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Happy birthday Maestro Rihm !

Le 70e anniversaire du compositeur allemand est l’occasion de réécouter ses œuvres.

Wolgang Rihm est certainement l’un compositeurs les plus importants de notre temps. Nombreux sont ceux, interprètes ou créateurs, à considérer sa musique comme prépondérante dans la création contemporaine. Totalement intégrées aux programmes des plus grands orchestres, ses œuvres sont devenues, dès son vivant, de véritables classiques qui tendent à explorer les tréfonds psychologiques de l’homme. En 2019, le festival Présences de Radio France, présenta ainsi seize de ses œuvres. Pascal Dusapin, autre grand nom de la création contemporaine et invité du festival, évoquait ainsi l’œuvre de Wolfgang Rihm : « il y a chez lui un mouvement tellurique qui m’évoque une rivière, laquelle peut se faire grand fleuve ou petit ruisseau : tantôt, tout est clair, on peut voir les poissons ; tantôt, le temps est mauvais, la rivière est agitée, le torrent devient boueux, chargé. »

A l’occasion de son 70e anniversaire, quelques-unes de ses œuvres emblématiques ressortent sous le label de l’orchestre symphonique de la radio bavaroise, BR Klassik, avec qui Rihm a établi un compagnonnage de longue date.

Né à Karlsruhe, Wolfgang Rihm fut très tôt influencé par Mahler et la seconde école de Vienne en particulier Anton Webern avant de forger son propre style qui rompit avec l’avant-garde musicale représentée notamment par Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen dont il fut pourtant l’élève.

Compositeur prolifique, il s’est aventuré dans tous les domaines : musique orchestrale et de chambre, opéra notamment avec son Dionysos extatique et fantasmagorique basé sur les poèmes de Nietzsche ou musique sacrée comme en témoigne son magnifique et si épuré Stabat Mater pour bariton et alto qui s’appuie sur un texte de la liturgie médiévale catholique. Parmi les quelques 500 pièces de ce compositeur prolifique à l’œuvre protéiforme, les deux Cds de la collection Musica viva du label de l’orchestre de la radio bavaroise présente quelques œuvres représentatives du compositeur. A la fois récentes (Stabat Mater, 2020) et plus anciennes comme Sphäre nach Studie (1993 remaniée en 2002) ou le célèbre Jagden und Formen (2008) et associant quelques-uns des plus grands solistes du monde comme l’altiste Tabea Zimmermann et le clarinettiste Jörg Widemann dans ce Male über Male 2 pour clarinette et 9 instruments assez fascinant, ces œuvres permettent de pénétrer facilement et intensément l’univers du créateur.

« Un compositeur se doit d’être à la fois hautement intellectuel mais également faire preuve d’émotions en musique » a coutume de dire Wolfgang Rihm. Et on peut dire qu’à l’écoute de ces disques, l’alchimie est parfaite.

Par Laurent Pfaadt

Wolfgang Rihm : #39 Sphäre nach Studie, Stabat Mater, Male über Male 2#40 Jagden und Formen, Symphonieorchester des Bayerisches Rundfunks, dir Stanley Dodds (#39) und Franck Ollu (#40), Music aviva, BR-Klassik

Un intellectuel engagé

Le nouvel opus des cahiers de l’Herne revient sur la figure de Raymond Aron.

Relire Raymond Aron en ces temps troublés est devenu salutaire. L’homme, le philosophe, le journaliste agrégea ainsi plusieurs vies au cours d’une existence inscrite dans un 20e siècle troublé qu’il analysa parfois dès ses racines. Etiqueté à droite et mis au banc par une intelligentsia de gauche qu’il critiqua dans son livre l’Opium des intellectuels (1955), le passionnant cahier de l’Herne qui lui est consacré sous la direction d’Elisabeth Dutartre-Michaut, avec ses sources, ses contributions majeures et ses inédits, jette un nouveau regard sur l’homme ainsi que sur sa pensée.

