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Godland

un film de Hlynur Palmason

L’Islande est une terre de littérature. Pays des sagas, il est aussi celui des romans policiers avec des auteurs qui ont assis leur réputation au niveau international. Est-ce le climat et les paysages particuliers de cette île du bout du monde qui invitent à laisser vagabonder l’imagination ? Nourri de littérature et carnets de voyages, Hlynur Palmason sait ce qu’il doit aux livres mais c’est le cinéma son moyen d’expression de prédilection, art dont il apprécie la capacité à s’adresser aux spectateurs en lui permettant de picorer les éléments de manière à faire sa propre interprétation. Son film fait voyager dans l’espace et dans le temps et offre une expérience cinématographique qui vaut le détour sur grand écran absolument.


© Maria von Hausswolff / Snowglobe

D’emblée, le titre s’affiche dans les deux langues, le danois et l’islandais. Il est sorti à l’international sous son titre anglais mais l’enjeu est bien de faire dialoguer ou plutôt dire l’impossibilité de dialoguer entre les Danois et les Islandais, les premiers ayant colonisé les seconds à partir de 1536 et imposé la religion protestante – définitivement – après des siècles de combat contre les païens. 

Aussi, lorsque Lucas, ministre du culte luthérien est missionné à la fin du XIXème siècle par l’église du Danemark pour bâtir une église dans une contrée reculée d’Islande et qu’il est accompagné d’un guide qui ne parle pas danois, le périple s’avère plein d’embuches. Heureusement, Lucas est accompagné d’un traducteur mais le passage d’une rivière en crue aura raison de ce compagnon – sa mort est un choc sentimental pour le jeune curé qui ne s’en remettra pas et il en voudra à Ragnar, cette force de la nature qui comprend la nature, cette figure de démiurge qui sait autant faire preuve de sa force physique que chanter des poèmes. Ragnar est incarné par Ingvar Sigurosson, déjà présent dans le précédent film de Hlynur Palmason (Un jour si blanc 2019), tout comme Elliott Crosset Hove qui joue Lucas. Le réalisateur aime tourner en famille et avec sa famille d’adoption cinématographique, sur les lieux mêmes où il habite. Face à ces paysages qui renvoient à des temps immémoriaux, au monde tel qu’il était aux origines peut-être, on se dit qu’il est bien inspirant son terrain de jeu et de tournage ! 

Il porte ce projet de longue date, ayant anticipé des plans sur deux-trois ans, et après avoir découvert la technique des 1ères photographies et inventé son personnage de curé amateur de photos qui transporte sur son dos son matériel de prise de vue et de développement. Très belle idée qui sous-tend l’esprit du film et sa forme – le format carré. Le voyage du prêtre à travers la nature sauvage où glace et feu coexistent, avec sur son dos l’encombrante caisse de bois renfermant plaques de verre et appareil photo a un côté films démesurés à la Herzog et Campion. On pensera aussi à Joseph Conrad et aux westerns, références assumées par le réalisateur dont le film parle du combat de l’homme contre la nature et contre lui-même.  Hlynur Palmason a fait des recherches pour documenter son film, sur la façon dont on voyageait par exemple, et qu’il situe exactement en 1875, année de l’éruption du volcan Askja qui entraîna avec des conditions climatiques extrêmes une crise économique majeure. Cet ancrage précis et documenté lui a permis une liberté sur des détails et éléments qui ouvrent sur une dimension très actuelle. L’éclairage des visages du prêtre et de son amoureuse à la lumière rouge de la chambre de développement des photos produit un effet très contemporain inattendu et induit un rapport de familiarité entre les personnages et nous. Une séance de pose d’une fillette, Ida (la fille du réalisateur), sur un cheval, fait souffler un vent d’espièglerie et de légèreté qui contraste avec l’austérité ambiante qui règne. Le film s’ouvre sur un postulat : il s’inspire de photos retrouvées dans un coffret. Pure invention qui nourrit le récit et trouve un aboutissement en marge du film. Des photos ont été prises à « l’ancienne » avec du collodion et elles feront l’objet d’affiches pour la sortie du film – une matière de mise en abyme de l’objet filmique – objet de pur cinéma qu’il ne saurait être question d’apprécier ailleurs que dans une salle de cinéma !

