De plus
convoitises et pillages complètent ce noir tableau. La ville de Mexico
sera entièrement brûlée, l’empereur Motecuhzoma poignardé.

Tout cela, dit le metteur en scène Bruno Meyssat est
irreprésentable.

Sur le plateau on mesure la difficulté pour les comédiens à
s’exprimer sur ces événements et la nôtre à repérer des gestes, des
déplacements pertinents bien que notre imaginaire puisse travailler
en voyant, entre autre,  Mayalen Otondo revêtir une robe mexicaine,
un homme se faire enfermer dans une cage, un autre traverser la
scène en galopant et hennissant comme un cheval et des poutres
calcinées  qui disent assez  l’incendie qui a détruit Mexico…

Les musiques espagnoles du XVème siècle et celles contemporaines
de Morton Feldman, Giacinto Scelsi, Anton Webern accompagnent
judicieusement le regard porté sur ce moment de l’histoire,
emblématique de ceux nombreux qui suivront pour faire ce que les
Européens qualifieront d' » oeuvre de civilisation « .

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 26 janvier au TNS

La vraie famille

un film de Fabien Gorgeart

© Cédric Sartore

Nombreux sont les documentaires qui traitent des enfants placés
en foyer, de leur famille d’accueil parfois maltraitante ou
négligente, au mieux aimante et triste de devoir rendre l’enfant qui
leur a été confié, sans compter les parents biologiques qui ne sont
pas toujours rassurants pour leur enfant qu’ils récupèrent. Sombre
souvent est le tableau mais c’est la loi qui s’applique. Par le biais de
la fiction, ce sujet est ici transcendé et la complexité des situations
explorée, l’émotion est au rendez-vous grâce à la propension que le
cinéma a de rendre sensible les sentiments des personnages,
portés par des comédiens exceptionnels, les enfants également,
magnifiques de naturel.

L’homme de théâtre qu’est Fabien Gorgeart s’en ressent dans sa
mise en scène, ses plans séquences où s’épanouit le jeu de ses
comédiens exécutant une partition sur le fil, face à des enfants plus
vrais que nature. Avec leurs deux enfants, Anna (Mélanie Thierry) et
Driss (Lyes Salem) campent les parents intérimaires du petit Simon
qui leur a été confié, avec l’énergie du désespoir et la joie de vivre
communicative pour créer une bulle familiale heureuse. Fabien
Gorgeart n’a jamais pu oublier ce temps où l’enfant que gardaient
ses parents a dû s’en aller pour retrouver sa famille biologique. Cela
fait des années qu’il voulait réaliser un film sur ce sujet. C’est à
travers le prisme des souvenirs que La vraie famille se déploie, à
l’aulne du départ annoncé du petit garçon. Dès lors que l’on sait qu’il
va être rendu à son père, toutes les scènes de jeux et de joie n’en
sont que plus chargées d’émotion et de regrets de ce qui a été et ne
sera plus. « Trois films où il est question du lien qu’il faut couper ont
constitué mes sentinelles : The Kid de Charlie Chaplin, Kramer contre
Kramer de Robert Benton et E.T. de Steven Spielberg, qui raconte
littéralement l’histoire d’un enfant placé, si j’ose dire ! » – film vu à la
même période où ce petit frère allait quitter définitivement la
maison. Le suspense est ménagé après une scène d’ouverture dans
une piscine soutenue par une musique et des mouvements de
caméra qui donnent le ton : la fiction est plus grande que la réalité.
La vraie famille est celle-là, la famille où le bonheur circule, avec une
figure paternelle, elle aussi plus attachante que nature, portée par
un comédien que l’on aimerait voir plus souvent incarner des
premiers rôles, Lyes Salem.