Le cahier explore ainsi toutes les dimensions de cet homme qui ne posa jamais de frontières à son champ intellectuel, ce qui conduisit parfois les cercles littéraires et politiques, trop soucieux d’enfermer les intellectuels dans des cases, à vouloir, sans succès, le marginaliser. Mais, à la lecture de ce cahier, Raymond Aron apparaît comme une sorte de version moderne du savant de la Renaissance, embrassant une connaissance sans frontières à travers un prisme qui, avec du recul et l’évolution de la perméabilité des disciples, dessine une figure prophétique. Ainsi en tant que journaliste, il fut comme le rappelle Jean-Claude Casanova qui fut son élève et dirige aujourd’hui la revue Commentaire qu’Aron fonda, un journaliste engagé notamment au Figaro pendant 30 ans où il défendit le gaullisme et manifesta une critique subtile du marxisme comme le rappelle d’ailleurs Sylvie Mesure dans sa contribution où elle montre que si Aron reconnut à Karl Marx un apport fondamental en matière d’économie, il l’assimila cependant à un « sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du XXe siècle ».

Ici se révèle la dimension philosophique et sociologique d’Aron et le cahier insiste à juste titre sur cet aspect de l’œuvre aronienne tournée autour de l’histoire qu’il observa au plus près, notamment l’arrivée du nazisme à Berlin en 1933 ainsi que la Seconde guerre mondiale et la Shoah. Son analyse de Clausewitz ainsi que sa divergence avec le philosophe allemand proche du nazisme, Carl Schmitt, notamment à propos du Concept de politique (1928) son œuvre majeure, sont quelques-uns des grands moments du cahier.

L’invasion récente de l’Ukraine et la violation de l’intégrité territoriale de cette dernière amènent à considérer d’un œil nouveau ce courant réaliste des relations internationales dont Aron fut l’un des principaux tenants et qu’il développa dans l’un de ses ouvrages, devenu une référence, Paix et guerre entre les nations (1962). Sa thèse basée sur l’Etat, acteur central des relations internationales, influença un certain nombre de penseurs et d’acteurs. A Henry Kissinger, futur secrétaire d’Etat américain, et réaliste comme lui qu’il rencontra dès 1957 alors que les deux hommes étaient universitaires, il reprocha dans une correspondance inédite – les cahiers de l’Herne ne seraient pas ce qu’ils sont sans leurs formidables inédits – absolument fascinante, cette realpolitik inhérente à tout théoricien se confrontant à l’exercice du pouvoir. « Une puissance dominante, comme les Etats-Unis, doit aussi incarner des idées ». Des mots qui résonnent aujourd’hui avec plus d’acuité et qui renvoie à cette position unique qu’Aron occupa et que résume parfaitement Jean-Claude Casanova : « Respecter la vérité, respecter les autres, exprimer courageusement ses choix, voilà les trois qualités maîtresses d’Aron comme professeur et comme journaliste, comme commentateur et comme historien du présent. »

Par Laurent Pfaadt

Raymond Aron, Cahier de l’Herne sous la direction d’Elisabeth
Dutartre-Michaut
Aux Editions de l’Herne, 272 p.

Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis

« Plus discrète qu’une épouse infidèle rejoignant son amant, la lune rasait les nuages, impatiente d’aller retrouver le soleil qui l’avait précédée depuis longtemps au couchant ». Ouvrir le livre de Nétonon Noël Ndjékéry c’est comme entrer dans la maison d’un griot, s’assoir avec lui et, avec comme horizon ce lac Tchad s’entendant à perte de vue, l’écouter nous relater de sa voix et de sa plume envoûtantes le destin de Zeïtoun. Arraché aux siens par une razzia et flanqué de deux compagnons d’infortune, Tomasta Mansour, ancien esclavage devenu eunuque et théologien respecté et Yasmina, « la Blanche », Zeïtoun va ainsi vivre une épopée sur les routes des caravanes, des rives du lac Tchad aux dunes d’Arabie. Se saisissant de la question de l’esclavage transsaharien, l’auteur, Grand Prix Littéraire National du Tchad pour l’ensemble de son œuvre en 2017, a construit un ouvrage qui s’apparente à la fois à une fresque grandiose et à un monument littéraire de référence.

Tantôt terrible, tantôt burlesque, le récit oscille magnifiquement sur les bords de ce lac romanesque où le lecteur contemple à la fois la beauté et la cruauté des êtres humains comme on aperçoit la grâce d’un oiseau ou la férocité d’un crocodile. Dressant le récit de ces bannis, ces victimes devenues héros d’une formidable utopie, Nétonon Noël Ndjékéry fait entrer de plein fouet la littérature tchadienne, africaine dans la langue française en la revigorant, en la vivifiant et surtout en la sublimant dans son universalité. Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis n’est pas qu’un simple récit, certes tout en images, avec ses métaphores et cette poésie qui rappelle parfois celle du grand Amin Maalouf. Non, il y a quelque chose de plus grand : cette grande idée d’une Afrique maîtresse de son destin comme lorsqu’elle présida aux destinées de la Terre à l’aube de l’humanité.