Elsa Nagel

Un maréchal allé trop loin

Daniel Feldmann débarrasse le maréchal allemand Walter Model de ses oripeaux romantiques

Longtemps, l’image véhiculée notamment par les Etats-Unis et son cinéma sur Walter Model fut celle d’un féroce aigle allemand sans tâches défait par des Britanniques, une image insérée dans un discours historiographique bien rôdé et incarné par Dirk Bogarde et Sean Connery dans un Pont trop loin (1977) de Richard Attenborough, ce film racontant l’opération Market Garden, vaste opération aéroportée menée par les Alliés en septembre 1944.


Model et Hitler
Crédits : National Digital Archives, Poland

Daniel Feldmann rétablit la vérité historique sur le personnage. En retraçant le parcours de ce fils de la bourgeoisie allemande défait par une France de la Première guerre mondiale qu’il vainquit en 1940 et qui s’illustra sur les fronts de l’Est et de Normandie, l’auteur dépeint le militaire et le criminel qu’il fut réellement. Séide fanatique d’un régime qu’il servit jusqu’à son suicide, Model se rendit ainsi coupable de crimes de guerre à l’Est notamment lors de l’invasion de la Pologne en septembre 1939 lorsqu’il ferma les yeux sur le massacre de civils à Czestochowa. Non seulement, Model ne fut pas sanctionné mais pire, il fut promu à la tête de la 16e armée. « Il a été en réalité, le général qui a devancé ou amplifié la mise en œuvre d’exactions contre les populations russes jugées racialement inférieures dans l’idéologie nazie. L’adhésion de Model au nazisme n’a rien eu de passif ou d’intellectuel : elle s’exprimait chaque jour dans des actes concrets » écrit Daniel Feldmann. Ces autres « actes concrets » comme la réquisition d’une main d’œuvre civile dans le saillant de Rjev en 1942 lui auraient certainement valu de comparaître devant un tribunal à la fin du conflit.

Personnage détesté, Model fut à bien des égards, l’anti-Rommel. Pur produit du soldat national-socialiste, il demeura jusque dans la mort le suppôt d’un Führer qu’il ne manquait d’ailleurs pas de contester. Sa fameuse remarque, « mon Führer, est-ce vous qui commandait la 9e armée ou moi ? » en 1942 sur le front russe, avant d’infliger à Joukov l’une de ses pires défaites, est restée dans toutes les mémoires.

Envoyé sur le front ouest après le débarquement allié en 1944, « le nouveau commandant passait pour maîtriser les situations désespérées » écrit ainsi Jean-Luc Leleu dans son livre brillant sur une Wehrmacht radicalisée en cette année 1944. Après le désastre d’Avranches à l’été, Model remplaça Von Kluge mais ne fit que retarder sans les stopper la progression des troupes américaines. L’auteur revient ainsi sur son rôle dans l’opération Market Garden qui constitua son chant du cygne. Ainsi durant la bataille d’Arnhem que décrivit également avec brio Antony Beevor, Model risqua gros, le 20 septembre 1944. Finalement, estime l’auteur « Model a eu de la chance d’être au point critique dès la première heure de l’attaque, mais il a su exploiter cette chance pour frustrer l’ennemi. Market-Garden a été un de ses beaux succès défensifs ». Refusant la défaite, il signa alors en avril 1945 sa plus belle victoire : son suicide.

Daniel Feldmann produit ainsi un livre salutaire qui complète notre vision de la seconde guerre mondiale, de cette guerre d’anéantissement menée par une Wehrmacht prise entre deux fronts et coupable de crimes de guerre. Cet ouvrage s’inscrit également dans cette nouvelle galerie bibliographique voulue par les éditions Perrin qui renouvelle nos connaissances du conflit en se s’attardant sur les grands généraux d’Hitler analysés cette fois-ci dans leur singularité. Mais surtout Daniel Feldmann signe un livre nécessaire pour déconstruire ces mythes romantiques encore attachés à certains militaires en présentant les preuves d’une incontestable vérité de papier. Pour que des hommes tels que Model ou d’autres ne disparaissent pas de l’histoire en toute impunité. Car si Model a échappé à la justice des hommes avec son suicide, celle de l’histoire, en revanche, est imprescriptible. Le livre de Daniel Feldmann en est la preuve la plus incontestable.

Par Laurent Pfaadt

Daniel Feldmann, Model, le « pompier » de Hitler
Aux éditions Perrin, 416 p.