La loi est cruelle mais elle est la loi, et le film est très sensible en ce
qu’il n’est pas manichéen, la famille biologique n’est pas défaillante,
ce qui rendrait plus insupportable encore le départ de Simon et la
juge comme la conseillère familiale sont bienveillantes. Le père qui
veut récupérer son fils est plein d’amour pour son enfant, il ne
présente aucune addiction ou perversion qui ferait douter de sa
légitimité à prendre le relais d’Anna pour élever son enfant. Felix
Moati est parfait en père maladroit, qui doute, mais qui est plein de
bonne volonté pour que tout se passe au mieux. Mais pour Anna que
Simon appelle « maman » depuis qu’il est en âge de parler et qui a
désormais 6 ans, rien de ce que fait son père n’est assez bien pour
imaginer céder son rôle de mère aimante. Elle est un bloc de douleur
retenue, prête à être dans l’illégalité pour permettre des vacances
dans la neige à Simon et le garder près d’elle quelques jours de plus.
L’étau qui se resserre sur fond d’ambiance de Noël avec ses lumières
et ses guirlandes, sans compter une messe de minuit qui renvoie
également à la question de l’enfant placé qu’est Jésus, confère au
film une dimension de mélodrame et de conte. Avec son film, Fabien
Gorgeart joue avec les fantômes de son enfance comme s’il voulait
recréer les scènes pour se les réapproprier et ainsi rattraper ce
temps où il ignorait que le bonheur de sa famille serait brisé.

Par Elsa Nagel

Le retour des Giboulées

Evénement bisannuel au TJP-CDN, Les Giboulées  furent imaginées
et mises en route par André Pomarat, à qui il sera rendu hommage
le 15 Mars. La pandémie nous en avait privé en 2020. C’est dire la
satisfaction de l’équipe de pouvoir en annoncer la programmation
pour  le mois de Mars.

 » Les Giboulées prolongent, intensifient le projet du TJP-CDN et se
déploient dans la ville. Parce que les artistes sont le miroir de notre
société ils nous réveillent et nous permettent de nous relier les uns
aux autres et à notre environnement « , nous dit Renaud Herbin qui
dirige cette institution depuis 2013 et dont c’est le dernier mandat.
C’est dire l’importance qu’il attache à cette session des Giboulées.

Deux de ses spectacles sont à l’affiche  » Par les bords  » et  » Quelque
chose s’attendrit « .

 » Par les bords  » évoque, avec le danseur circassien Jean-Baptiste
André accompagné par le oud de Grégory Dargent et le chant de Sir
Alice, le problème de  » comment retrouver l’équilibre, se
reconstruire après un déracinement « .

 » Quelque chose s’attendrit  » Une marionnette minuscule  pose la
question de notre sentiment d’exister.

Ces Giboulées permettent de retrouver des artistes venus l’une ou
l’autre fois présenter leur travail ici.

Tibo Gebert avec   » Hero  » pose, avec ses marionnettes figuratives
qu’il fabrique lui-même, les questions sur l’identité en s’appuyant sur
le mythe des super héros qui cachent leur fragilité.

Tim Spooner dans  » Poisson Maracas « , revisite le personnage de
Pinocchio comme le fait aussi Alice Laloy avec son  » Pinocchio (live)  » dans lequel des élèves du Centre chorégraphique sont transformés
en pantins.

David Séchaud revient sur le problème de la ruine avec un comédien,
un acrobate et un musicien pour une poétique du risque dans  » Le
gonze de Lopiphile « .

Dorothée Saysombat et Nicolas Alline dans  » La conquête  » mêlent
chants et discours politiques, mettant en jeu leurs origines sino-
laotiennes pour explorer les stigmates de la colonisation sur nos
sociétés.

Claire Heggen dans   » L’inventaire animé  » nous gratifiera d’une belle
conférence animée sur la transmission des savoir-faire  dans le
domaine des masques, des marionnettes, de la gestuelle corporelle.

Parmi les nombreux spectacles à l’affiche, 22 au total dont 13
créations, tous répondant au grand principe  de mettre en jeu
 » corps-objet- image  » nous voulons attirer l’attention sur deux
particuliè-rement originaux. D’une part,  » La messe de l’âne  »
d’Olivier de Sagazan où les interprètes sont peu à peu recouverts
d’argile ce qui en fait des sortes de monstres. D’autre part, plutôt
ludique celui-ci,  » Gadoue  » qui comme son titre le laisse deviner met
en jeu le corps d’un jongleur avec un plateau couvert de boue
blanche sur laquelle il s’essaie à ne pas déraper.

Une programmation à consulter sur le site du TJP.

A retenir également, des rendez-vous gratuits et ludiques  comme
dans le cadre des Cosmodélies ces manifestations destinées à
partager des expériences communes pour créer des liens   » Les
flottants  » de Renaud Herbin des enveloppes translucides en
suspension que l’on manipule sous le regard d’une personne qui
décrit ce qu’elle voit à une autre personne ou  » Guidé par les haleurs
 »  cette promenade le long des quais  pour suivre une péniche tirée
par haleurs, une idée de David Séchaud.