Le lecteur ressort littéralement envoûté de cette histoire et de cette leçon. Devant les rives du lac Tchad, son esprit se perd dans cette confluence à la fois littéraire et historique où la petite histoire rejoint la grande comme une multitude de rivières se déversant dans l’horizon de l’humanité. L’arc-en-ciel de Nétonon Noël Ndjékéry est là, reliant l’Afrique à la Terre, la langue française africaine à ses sœurs. Quelle fierté pour le lecteur d’arpenter cet arc-en-ciel. Là, il y scrute cette île, cette utopie où nos héros trouvèrent refuge. La plume du griot suspend alors son vol comme une alouette rousse accrochée à un papyrus et on ne demande qu’une seule chose : qu’il se saisisse de son calame et qu’il écrive une fois de plus son histoire.

Par Laurent Pfaadt

Nétonon Noël Ndjékéry, Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis,
Hélice Hélas, 360 p.

« Fuir est très vite devenu la seule alternative »

Lui est pianiste international russe, finaliste du célèbre concours international Van Cliburn et se produisant sur les scènes du monde entier. Elle, est compositrice et pianiste. Tous les deux enseignaient au conservatoire Tchaïkovski à Moscou. Nikita Mndoyants et Maryana Lysenko ont quitté leur pays quelques jours après l’invasion de l’Ukraine avec leur fille de 3 ans pour se réfugier en France, dans le nord de l’Alsace, le 6 mars dernier. Comme un symbole, leur fille a effectué sa rentrée dans la même classe qu’une petite ukrainienne, arrivée quelques jours plus tôt.


Au moment où la guerre en Ukraine s’est déclenchée, vous étiez en Russie. Quelle a été votre réaction ?

Nikita Mndoyants : Quand les médias de masse n’étaient pas censurés nous entendions des rumeurs. Mais nous ne pouvions croire qu’au 21e siècle, une telle chose fut possible. Nous avons été choqués, sidérés quand la guerre a commencé. Et puis, la vie en Russie a commencé à changer. Très vite. Exprimer son opinion contre la guerre pouvait vous conduire en prison pour quinze ans. Fuir est très vite devenu la seule alternative. Tous ceux qui comprenaient réellement ce qui se passait ne pouvait accepter cela et demeurer silencieux. La peur régit aujourd’hui la vie de ceux qui n’ont pas pu quitter le pays. Il y a des manifestations contre la guerre dans toutes les grandes villes de Russie mais personne ne les voit car il n’y a plus de médias d’opposition. En parlant aujourd’hui, nous craignons également pour nos proches, nos parents qui sont restés là-bas et pourraient subir les conséquences de nos prises de position.

Maryana Lysenko : De nombreuses personnes soutiennent le régime car elles sont endoctrinées par la propagande. Même des membres de ma famille font confiance à celle-ci. C’est devenu très difficile de discuter avec eux. Lorsque je leur montre des vidéos provenant de mes amis ukrainiens qui font état de destructions et d’attaques, ils ne me croient pas. Ils pensent qu’il s’agit de propagande ukrainienne. Et lorsque les Américains et les Européens ont infligé des sanctions à la Russie, ils ont continué à croire dans la propagande en me disant : « L’Ouest est contre nous et de toute façon, nous allons survivre. On va être fort et on surpassera tout cela ».

Vous avez alors décidé de quitter le pays…

Nikita Mndoyants : Oui, d’abord pour notre fille. Ils ont détruit l’avenir pour tout le monde. Nous ne voulons pas qu’elle se retrouve dans ce dilemme de devoir choisir entre fuir son pays et accepter de vivre ainsi en Russie. Notre génération peut encore agir, décider. Mais eux n’auront plus la possibilité de le faire. Nous ne reviendrons pas en Russie dans ces conditions, avec ce régime.

Maryana Lysenko : Il ne s’agit pas d’une question de sécurité car j’ai participé à des mouvements de protestation en Russie lorsque cette dernière a envahi la Crimée et le Donbass en 2014. Nous aimons tellement notre pays et c’est très douloureux pour nous. J’y suis tellement attachée, mes racines sont ici. Même lorsque la guerre a débuté, j’ai essayé de me convaincre, jour après jour, de rester en Russie et de me battre. Le plus dur a été d’entendre ces gens que je connaissais et qui s’opposent au régime me dire : cela ne sert plus à rien de se battre maintenant. J’ai donc dû me convaincre qu’il était impossible de rester là-bas. Ce n’était pas une question de sécurité mais plutôt une question d’éthique, d’humanité.