A lire également :

Jean-Luc Leleu, Combattre en dictature, 1944, la Wehrmacht face au débarquement
Perrin, 784 p.

Antony Beevor, Arnhem, la dernière victoire allemande
Calmann-Levy, 608 p, 2018

Petits ennemis et grands alliés

Deux livres magnifiques remettent en lumière l’histoire des Amérindiens

Cheyennes, Comanches, Apaches, Sioux. Si ces noms vous disent vaguement quelque chose et renvoient plus vers John Wayne et Danse avec les loups, alors il est grand temps de vous plonger dans le nouvel opus des Mondes anciens consacré à l’Amérique du Nord. Cet ouvrage très riche et pédagogique qui court de l’installation des premiers hommes à Sitting Bull offre une vision éclairée et exhaustive de la civilisation amérindienne en Amérique du Nord, de la frontière mexicaine au Grand nord canadien. Ce livre constitue à n’en point douter une référence sur la question. Avec ses cartes, ses illustrations, ses photos, alternant portraits et grandes tendances de fond, il plonge le lecteur dans un océan d’érudition sans pour autant le noyer. Passant avec fluidité de l’ethnologie – la partie sur l’utilisation du cheval est fascinante – à la stratégie militaire et à la sociologie comme cette analyse pertinente des cadres politiques et juridiques des sociétés amérindiennes, Jean-Michel Sallmann réussit le pari de l’exhaustivité sans ennuyer.


Si la construction identitaire de la nation américaine tendit à minorer voire à effacer les périodes qui précédèrent cette dernière, cet ouvrage replace l’Amérique du Nord dans son histoire plus que millénaire. On y apprend quelques évènements oubliés ou caricaturés comme la pénétration des conquistadors espagnols dans le sud des Etats-Unis marquée par l’expédition d’Hernando de Soto qui découvrit en 1541 le fleuve Mississippi ou la véritable histoire de la princesse Pocahontas au XVIIe siècle.

Le siècle suivant fit de l’Amérique du Nord, notamment lors de la guerre de Sept Ans, cette première guerre mondiale, un théâtre d’opération majeur dans lequel les populations amérindiennes servirent bien souvent de supplétifs. Jean-Michel Sallmann expose avec pertinence les différentes conceptions que chaque puissance coloniale eût à l’égard des Indiens : si les Espagnols voyaient avant tout dans les Indiens des créatures à christianiser, les Anglais, eux, les considéraient comme des esclaves à exploiter. Quant aux Français, l’auteur rappelle que « la politique française n’était pas une politique de soumission, les Indiens n’étaient ni des esclaves, ni des soumis mais des alliés ». Pour autant, le traité de Paris (1783) qui mit fin à la guerre de Sept Ans et prépara l’indépendance américaine, n’incluait pas les Indiens qui se virent déposséder de leurs terres.

La jeune nation américaine saura s’engouffrer dans cette brèche. Dès 1840, la ruée vers l’Ouest et son or se fit au détriment des Indiens qui subirent de nombreux massacres cautionnés voire même organisés par le pouvoir comme en Californie entre 1851 et 1860 que l’auteur n’hésite pas à qualifier de « génocide » ou lorsque le président Ulysses Grant, le vainqueur de la guerre de Sécession devenu président des Etats-Unis, ordonna l’élimination des comanches. En 1862, le fameux Pacific Railroad Act permit alors à des hordes sans foi ni loi de déferler sur les territoires d’Indiens obligés de se structurer, de s’organiser pour faire face à ces nouveaux envahisseurs qui tuaient les bisons et s’appropriaient leurs terres. L’histoire vit alors le choc de deux empires, celui des Etats-Unis et celui des Sioux notamment dans ce qu’on appela les guerres indiennes. Le choc de deux volontés d’expansion territoriale contrecarrées, de deux façons d’appliquer l’art de la guerre : d’un côté la force brute appuyée sur une machine industrielle qui fabriqua les fameux fusils Springfield. De l’autre côté, la ruse, la guérilla, la diplomatie.