Sans oublier  » Les pérégrinations d’Hermann  » de Stéphanie Félix sur
le partage du levain pour faire du pain.

Quant aux  » Précipités d’expérience  » ils  permettent  de montrer des
recherches artistiques, des travaux en cours que le TJP-CDN fut
ainsi soutenir.   

Les Giboulées, un festival pour tous et sans doute du bonheur à
partager du 4 au 19 mars dans différents lieux  de Strasbourg.

Marie-Françoise Grislin

Soupirs et tremblements

Berlioz et Elgar étaient à l’honneur d’un magnifique concert de
l’orchestre philharmonique de Radio France sous la conduite du chef John Eliot Gardiner

© Christophe Abramowitz / Radio France

Il est de ces concerts qu’il fallait voir, un spectacle alliant un grand
chef, un incroyable soliste et un orchestre virevoltant. Certes, avec
une affiche réunissant John Eliot Gardiner, Antoine Tamestit et
Berlioz, le critique ne prenait pas de risques démesurés. Mais de là à
s’attendre à un tel spectacle !

Dès les premières notes, le ton fut donné par le chef. Ce Harold en
Italie était voué à traverser un sabbat dans cette symphonie pour
alto transformée en épopée fantastique. Cherchant son chemin dans
ces vallées italiennes comme dans cet orchestre qu’il arpenta,
l’Harold de Byron trouva en Antoine Tamestit, un interprète à la
mesure du lyrisme et de la poésie émanant des notes commandées à
un Hector Berlioz par un Paganini au seuil de sa mort. En lointain
successeur du génie italien, l’altiste français donna ainsi la pleine
mesure de son jeu si émouvant. Garçon timide avec la harpe, il
devint le soupirant d’un soir avec ces bois transcendés dans cette
sérénade du troisième mouvement qui ne porta jamais aussi bien
son nom grâce aux merveilleux piccolo et hautbois.  

Au sommet de cette avalanche de couleurs descendant des
Abruzzes avec des cuivres brillants comme des ruisseaux
translucides qu’il déclencha, se tenait un roi, à la fois pâtre et Pan.
Une fois de plus, John Eliot Gardiner nous montra que depuis
Charles Munch, jamais on n’avait dirigé le grand Berlioz de si belle
manière. Sa conduite alerte, bondissante, fit littéralement trembler
d’émotions, un public ensorcelé par l’alto de Tamestit lorsque dans le
dernier mouvement, isolant le quatuor et levant les musiciens,
Gardiner nous offrit un final éblouissant.

Parvenu dans la plaine, l’orchestre et son chef reprirent leurs
souffles divins et, se débarrassant peut-être à contre-cœur de leurs
oripeaux berlioziens, ils plongèrent dans la pompe d’un Elgar
envoûté lui-aussi par la Riviera italienne. Avec Alassio (In the South) et
surtout Sospiri, sorte de parenthèse enchantée canalisant un lyrisme
parfois exagéré, l’orchestre philharmonique de Radio France, son
chef et un soliste d’exception ont été, ce soir-là, sur le toit du monde
qui ressemblait, à n’en point douter, à un Olympe musical.

Par Laurent Pfaadt

l’Age du capitalisme de surveillance

C’est un livre époustouflant, qui vous laisse KO sitôt sa lecture
achevée. En un peu plus de 860 pages, Shoshanna Zuboff, professeur
émérite à la Harvard Business School, décortique notre système
économique, politique et culturel né de la révolution technologique.

Après les attentats du 11 septembre 2001, nos titres de transport
ont été numérisés. Il a fallu badger à chaque montée dans le bus puis,
à chaque station sous peine de risquer une amende. Sur internet, en
réservant un voyage chez une compagnie aérienne lowcost, vous
receviez des promotions pour des produits directement ou
indirectement liés à votre voyage. Personne à l’époque ne savait ce
que voulait dire ce mot assez barbare d’algorithme. Voilà comment
tout a commencé. Et ceux qui prétendaient abattre l’Amérique ne
l’ont, en fait, que renforcer via ses GAFAM, ces nouvelles héroïnes
auto-proclamées de cette soi-disante liberté numérique.