Interview Laurent Pfaadt

Des notes pour faire taire les armes

Un concert en soutien au peuple ukrainien avec le pianiste
international russe Nikita Mndoyants était organisé au relais
culturel de Wissembourg.


La grande salle du relais culturel de la Nef à Wissembourg était
pleine à craquer. Plus de 400 personnes avaient ainsi pris place pour
assister au concert organisé par l’association du festival
international de musique classique de Wissembourg et le pianiste
international russe Nikita Mndoyants qui a fui avec sa famille son
pays aux premières heures de la guerre (lire l’interview). Autour de
lui quelques-uns de ses fidèles compagnons de jeu notamment son
épouse Maryana Lysenko, le violoniste Andrej Bielow et le
violoncelliste Christoph Croisé. Au premier rang se trouvaient les
quelques quarante réfugiés qui vivent aujourd’hui à Wissembourg,
entourant la maire, Sandra Fischer-Junck qui a pris soin de rappeler
dans son discours que « nous écrierons à vos côtés une partie de
l’histoire de notre ville ».

Une partie de cette histoire a ainsi débuté sur la scène de la Nef.
Tout en rappelant à travers un très beau Schubert et un Scarlatti
envoûtant les liens évidents entre musiques ukrainienne et
européenne, le concert a mis à l’honneur quelques compositeurs
ukrainiens à commencer par Valentin Silvestrov, né à Kiev en 1937
et qui vit aujourd’hui à Berlin. Célèbre pour ses musiques de films
notamment de Kira Mouratova, sa Bagatelle, chargée d’émotion
donna le ton d’un concert appelé à rester dans les mémoires.

Mykola Lysenko que les spectateurs ont découvert et dont l’Ukraine
a fêté en pleine guerre le 180e anniversaire de la naissance a installé cette étrange impression que le temps s’était arrêté, qu’à travers sa
musique, les bombardements sur Marioupol, Mykolaïv ou Kiev
avaient cessé. Mais Nikita Mndoyants nous rappela l’instant d’après
avec les notes martelées et les rythmes frénétiques d’un Vsevolod
Zaderatsky, ce compositeur qui créa ses principales œuvres au
goulag entre 1937 et 1939 et que le pianiste enregistra pour le
célèbre label Melodiya, que la guerre, les morts étaient bien réels, et
que la souffrance était encore vive. Les œuvres de Maryana Lysenko,
lointaine héritière du grand Mykola et de Boris Loginov se voulurent
à la fois course à l’abîme et plainte déchirante, magnifiquement
restituée par Andrej Bielow dont le violon provoqua frissons et
larmes.

Des larmes, il en fut évidemment question durant cette après-midi
inoubliable lorsque retentit la Melodia de Myroslav Skoryk, cet
hymne ukrainien de l’exil. Des larmes sur les joues de ces femmes
courageuses assises au premier rang. Des larmes coulant sur les
marteaux d’un piano quand d’autres frappent inlassablement les
villes ukrainiennes de leurs bruits assourdissants. Des larmes pour
ne jamais oublier.

Par Laurent Pfaadt

Nikita Mndoyants se produira la scène du Théâtre de l’Alliance Française, Paris 6e, le 16 avril 2022 à 16h pour un concert retransmis sur France Musique

A écouter :
Vsevolod Zaderatsky 24 Preludes and Fugues, 2CD, interprétés par Lukas Geniusas, Andrei Gugnin, Nikita Mndoyants, Ksenia Bashmet, Yury Favorin, Andrei Yaroshinsky, Melodia, 2016

La seconde surprise de l’amour

De Marivaux

Mise en scène Alain Françon

Après la superbe mise en scène des « Frères Karamazov », le TNS
nous offre encore un grand texte et une très belle représentation 
avec la possibilité attendue par nombre de spectateurs de
retrouver un « classique ».

La pièce écrite en 1727  nous conte l’histoire quelque peu
aventureuse des amours de La Marquise et du Chevalier.