Les Sioux justement, il en est particulièrement question dans l’autre grand livre de cet automne 2022 consacré aux Amérindiens. Après un ouvrage remarqué sur l’empire comanche, Pekka Hämäläinen décortique l’Amérique des Sioux. Grâce à des archives indigènes inédites, il propose une histoire du point de vue des vaincus. Passionnant de bout en bout, il nous dépeint la construction de cet empire, sorte d’empire des Huns en Amérique du Nord, sur près de deux siècles. D’une plasticité redoutable, capable d’adaptations et de mutations incroyables, l’empire Sioux sut transformer des tribus de chasseurs-cueilleurs en une force contestant l’hégémonie de l’une des principales puissances du monde.

Little big horn

Comme chacun sait, la confrontation trouva son point d’orgue lors de la bataille de Little Big Horn, le 25 juin 1876, entre le général Custer et le chef Sioux Sitting Bull. Si Pekka Hämäläinen rappelle que « la bataille de Little Big Horn fut un moment d’accélération de l’histoire américaine, qui prit alors une tournure violente », cette bataille fut à la fois une victoire à la Pyrrhus qui marqua le début d’un effacement progressif et irréversible des Amérindiens de la société américaine et une opportunité pour entrer bien malgré eux les Amérindiens dans un imaginaire collectif aux côtés des John Wayne, Davy Crockett et Buffalo Bill. La bataille des mémoires fut pour les Amérindiens la plus terrible, la plus insidieuse, la plus meurtrière. Mais quelques poches de résistance subsistent encore aujourd’hui dont ces deux magnifiques livres.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Michel Sallmann, L’Amérique du Nord, de Bluefish à Sitting Bull, 25 000 av. notre ère-XIXe siècle
coll. Mondes anciens, Belin

Pekka Hämäläinen, L’Amérique des Sioux, nouvelle histoire d’une puissance indigène
Chez Albin Michel, 608 p.

Me to the stars

Mary Robinette Kowal a construit un univers mêlant conquête spatiale, féminisme et défense du climat

Au début, il ne s’agissait que d’un livre. Puis, très vite, le livre est devenu une véritable œuvre, digne de ses aînées, Loïs Mc Master Bujold ou Ursula K. Le Guin. Mais avec quelque chose en plus, quelque chose qui résonne avec notre époque, quelque chose appelé à durer.


A l’origine, il s’agit donc de l’histoire d’une femme, Elma York qui, en pleine guerre froide et conquête spatiale, souhaite aller sur la lune. Quelle idée me direz-vous au pays des Neil Armstrong et Buzz Aldrin, du mâle dominant, du racisme ambiant et de l’intelligence pas encore artificielle ? Mais, avec la SF et l’uchronie, ce genre de plus en plus en vogue, prompt à remodeler l’histoire, à l’imaginer prendre une autre direction, celle qu’un détail, qu’un grain de sable fait dérailler, tout est possible. Ce grain de sable est ici une femme montant dans une fusée, perdant son identité pour entrer dans la légende et devenir Lady Astronaute. A l’origine, il y a donc un chef d’œuvre, Vers les étoiles, qui rafle les principaux prix, le Hugo – Nobel de SF – le Nebula, le Locus et le Julia Verlanger.

Un chef d’œuvre donc pour couronner la première astronaute de l’histoire. Mais cela ne suffit pas car notre chère Lady Astronaute doit également sauver la terre d’une extinction engendrée par la chute d’une météorite qui a déréglé le climat et rayé de la carte la côte Est des Etats-Unis. Voilà, nous y sommes, le combat des femmes rejoint celui pour le climat. Et en excellente marionnettiste qu’elle fut dans la vraie vie, du côté de Nashville, Mary Robinette Kowal dresse un décor où elle manipule à merveille tous ses personnages avec, il faut bien le dire, une plume précise comme un télescope Hubble. Avec cela, on avale plus vite qu’une révolution, les 500 pages de Vers les étoiles.

Croyez-vous que notre experte en théâtre d’ombres (de la lune bien évidemment !) allait s’arrêter en si bon chemin ? Bien sûr que non car l’espace est infini comme l’imagination de notre autrice. Et voilà qu’un an plus tard, Mary Robinette Kowal nous emmène Vers Mars qui se déroule trois ans après le premier opus. Marchant dans les pas du grand Kim Stanley Robinson, l’autrice nous embarque dans un voyage martien assez fascinant où notre héroïne se retrouve face à une partie radicalisée de la société terrienne via l’organisation terroriste Earth-First qui souhaite sauver la Terre. La SF percute alors la réalité : qu’avons-nous fait pour en arriver là ? Quel crime s’apprête-t-on à commettre ? Avec cette saga qui s’enrichit également de nouvelles, Mary Robinette Kowal envoie un message qui n’est pas seulement littéraire mais également politique, celui d’une humanité qui doit s’unir, s’affranchir des individualismes pour conjurer son destin funeste. Et avec ses héroïnes « atypiques », Mary Robinette Kowal nous dit que les différences constituent autant de chances de réussite.