C’est là que nous emmène Shoshanna Zuboff, dans l’envers du décor
de ces géants du net qui, sous couvert de liberté, ont en fait asservi
l’esprit humain en le privant de vie privée et en transformant nos
goûts culinaires et sexuels et nos rapports sociaux en données. 1984
n’est plus un mythe ou un récit de science-fiction visant à effrayer les
plus jeunes mais bel et bien une réalité arrivée avec quarante ans de
retard sur la prévision de George Orwell. Car, nous rappelle l’autrice,
nous sommes en présence d’un véritable système organisé visant à
dépouiller l’homme de son libre-arbitre. Etonnant cynisme que de
voir les théoriciens du complot qui se vantent de leur clairvoyance
demeurer aveugles devant la manipulation des GAFAM.

Déjà Joyce Appleby, dans son ouvrage fondamental (Capitalisme,
histoire d’une révolution permanente, Piranha, 2016) avait montré que
l’esclavage né du commerce du sucre avait grandement contribué au
développement du capitalisme. Shoshanna Zuboff poursuit cette
réflexion avec l’Age du capitalisme de surveillance en exposant la
mutation de ce phénomène où esclavage et capitalisme se sont
adaptés au monde d’après comme un virus bien connu. Seulement,
et c’est peut-être là le plus effrayant, cette servitude a été
volontaire. Tout cela porte un nom : totalitarisme. Alors rangez Marx
dans votre bibliothèque et actualisez-le avec Zuboff. Mais évitez
Google, on ne sait jamais, il risquerait de vous renvoyer vers le site
d’une bibliothèque aux ouvrages datés ou une marque de vodka.

Par Laurent Pfaadt

Shoshanna Zuboff, l’Age du capitalisme de surveillance,
Zulma Essais, 864 p. 2022

La Mère des guerres contemporaines

L’historien Vincent Bernard signe un ouvrage de référence sur la
guerre de Sécession

Il la qualifie à raison de Grande Guerre américaine à l’image de celle
qui ravagea l’Europe et une partie du monde entre 1914 et 1918.
Car à bien des égards, la guerre de Sécession constitua la mère de la
Grande Guerre et des autres conflits au 20e siècle. Grâce à son
ouvrage passionnant, Vincent Bernard nous conduit ainsi dans ce
laboratoire des conflits à venir, sur le front bien évidemment mais
également dans les coulisses de cette guerre qui fut totale,
englobant la société américaine dans son intégralité, du cabinet de
Lincoln au camp de concentration sudiste d’Andersonville en
Géorgie que représentent à merveille Laurent-Frédéric Bollée et
Christian Rossi dans leur BD Deadline, et des salles d’Etat-major que
l’auteur connaît particulièrement bien pour avoir consacré aux deux
grands chefs militaires du conflit, Robert Lee et Ulysse Grant, les
biographies françaises de référence, aux milices des hors-la-loi de
William Quantrill. A la manière d’un Ken Burns, Vincent Bernard est
allé puiser dans les sources primaires (témoignages, mémoires,
journaux d’opération ou presse) pour construire un merveilleux récit
qui alterne les points de vue (généraux, simples soldats mais
également fonctionnaires, journalistes, propriétaires d’esclaves et
abolitionnistes). Il en résulte un récit détaillé et fascinant qui ne
s’épuise jamais permettant d’entrer dans « cette guerre singulière à la
fois étrangère et civile, aux frontières poreuses, aux intérêts étroitement
entremêlés, aux familles divisées ».

S’il reste sur la crête d’une histoire politico-militaire, ne se voulant
pas exhaustif faute d’un travail titanesque qui, fatalement, diluerait
son propos, son angle d’attaque permet cependant une astucieuse compréhension du conflit. Au-delà de la question de l’esclavage qui
constitua l’un des motifs de la sécession de onze Etats après
l’élection d’Abraham Lincoln en 1860, Vincent Bernard montre bien
l’opposition de deux modèles de société : un sud aristocratique
défendant l’intérêt des Etats et un modèle économique agricole
symbolisé par la Virginie et un Nord plus ouvrier et fédéraliste dont
la mutation industrielle allait lui conférer un avantage déterminant
dans la victoire. L’auteur s’attache ainsi dans une première partie
passionnante à décrypter cette complexité trop souvent réduite à la
question de l’esclavage et à expliquer la lente désagrégation du
système politique américain. Loin des caricatures et grâce à ses
sources, l’ouvrage humanise les acteurs, placés devant des choix
cornéliens à l’image d’un Robert Lee approché pour commander
l’état-major du Nord et qui, finalement, choisit sa terre, la Virginie
tout en prévenant : « Chaque camp oublie que nous sommes tous
Américains. Je prévois que le pays devra traverser une terrible ordalie,
une expiation nécessaire pour tous nos péchés. »