C’est dans un espace scénique épuré et pertinent composé d’un
jardin intérieur avec bassin au centre, présentant de part et d’autre
deux escaliers, l’un côté cour qui mène dans la maison, l’autre, côté
jardin vers l’extérieur, avec au fond un magnifique tableau où
buissonne une nature sauvage, signé Jacques Gabel, c’est là que se
recueille La Marquise, élégante Georgia Scaliett, en longue robe
noire aux prises avec le chagrin d’avoir perdu un mari qu’elle aimait.
Ses soupirs et sa langueur se heurtent à l’énergie de Lisette, sa
suivante (Suzanne De Baecque épatante) débordant de vivacité et
bien décidée avec sa verve et ses commentaires à l’emporte-pièce à
ne pas laisser sa maîtresse se complaire dans la mélancolie.

C’est alors  qu’une visite inattendue s’annonce, celle du Chevalier
(Pierre-François Garel) qui veut quitter la ville, suite au désespoir
dans lequel le plonge l’impossibilité d’épouser Angélique, la jeune
fille qu’il aimait.

D’un coeur brisé à l’autre, une grande compréhension se fait jour. La
compassion  exprimée par La Marquise à l’égard du Chevalier le
touche au point qu’il renonce à partir. S’ensuit, en tout bien tout
honneur, une promesse d’indéfectible amitié.

De leur côté Lubin (Thomas Blanchard), le valet de Chevalier et
Lisette éprouvent, l’un pour l’autre,  une attirance certaine qui ne
pourra aboutir que si leurs maîtres respectifs restent ensemble. Ils
vont s’y employer.

Mais Lisette qui veut redonner envie de vivre à La Marquise
embrouille les relations en faisant croire que cette dernière  ne
repousse pas les avances du Comte (Alexandre Ruby) et que cela
pourrait aboutir à un heureux mariage.  Mis au courant, Le Chevalier
retombe dans le désespoir, ayant compris qu’il était épris de la
Marquise. Celle-ci,  très perturbée par cette annonce d’éventuel
mariage avec le Comte finit par avouer son amour au Chevalier venu
lui faire ses adieux .

Le soir même, maîtres et valets pourront contracter leur mariage.     

La mise en scène d’Alain Françon sait mettre en évidence ce qui fait
le sel de cette pièce, la finesse des répliques,  la richesse de la langue,
son élégance et sa capacité à analyser subtilement les situations, à
rechercher en soi ce que l’on éprouve par rapport à ce que l’on s’est promis de ressentir et dire comment une promesse d’amitié se
transforme à son corps et son esprit défendant en amour, comment
le sentiment l’emporte sur la raison incarnée par le pédant
bibliothécaire Hortensius (Rodolphe Congé) et comment l’amour de
la vie brise les relents de chagrin et de mort.

Par Marie-Françoise Grislin

Les promesses de l’incertitude

De Marc Oosterhoff

Cie Moost

Le déséquilibre étant la chose la moins souhaitée du monde, la voir
représentée, mise en vedette  ne peut que nous interroger, nous
surprendre, voire nous amuser. C’est en effet ce que qu’a produit
sur nous cette mise en scène d’un spectacle conçu et interprété par
Marc Oosterhoff  lors de cette soirée au Kulturburo à Offenburg 
organisée par Le Maillon.

Circassien et danseur, Marc Oosterhoff s’adonne à un jeu
d’équilibre-déséquilibre savamment étudié et maîtrisé qu’il nous
offre comme des aventures à vivre avec risques et périls. Il évolue
sur un plateau encombré de boîtes en carton qui s’écroulent
bruyamment et inopinément et sous les multiples petits sacs de
sable suspendus dans les cintres qui opèrent à leur tour des chutes
inattendues, potentiellement dangereuses. Déambuler dans ce
monde d’objets instables oblige l’artiste à des contorsions pour
éviter les obstacles, le voilà au bord de la chute mais il arrive
toujours à se rattraper de la belle manière, esquissant une
chorégraphie virtuose. Parfois il joue la maladresse et tourne vers le
public un visage crispé, accompagné de regards angoissés dont nous
ne sommes pas dupes et qui font plutôt rire l’assistance.

Il se doit, parfois, de faire face à l’inattendu qui joue à se renouveler,
à l’instar de ces peaux de banane qu’il jette et qui réapparaisse
comme par magie pour le défier.

A un autre moment, il s’impose un superbe exercice d’équilibre en
lestant une planche avec des sacs de sable dont il est le contrepoids
avant que tout finisse par s’écrouler et qu’il se retrouve accroché
dans les cintres et obligé de les parcourir avec les précautions
d’usage jusqu’à cette descente apparemment improvisée le long
d’un pilier extérieur au plateau. Et là, le public retient son souffle et
admire la performance du circassien.