Avec Sur la lune, le troisième volet, le récit s’épaissit, fait un pas de côté – nous sommes en 1963 – pour avancer parallèlement au récit principal. L’œuvre s’affranchit de sa principale héroïne pour se concentrer sur…une autre Lady Astronaute, Nicole Wargin. Tandis qu’Elma York vogue vers Mars, Nicole Wargin embarque pour une nouvelle mission sur la Lune. La Lady devient Ladies. L’aventure d’une seule devient alors la quête de toutes. Mais sur Terre, la violence redouble tant dans les cœurs que dans la nature. Et notre autre héroïne est placée face à un dilemme puisque le mari de Nicole Wargin, gouverneur d’un Kansas devenu le nouveau centre névralgique du pays, est candidat à la Maison-Blanche. Nicole Wargin va alors devoir élaborer des stratégies pour venir à bout des dangers qui la menacent, elle et la Terre.

Les trois romans du cycle constituent des uchronies parfaitement réussies, bien rythmées et qui se complètent. Le cycle navigue entre hard-science, thriller et espionnage. De l’uchronie spatiale à celle des empires chinois ou napoléonien, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement Thierry Camous, respectable professeur d’histoire niçois dans son ouvrage passionnant. Dans le préambule, il estime ainsi que l’une des vertus de l’uchronie est de « bouleverser nos certitudes et nous amener à revoir notre vision trop linéaire ou parfois trop bien ordonnée en ruptures canonisées. » Comme des femmes astronautes dans les années 50. Suivent alors quelques hypothèses, quelques grains de sable glissés dans l’histoire avec grand H si Charles Martel n’avait pas arrêté les Arabes à Poitiers, si l’archiduc François-Ferdinand n’avait pas été assassiné à Sarajevo en 1914 ou si le Dauphin n’avait pas cru en Jeanne d’Arc. Tiens une femme qui changea l’histoire. A l’époque, les Ladies étaient de l’autre côté de la Manche mais comme avec Elma York et Nicole Wargin, certains hommes ont suivi une étoile, une comète traversant le ciel français. Avec le succès que l’on sait.

Par Laurent Pfaadt

A lire :

Mary Robinette Kowal, Vers les étoiles, 528 p. Vers Mars, 512 p. Sur la Lune, 736 p.
tous publiés chez Denoël

Thierry Camous, Uchronies, le laboratoire clandestin de l’histoire
Aux éditions Vendémiaire, 372 p.

La guerre des échecs aura lieu

Alessandro Barbaglia revient sur le match qui opposa Bobby Fischer et Boris Spassky

Il y a un demi-siècle exactement, l’Islande et le palais des sports de Reykjavik furent le temps de quelques semaines, le centre du monde Là-bas se déroula non pas une finale de coupe du monde, quoique, mais bel et bien le match du siècle, celui opposant les deux plus grands joueurs d’échecs, l’excentrique américain Bobby Fischer et le soviétique Boris Spassky. L’enjeu : rien de moins que la domination idéologique sur l’échiquier du monde.


En matière de littérature transalpine, une chose est certaine : les éditions Liana Levi sont coutumières des coups de maîtres. Ils ont ainsi placé sur l’échiquier littéraire français quelques auteurs d’envergure : la reine Milena Agus ou les cavaliers Paolo Cognatti et Alessandro Piperno. Voici venir l’instant d’Alessandro Barbaglia, incontestablement roi en devenir. Et la partie romanesque qu’il propose est d’une beauté incroyable.