Reprenant l’adage clausewitzien selon lequel la guerre est la
poursuite de l’activité politique par d’autres moyens, Vincent
Bernard met ainsi en parallèle les grandes décisions politiques et
leurs répercussions sur les champs de bataille et vis-versa. Les
grandes batailles sont bien là, d’Antietam et de ce 17 septembre
1862 qui constitua le jour le plus meurtrier du conflit au tournant de
la guerre de Gettysburg en juillet 1863 en passant par
Fredericksburg ou Shiloh, que le lecteur suit grâce à des cartes
pédagogiques qui donnent l’impression d’être aux côtés des
généraux des deux camps. Et l’auteur également d’expliquer la
première proclamation d’émancipation des esclaves, le 22
septembre 1862, cinq jours après le choc dans l’opinion de la bataille
d’Antietam. Au final, près de 800 000 américains périrent sous le
coup d’une révolution technologique que l’auteur n’omet pas où les
mitrailleuses Gatling et les balles Minié permettant d’allonger le tir
rangèrent la cavalerie dans les manuels d’histoire.

Un livre brillant donc qui entre avec intelligence dans toutes les
dimensions politico-militaires de cette guerre pour nous offrir une
vision cohérente et compréhensible d’un conflit qui allait,
malheureusement, faire des émules. Un ouvrage qui devrait
assurément trouver sa place entre ceux du grand James Matheson
et de John Keegan.

Par Laurent Pfaadt

Vincent Bernard, la guerre de Sécession (1861-1865), La Grande Guerre américaine,
Passés composés, 448 p. 2022.

Pour aller plus loin :

Le documentaire de référence : Ken Burns, The Civil War, La guerre de Sécession, Arte éditions, Coffret 4 DVD, 2009

Un classique de la littérature américaine publié voilà 70 ans : Shelby Foote, Shiloh, Rivages, 200 p. 2019

La magnifique BD consacrée au camp d’Andersonville : Laurent-Frédéric Bollée, Christian Rossi, Deadline, Glénat, 88 p. 2013

Jeanne des Armoises

Et si Jeanne d’Arc n’était pas morte ? Et si elle avait survécu,
protégée par un certain Jhen, le héros médiéval crée par Jacques
Martin ? C’est l’hypothèse que font Jean Pleyers, cocréateur du
personnage et Néjib qui signe une nouvelle fois le scénario de ce 19e
opus. Reprenant à leurs comptes l’une des nombreuses légendes de
la survie de la Pucelle d’Orléans qui traversa la France et notamment
celle d’une Jeanne d’Arc devenue Jeanne des Armoises, ce nouvel
album nous entraîne dans une aventure qui mêle une fois de plus
astucieusement, aventure et ésotérisme, personnels réels et fictifs.

Jhen, jeune et bel architecte au service d’un Gilles de Rais à la gloire
passée autour duquel tourne la narration depuis plusieurs albums va
ainsi devoir protéger une Jeanne d’Arc dont le secret de la filiation
suscite toutes les convoitises et notamment celle du seigneur
Rodrigue de Villandrando. Comme d’habitude, il affrontera maints
périls. Les fans de la série retrouveront avec plaisir quelques
personnages apparus précédemment et notamment Nomaïs et une
alléchante Pucelle d’Orléans, plus si pucelle que cela. Mais on ne
vous dit rien…

Laurent Pfaadt et Elias Rachiq-Pfaadt

Jean Pleyers, Néjib, Jacques Martin, Jeanne des Armoises,
t19, Casterman, 48 p.