Plus tard, il poussera l’audace jusqu’à nous faire croire qu’il va
mettre le feu au plateau en manipulant un flacon d’alcool et des
allumettes.

Au cours de  toutes ses propositions il avait, un formidable
partenaire de jeu, en la personne de Marcin de Morsier, présent sur
scène qui intervenait  pour l’accompagner avec sa guitare électrique.

Avec son incontestable sens du burlesque Marc Oosterhoff nous a
offert un spectacle ludique et lumineux.

Marie-Françoise Grislin

représentation du 4 mars

Mauvaise

De debbie tucker green

mise en scène Sébastien Derrey

L’inceste est le non-dit qui détruit toute relation familiale car si
chacun soupçonne, devine ou sait il s’installe dans  un déni qui
instaure le silence. Quand sa réalité vient à se faire jour, cela
déclenche des rejets de culpabilité des uns vis à vis des autres.

Cette pièce écrite par l’autrice noire debbie tucker green (qui ne
veut pas de majuscules à son nom), traduite par Gisèle Joly, Sophie
Magnaud, Sarah Vermande, est tout à la fois violente, pesante mais
comme habitée aussi par le repli sur soi qui fait apparaître un
contraste total entre la colère exprimée par les uns et le calme
apparent affiché par les autres.

Explosion et retenue se partagent le jeu des comédiens dans ce huis
clos qui met en contact, le père, la mère , la fille aînée, la cadette, la
benjamine et le frère. Il n’ont pour tout accessoire qu’une chaise où
s’asseoir (scénographie Olivier Brichet). Le père (Jean-René
Lemoine), installé sur la sienne n’en bougera pas et restera au centre,
tranquille et quasiment muet. N’est-il pas le sujet principal de cette
sombre affaire ?

La mère, (Nicole Dogué) occupe la sienne sans la quitter non plus,
manifestant par les mouvements de son corps la douleur que les
accusations de sa fille, « la mauvaise », (Lorry Hardel) fait peser sur
elle. Car, c’est elle, l’aînée, revenue au foyer qui exige la vérité et que
chacun dise ce qu’il a compris, ce qu’il a ressenti de ce qui lui est
arrivé à elle. Elle est l’accusatrice et éructe un flot de paroles,
répétées, hurlées, comme une litanie. Elle va, piétinant le sol,
vitupérant « chienne, chienne » à l’encontre de sa mère. Le ton monte
et la parole meurtrissante envahit l’espace.

Cette entrée en matière est extrêmement impressionnante,
glaçante.

La soeur cadette, (Bénédicte Mbemba), sans lui répondre vraiment,
bredouillera à son tour une sorte de défense, faisant entendre
qu’elle a su, avouant qu’elle s’est contenté de prier pour que sa soeur
ne tombe pas enceinte. Cet aveu détourné étant achevé, elle ira
prendre place sur une chaise et y demeurera, témoin de cet autre
situation bientôt révélée quand le frère, (Josué Ndofusu Mbemba) 
fera comprendre sans que cela soit dit explicitement que, lui aussi, a
été victime du père.

Le mot « inceste » n’est jamais prononcé mais il pèse de toute son
horreur sur les silences et les demi-mots qui émaillent ces prises de
parole, interrompues, suspendues par ces silences hautement
significatifs et ces coupures de lumière qui laissent planer le
suspense (lumière Christian Dubet).

Les regards croisent ceux du père, de la mère puis se dispersent vers
le public.

Rien ne semble acquis de cette vérité que Fille veut faire apparaître
en criant son besoin de reconnaissance alors que Père et Mère 
restent quasiment muets. Lui  ne dira que « Pas obligé » et au final « fait le mauvais choix ».

La complicité de la mère ne peut être totalement masquée comme
en témoigne sa souffrance. En filigrane des mots laisseront
entendre  qu’elle a offert fille et fils à son mari pour ne pas avoir
besoin  de satisfaire ses désirs sexuels.

Alors que la réalité  s’impose peu à peu, un autre discours vient à son
encontre, tenu avec la même impétuosité que celui de l’aînée, celui
de la benjamine, (Océane Caïraty), la plus jeune qui n’a pu être
témoin de la situation et qui place ses propos sur le plan d’une
espèce de rivalité avec cette soeur dont on fait bien trop de cas à son
goût. Elle refuse d’adhérer, d’entrer dans cette histoire et clame une
forme de liberté que souligne sa façon de parler, familière, très
directe, voire agressive.