Dans cette bataille qui se veut homérique, Barbaglia, placé sur son Olympe de papier, oppose Achille non pas à Hector mais à Ulysse. Achille, c’est bien entendu Fischer qui a disposé de tous ses adversaires envoyés se frotter au bouclier d’airain du maître pour tenter de polir leurs régimes. Franco s’y est essayé en envoyant son pion, Arturo Pomar, en 1962 tel que l’a raconté avec brio Paco Cerda dans son merveilleux roman bâti comme une partie d’échecs et qui se glissa dans la deuxième sélection du prix du meilleur livre étranger cette année. Ce fut un « duel de rois. L’un cherchant le centre, l’autre menaçant le cœur de son adversaire. Le propre des rois » écrivit ainsi Cerda. Mais dans cette lutte, il ne devait subsister qu’un seul souverain et 77 coups plus tard, Achille avait triomphé d’Enée.

Bobby Fischer

Alors lorsque Bobby Fischer arrive enfin à Reykjavik après moult caprices, la guerre de Troie des échecs peut enfin commencer. Avec pour guide Barbaglia, barde indomptable dont le récit est un véritable tourbillon littéraire sublimé par une plume rarement rencontrée, Achille et Ulysse se jaugent, se défient puis s’affrontent. Face à Fischer/Achille, les Russes, « Priam et ses 50 fils à affronter » et Ulysse/Spassky, « un peu plus qu’un joueur : une icône » sont déterminés à l’emporter. Un autre roi donc : Boris Dix, comme le 10e champion du monde soviétique. Mais lui, comme le dit Alessandro Barbaglia, n’est pas Enée. Il est Ulysse. Spassy n’est pas Pomar car « ce qu’on lui demande de faire, c’est de jouer aux échecs, certes, mais surtout de jouer le rôle de pion brillant dans le plus grand des défis : la guerre froide ». Spassky ne le veut pas. Il est le roi, pas un pion, pas un personnage mineur de l’Iliade comme Pomar/Enée.

Alors Ulysse ruse. Avec Fischer. Avec le régime. Et lorsque le duel démarre enfin, il est déjà légendaire, mythique. Les deux empruntèrent, comme dans l’Iliade, les chemins de la perdition. Chacun, à sa manière, allait remonter le Styx. Achille mourut à Troie, Ulysse connut l’exil. Fischer perdit son titre et Spassky, après être tombé dans la solitude, ne revit sa patrie que des décennies plus tard. Sur l’échiquier de la vie, même les rois peuvent devenir des pions. Ils n’en demeurent pas moins des légendes nous dit Barbaglia.

Par Laurent Pfaadt

Alessandro Barbaglia, Le coup du fou
Chez Liana Levi, 224 p.

A lire également :

Le récit du match et de ses implications entre Arturo Lomar et Bobby Fischer en 1962 : Paco Cerda, Le Pion
La Contre-allée, 384 p.

La meilleure biographie consacrée à Bobby Fischer : Frank Brady, Fin de partie
Aux forges de Vulcain, 2018, 440 p.

Koudelka, chercheur d’étoiles mortes

Magnifique monographie de Josef Koudelka, le photographe qui couvrit le printemps de Prague

A l’instar de tous les grands photographes du 20e siècle, il fut l’œil d’une photo, d’un instant, celui de cet homme devant un char soviétique lors du printemps de Prague en 1968. Et pourtant rien de prédestinait ce photographe autodidacte tchèque à passer à la postérité de cette façon. La veille de l’invasion des troupes soviétiques venues réprimer ce socialisme à visage humain, Josef Koudelka se trouvait en Roumanie, à immortaliser une population rom qui constitua l’autre grande thématique de son œuvre. Deux jours pour décider d’un destin. Deux comètes d’une constellation, de ces constellations que raconte le très beau livre des éditions Noir sur Blanc en marge de l’exposition que le musée Photo Elysée de Lausanne consacre à Koudelka.


CZECHOSLOVAKIA. Prague. August 1968. Invasion by Warsaw Pact troops in front of the Radio headquarters.

Aujourd’hui, Josef Koudelka est célébré dans le monde entier. On ne compte plus les musées qui ont mis en avant son travail et que le lecteur retrouvera dans ces portefolios qui évoquent les grands thèmes du photographe : Invasion 68 bien évidemment mais également sa photographie du théâtre tchèque qui signa son entrée dans l’art du 20e siècle, le désormais culte Gypsies que le MOMA exposa en 1975 ou le très beau Exils venant consacrer deux décennies de travail sur l’ensemble du globe.