Les diamants sont éternels

A travers plusieurs livres, le grand écrivain japonais Haruki
Murakami se confie. Une nouvelle fois enchanteur et fascinant

L’écrivain japonais, plusieurs fois cités pour le Prix Nobel, est arrivé,
à plus de 70 ans, à un stade. A l’image de ce baseball qu’il aime tant
et qui revient dans ces nouveaux textes notamment dans sa nouvelle
Recueil de poèmes des Yakult Swallows, il lui faut achever un tour de
stade pour marquer un point. Boucler la boucle en somme. Portant
en lui ces différents textes et notamment selon son propre aveu,
celui de son rapport à son père, il se devait donc d’aller au bout de
cette course.

Plus de course au mouton sauvage cette fois-ci mais plutôt rattraper
ce passé qui s’effiloche. A travers ces nouvelles, traduites une fois de
plus magnifiquement par Hélène Morita, qui sont autant de
rencontres fugaces et singulières, l’écrivain évoque des souvenirs de
jeunesse, étudiants ou plus récents. Les grands thèmes de
l’écrivain se déploient à travers un superbe réalisme magique
comme par exemple dans ce qui constitue certainement la plus belle
nouvelle du recueil, Charlie Parker plays bossa-nova et ce jazz qu’il
affectionne tant. Comme à chaque fois, le lecteur croise de
nombreuses femmes, belles mais souvent quelconques qui peuplent
ses livres et son lit et quelques personnages déjà apparus
précédemment comme le singe de Shinagawa (Saules aveugles,
femmes endormies, Belfond, 2008), grand amateur de Bruckner.

Avec son sens inimitable du récit, Murakami transfigure la banalité,
transcende la normalité si bien que la beauté apparaît sur la laideur
d’un visage de femme dans la magnifique nouvelle Carnaval ou dans
la lecture à haute voix d’un jeune homme. A travers tous ses
personnages, Murakami dessine sa figure du héros sous la forme
d’un homme au travail ou au physique quelconque et glorifie l’échec car pour lui, « la véritable sagesse consiste davantage à apprendre à être
bon perdant qu’à savoir comment vaincre ». Cet homme, devenu
écrivain par hasard, n’est autre que lui, à travers tous ces
déguisements littéraires.

Il lui faut donc revenir une nouvelle fois dans ce stade, celui de ses
exploits littéraires et poursuivre ce tour entamé voilà vingt ans.
Dans Abandonner un chat, il évoque ce père, professeur, auteur
d’haïkus et parti sur le front du Pacifique. Ce père avec qui il eut des
rapports compliqués. Nous ne sommes que le jouet d’un destin qui
se cache dans des instants qui nous paraissent sans importance mais
qui, au final, nous structurent plus que nous le croyons et surtout,
valent plus que la gloire ou la reconnaissance. « Le plus important,
c’est de se concilier le temps, d’en conserver le plus beau des souvenirs »
écrit-il. Ces instants du quotidien qui se cachent dans l’entre-deux,
ces moments imprévus, ces instantanés captés sont de véritables
diamants qui donnent aux récits de Murakami leur profonde
universalité. Le destin fait décidément bien les choses car justement,
le stade de baseball s’appelle un diamant. Et dans le cas des livres de
Murakami, ils sont éternels.

Par Laurent Pfaadt

Haruki Murakami, Première personne du singulier,
Chez Belfond, 160 p.

Haruki Murakami, Emiliano Ponzi, Autopsie d’un chat, souvenirs de mon père
Chez Belfond, 64 p.

Chère chambre

Texte et mise en scène de Pauline Haudepin

C’est un spectacle qui nous a beaucoup impressionnés par l’histoire
peu banale qu’il raconte à travers des personnages communs, par là-
même très touchants.

En effet comment être insensibles et ne pas s’étonner d’apprendre
que Chimène, une jeune fille a bel et bien quitté le nid familial et le
confort d’une tendre relation avec sa meilleure amie, Domino pour
aller coucher avec ce qu’on appelle communément « un clodo »,
malade de surcroît qui l’a contaminée au point que sa mort est
programmée.

Nous ressentons vivement le désarroi des parents. Chacun à sa
manière réagit fortement. La mère, Rose, par un questionnement,
une révolte profonde , un refus , le père, Ulrich manifeste plus
d’indulgence, essayant d’engager une conversation avec sa fille  pour
comprendre l’incompréhensible.

Une distribution très pertinente met chacun à sa juste place ce qui
nous plonge d’autant plus dans leur intimité.