La langage est une des clés de voûte de ce spectacle par sa radicalité,
sa violence son flux coupé de silence, son rythme qui le rapproche du
rap, ce non-dit qui dit tout,  porté par des comédiens totalement
engagés dans ces rôles on ne peut plus délicats et qui nous ont
bouleversés.

Par Marie-Françoise Grislin

 représentation du 23 mars au TNS

jusqu’au 31 mars en salle Gignoux    

Retour en enfer

Avec ce livre passionnant, Luba Jurgenson nous emmène sur les
traces de Varlam Chalamov

Il y a quarante ans disparaissait Varlam Chalamov, l’un des grands
écrivains de l’univers concentrationnaire soviétique avec Alexandre
Soljenitsyne, Gueorgui Demidov, Evguénia Guinzbourg – dont nous
fêtons également le 45e anniversaire de la mort – et d’autres. Varlam
Chalamov naquit en 1907. Ingénieur, il fut envoyé une première fois,
entre 1929 et 1932, dans un camp de travail situé dans l’Oural. «
Disparu à l’âge de trente ans » écrit Luba Jurgenson, il est à nouveau
condamné en 1937 pour son soutien à Trotski et expédié dans cette
région inhospitalière de Sibérie au nom si bucolique de Kolyma qui
allait symboliser pour des millions d’hommes, de femmes et
d’enfants, l’enfer sur terre.

Chalamov fut le premier à écrire sur le goulag, bien avant le grand
Soljenitsyne qu’il rencontra en 1962 et avec qui il allait se brouiller.
Pour remonter le temps, s’engager sur les sentiers de Chalamov et entrer dans cette Kolyma devenu l’autre nom du goulag, il nous suffit
de suivre les pas de Luba Jurgenson, maître de conférences à l’université de Paris, qui traduisit en compagnie de Sophie Benech
(lire l’interview) les récits de Chalamov parus en 2003 aux éditions
Verdier et signe l’appareil critique de ces Souvenirs de la Kolyma qui
paraissent aujourd’hui et dans lesquels se dégagent une figure plus
personnelle de Chalamov, ce poète qui forgea ses vers dans les
glaces de la mort.

Nous voilà donc revenu quelques soixante-dix ans plus tôt, dans les
contrées glacées de la Kolyma. Le camp est une maladie incurable
nous dit Luba Jurgenson. Elle vous poursuit jour et nuit, modifie vos
comportements, s’empare progressivement de votre être au
moment où vous pensez être guéri et se nourrit de votre espoir
comme un parasite. « Sa chambre, bien assez grande, ressemble de
manière insaisissable, à la baraque d’un planqué du camp » note
l’écrivain Alexander Gladkov en 1972 cité par Luba Jurgenson. Le
cœur du livre tient dans cette phrase : revivre le camp, dans ses os
mais également dans cette mémoire fragmentée que l’auteur
reconstitue pour nous offrir aussi bien un magistral essai littéraire
sur la création artistique trempé dans les affres de la mort, une
biographie composite de l’auteur et l’inscription de Chalamov dans
la mémoire littéraire d’une Russie qui, aujourd’hui, lui a tourné le
dos.

Le récit de l’auteur épouse le corps noueux, l’âme torturée, incurable
de Chalamov qui finit dans un asile de vieillards. Les rapports à la
chair, au paysage sont évoqués pour écrire, tracer sur ces chemins
tortueux l’élaboration de ce chef d’œuvre que fut les Récits de la
Kolyma. Comme un tatouage dont on suit les lignes. « Le propre de la
nature est qu’elle reste indifférente à l’égard de l’homme (…) Elle
l’abandonne à son destin ». Avec toujours, ce constat implacable que la
mort vaut parfois mieux que la vie, ce qui le différencia par exemple
d’un Soljenitsyne qui avec d’autres dont Gueorgui Demidov,
traversent le livre. Comme une excavation, le récit fait ressurgir la
puissance du verbe chalamovien. Dans les mots de Luba Jurgenson
éclate ainsi la force du récit de Chalamov, celui d’une fatalité
implacable que rien ne peut empêcher, même pas les bourreaux.
Même pas Dieu. Comme une histoire dévorant ses propres enfants.
Et lire cela vous terrifie.

Par Laurent Pfaadt

Luba Jurgenson, Le semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov
Aux éditions Verdier, 336 p.