Rose est interprétée par Sabine Haudepin, la mère de l’auteur. Elle endosse d’une manière épatante ce personnage de mère outrée. Elle
est pétulante, toujours sur le pied de guerre, refusant l’inéluctable
prochaine mort de sa fille, affirmant envers et contre tout la
légitimité de ce refus.  » les enfants bien élevés ne meurent pas… Il
est hors de question qu’on te laisse mourir « . Cela devient si excessif
qu’on frise le comique.

Jean-Louis Coulloc’h, joue Ulrich, un père tranquillement dépassé
par les événements et  les réactions vives de sa femme.

C’est une pièce sur le relationnel, nombre de scènes sont des tête-à-
tête révélant la personnalité de l’un et de l’autre, celle de Chimène
étant la plus discrète, la plus mystérieuse, saluons l’interprétation
tout en douceur et retenue de Claire Tourbin ancienne élève de
l’Ecole du TNS (groupe 44).

Inspirée par «  le baiser au lépreux » de « L’annonce faite à Marie » de
Paul Claudel, la pièce met en jeu la détermination de la jeune fille à
poursuivre une quête irrépressible de don de soi, comme une
pulsion contre laquelle on ne peut lutter car il n’y va pas de la raison,
ni du raisonnement, mais d’un élan vital qui, paradoxalement conduit
à la mort assumée.

Cela est inadmissible pour le commun des mortels et va faire réagir,
outre ses parents, son amoureuse, Domino (Dea Liane), professeur
de philo, qui, elle, a les pieds sur terre et  que le comportement de
Chimène  met en rage comme elle le lui dit lors d’une de ses visites à
l’hôpital. Et c’est avec une ironie mordante qu’elle l’interpelle
sachant qu’entre elles un abîme d’incompréhension s’est creusé à
tout jamais.

On aborde un aspect plus onirique de la pièce quand apparaît un
étrange personnage, Theraphosa Blondi, l’araignée, un être  aux
allures dansantes (Jean- Gabriel Manolis, danseur de Butoh )
menant auprès de chacun un questionnement qui aboutit à révéler
son inconscient.

Le choix de Chimène  trouble ses proches et ceux qui de près ou de
loin ont entendu parler de son histoire qui prend des allures  de fait
divers retentissant et multiplie les fak news.

Mais au final,  la douceur de sa démarche permet à ses parents et à
son amie de trouver une autre voie que celle du désespoir ou de la
révolte, les premiers parlent d’un voyage au Mexique et la mère
voudrait un autre enfant, la seconde se surprend à ne plus ressentir
de colère.

Alors que penser du choix de Chimène ? S’agit-il d’une mort
sacrificielle et rédemptrice ou d’un élan vers la liberté qui peut
gagner les autres ?

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 25 novembre 2021 au TNS

Le grand jeu

Plusieurs ouvrages reviennent sur les grands maîtres des échecs et
sur celle du plus célèbre d’entre eux, l’Américain Bobby Fischer

« Le seul jeu qui appartienne à tous les peuples et à toutes les époques, et
dont nul ne sait quel dieu l’a apporté sur terre pour tuer l’ennui, pour
aiguiser l’esprit, pour stimuler l’âme. Où commence-t-il, où finit-il ? »
écrivait Stefan Zweig dans l’un de ses plus grands livres, Le joueur
d’échecs (1943).

Depuis son introduction en Europe au Xe siècle, les échecs n’ont eu
de cesse de fasciner, empereurs comme écrivains. De Napoléon à
Vladimir Nabokov en passant par Stefan Zweig, Benjamin Franklin
ou Albert Einstein, ils inspirèrent jusqu’à aujourd’hui romans, bande-
dessinées ou séries télévisées comme en témoigne le récent succès
du Jeu de la dame sur Netflix.

Si des tournois ont existé dès le Moyen-Age, ce n’est qu’à la fin du
XIXe siècle que naquit un championnat du monde. Ainsi depuis 1886
et l’autrichien Wilhelm Steinitz et jusqu’au norvégien Magnus
Carlsen, champion du monde depuis 2013, le monde vit avec cette
figure de génie, sorte de super-héros avant l’heure, qui traversa les
frontières tout au long de cette histoire plus que centenaire. C’est ce
que raconte à merveille le très beau livre de Simon Bertrand aidé
d’Igor Hofbauer, auteur de BD qui a d’ailleurs conçu ce livre comme
un comics, lui conférant une esthétique qui devrait séduire tous les
publics et en y injectant ce mouvement, cette force et cette tension
inhérentes à ces parties mythiques analysées.