A lire également :

Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Appareil critique par Luba Jurgenson,
Aux éditions Verdier, 320 p.

L’œuvre de Soljenitsyne parue chez Fayard

Mozart de retour chez lui

La prochaine édition de la Mozartfest de Würzburg promet, une
nouvelle fois, d’être passionnante

Foto: Schmelz Fotodesign

Comme chaque année, à l’approche de l’été, tous les amoureux de
Wolfgang Amadeus Mozart se donneront rendez-vous dans la ville
de Würzbourg et dans le château de Prince-électeur à l’occasion de
la 101e édition de la Mozartfest. Dans la Kaisersaal, quelques-uns
parmi les plus grands interprètes du génie se produiront devant des
spectateurs ravis après deux années de COVID. Parmi eux, les
pianistes coréen Seong-Ji Cho, vainqueur du célèbre concours
Chopin en 2015 qui donnera le 23e concerto de Mozart, et la
légende Robert Levin dont les onzième et seizième sonates seront, à
n’en point douter, très attendues.

Côté cordes, la norvégienne Vilde Frang et le jeune prodige Daniel
Lozakovich feront entendre le concerto de Schumann et le 5e
concerto de Mozart tandis que les violoncellistes viendront admirer Kate Gould et Marie Spaelmann. Quant aux bois, ils seront
dignement représentés par François Leheux et surtout par Jorg
Widmann, invité d’honneur du festival qui au cours de deux concerts
fera raisonner le fameux concerto pour clarinette de Mozart – l’un
des points d’orgue du festival à venir – ainsi que plusieurs pièces de
musique de chambre où il sera accompagné du trio féminin Catch.
Nul doute également que le quatuor pour hautbois KV 370 sous les
doigts d’Albrecht Mayer à Shalom Europa retentira d’une tonalité
toute particulière cette année…

Tout ce beau monde sera accompagné avec ce que l’Europe compte
de plus prestigieux en matière d’orchestres. A commencer par les
célèbres Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks et
Chamber Orchestra of Europe dont les baguettes maniées par les
plus grands chefs du 20e siècle seront confiées cette fois-ci à
Giovanni Antonini et François Leleux pour des 25e et 28e
symphonies de Mozart très attendues. L’interprétation de la Jupiter
et de la 20e seront quant à elles assurées respectivement par le chef
Maxim Emelyanychev à la tête du Scottish Chamber Orchestra et
par le Lautten Compagney Berlin. Ce même ensemble convoquera la
saxophoniste Asya Fateyeva pour ouvrir avec le concert de clôture
une fenêtre sur l’histoire de la musique, fenêtre dessinée quelques
jours auparavant par le jazz et Elvis de l’ensemble Passo Avanti et
des German Gents.

Reviendra enfin au Bamberger Symphoniker voisin sous la conduite
de son ancien chef, Jonathan Nott, de faire raisonner le tocsin dans
l’église St Kilian avec une deuxième symphonie de Bruckner et à
l’Amsterdam sinfonietta sous la conduite de Candida Thomson de
faire résonner Tchaïkovski et « La casa del diavolo » de Boccherini.
Nott reprendra une baguette qu’un Andrew Manze aura
préalablement polie sur les notes de la 91e symphonie de Haydn.
Enfin, Beethoven, dont le destin s’est lié à travers Haydn, à celui de
Mozart, sera également présent à Würzbourg avec sa troisième
symphonie (Scottish Chamber Orchestra) et son triple concerto
(Sarah Christian, Maximilian Hornung et Herbert Schuh
accompagnés par un WDR Sinfonieorchester sous la conduite du
très expérimenté Reinhard Goebel).

Enfin, la Mozartfest ne serait pas l’évènement mozartien de
référence en Europe sans sa dimension vocale. Ainsi, un Cosi fan
tutte dans un théâtre musical, une Flûte enchantée sur grand écran
pour les enfants ainsi que des arias de Don Giovanni où la voix
prendra l’aspect du hautbois rendront l’hommage nécessaire à ses
opéras tandis que la soprano Regula Mühlemann qui fera ses débuts
à la Mozartfest, fera entendre une œuvre vocale plus intimiste. Nul
doute que, sous les fresques du grand Tiepolo, le génie tendra une
fois de plus une oreille attentive à cette somme de talents réunis.

Par Laurent Pfaadt

Mozartfest, Würzburg, All in one, the Freethinker Mozart, May 20 – 19 June 2022

Retrouvez toute la programmation sur http://www.mozartfest.de