Au fil des pages défilent ainsi grands maîtres et champions. Ceux de
l’entre-deux-guerres, véritables vedettes adulées, courtisées,
photographiées, sortes de gladiateurs en complets et chapeaux de
feutre qui codifièrent ce jeu à coups de tactiques, d’ouvertures et de
défenses qui servent encore aujourd’hui de manuels à tout
champion en herbe. Ils se nommèrent José Raul Capablanca ou
Alexandre Alekhine. Après la guerre, les échecs devinrent un grand
jeu diplomatique où Américains et Soviétiques s’adonnèrent à une
immense partie qui dura plus de quarante ans. Les échecs servirent à
prouver la supériorité de chaque camp et leurs rois, souvent
soviétiques et affublés de surnoms, s’appelèrent Mikhail Botivnnik,
Tigran Petrossian ou Boris Spassky.

Les Américains, en retard, usèrent alors de leur arme atomique. Elle
porta un nom : Bobby Fischer. Pas de surnom. Juste Bobby Fischer.
Le génie américain, excentrique, mit tout le monde d’accord. Encore
aujourd’hui, des films, des biographies et des romans graphiques
dont celui, très beau, en noir et blanc – comme la vie de Bobby
Fischer – de Julian Voloj et Wagner Willian retracent sa vie et son
destin. Une ville, Reykjavik, devenue le centre du monde le temps de
plusieurs parties, y gagna une réputation éternelle. « On eut dit que
chaque être humain retenait son souffle dans l’attente du tournoi que
tout le monde appelait le duel du siècle » écrit le romancier islandais
Arnaldur Indridason dans son polar dont l’action se situe au moment
du fameux duel Fischer-Spassky en 1972

Et puis Bobby Fischer quitta les échecs comme il y était entré : dans
un ouragan. « Le 3 avril 1975, sans avoir déplacé un seul pion, Anatoli
Karpov devint le douzième champion du monde des échecs (…) Ce jour-là,
Bobby devint le premier champion du monde à renoncer au titre » relate
ainsi Frank Brady, dans ce qui constitue aujourd’hui la biographie la
plus réussie du champion américain. Cet ouragan qui avait déjà avalé
les tempêtes du passé – l’ouvrage de Simon Bertrand s’attache
d’ailleurs à redonner toutes leurs places à certaines figures oubliées
notamment celles, féminines, de la Géorgienne Nona Gaprindashvili,
première femme à avoir obtenu le titre mixte de Grand Maître
international en 1978 ou la Hongroise Judit Polgar – se dissipa en même temps qu’une URSS qui produisit avec Anatoli Karpov et
surtout Gary Kasparov, champion du monde à 22 ans en 1985, ses
derniers cavaliers. Puis l’anonymat médiatique vint à nouveau
recouvrir ce jeu. Ni l’affrontement de l’homme avec la machine
(Kasparov face à l’ordinateur Deep Blue), ni l’arrivée de pays
asiatiques (Chine, Inde) dans la course avec notamment
Viswanathan Anand, champion du monde à plusieurs reprises entre
2000 et 2012, ne changèrent la donne.

On croyait les échecs oubliés, ringardisés. Jusqu’à l’irruption d’une
série qui relança ce jeu qui prouve grâce à ces deux livres
fantastiques que ce jeu est immortel. Mais après tout comme
l’écrivait Stefan Zweig : « n’est-ce pas déjà le limiter injurieusement que
d’appeler les échecs un jeu ? »

Par Laurent Pfaadt

Simon Bertrand, Igor Hofbauer, Grands maîtres des échecs,
50 destins extraordinaires, éditions EPA, 316 p, 2021

Julian Voloj, Wagner Willian, Bobby Fischer, L’ascension et la chute d’un génie des échecs,
Les Arènes BD, 176 p. 2021

A lire également :

La meilleure biographie consacrée à Bobby Fischer : Frank Brady, Fin de partie, Aux forges de Vulcain, 2018, 440 p.

Un thriller palpitant de l’un des maîtres du polar scandinave : Arnaldur Indridason, Le Duel, Métaillé, 2014, 320 p.

Un classique indémodable : Stefan Zweig, Le joueur d’échecs, Livre de poche, 2013, 128 p.