Josef Koudelka, Italie, 1986
© Josef Koudelka/Magnum Photos, courtesy of the Josef Koudelka Foundation

En se basant sur un certain nombre de planches contacts parmi les 30 000 qu’il a laissé, le livre montre également que Koudelka fut plus qu’un simple photographe. A l’image d’un Henri Cartier-Bresson dont il fut l’ami – les photographies présentées témoignent d’une véritable complicité – Koudelka doit être considéré comme un artiste à part entière. Son travail porta autant sur son rapport intime à l’image que sur l’utilisation des archives ou du livre comme mode d’expression artistique. Car à y regarder de plus près, Koudelka fut ce photographe des étoiles mortes. Celle d’un empire soviétique bien évidemment qui l’ignorait alors et dont les négatifs furent exfiltrés aux Etats-Unis, chez Magnum qui les publia anonymement en 1969. Koudelka dut attendre 1984 et un exil vers le Royaume-Uni pour révéler qu’il en était l’auteur. Celle de ses Roms dont l’identité était menacée par les politiques d’assimilation des pays d’Europe de l’Est. « Il a dit avoir toujours été attiré par ce qui se termine, ce qui n’existera plus » rappelle Stuart Alexander, membre du conseil d’administration de la fondation Koudelka à Prague. Avec les Roms que Koudelka photographia parfois pour la première fois, ce dernier développa une vision personnelle sans aucune visée ethnologique. Il passa du temps avec eux afin de se faire accepter et leur offrit ses clichés qui devinrent pour eux de véritables icônes et valurent à Koudelka le surnom d’Ikonar, « le faiseur d’icônes ».

Aujourd’hui, cette monographie, peut-être l’une des plus belles parmi les trente-cinq qui lui furent consacrées, nous révèle un artiste majeur, « iconique » dirions-nous tant les photographies de ce bras montrant l’heure ou de cette Irlande 1976 (Exils) semblent appartenir à un patrimoine mondial. Koudelka estimait d’ailleurs en 1990 que « ce qui est important dans les photographies, ce n’est pas de savoir qui est russe ou qui est tchèque. Ce qui est important, c’est qu’une personne ait une arme et que l’autre n’en ait pas. Et celle qui n’en a pas est, en fait, plus forte, même si cela ne saute pas aux yeux ». En parcourant ce livre, on comprend pourquoi.

Par Laurent Pfaadt

Josef Koudelka, Ikonar, Constellations d’archives, préface de Tatyana Franck, textes de Stuart Alexander et Lars Willumeit
Aux éditions Noir sur Blanc, 268 p.

A voir :

Josef Koudelka. Ikonar. Constellations d’archives, musée Photo Elysée, Lausanne
Jusqu’au 29 janvier 2023

Juste avant l’heure

Un humaniste engagé dans la préservation des écrits juifs. Les Besicles, œuvre pionnière.

L’histoire est pleine d’ironie. Plus de 500 ans après avoir condamné les écrits de Johannes Reuchlin, l’université de la Sorbonne via l’un de ses plus éminents membres, Hélène Feydy, agrégé d’allemand et maître de conférences nous livre la première traduction de l’œuvre maîtresse de l’humaniste. 500 ans pour permettre à ces écrits de traverser une frontière et une dizaine de kilomètres. Il a fallu pour cela des hommes et des femmes de bonne volonté et notamment Jean-Christophe Saladin, directeur de la collection le miroir des humanistes aux Belles Lettres et auteur du remarquable livre Les aventures de la mémoire perdue (Belles Lettres, 2020).


La figure de Johannes Reuchlin (1455-1522) est assez peu connue. Sorte d’Erasme rhénan, originaire de Pforzheim, de l’autre côté de la frontière allemande, il mena des études en France puis entra au service du comte Eberhard V de Wurtemberg qu’il accompagna à Rome, auprès du pape Sixte IV en 1482 afin de soumettre au souverain pontife un projet d’organisation de l’université de Tübingen.

Ophtalmoscope de Johannes Reuchlin
Institut Leo Baeck – New York | Berlin

Là-bas résidait à cette époque une importante communauté juive qui fut victime de violences lors de la peste noire en 1348-1349. A la fin du XVe siècle, dans les états du Saint-Empire Romain Germanique, les juifs étaient confinés à certains métiers. On les considérait comme les responsables de la mort du Christ et leurs écrits étaient interdits. En 1477, Eberhard V de Wurtemberg ordonna même l’expulsion de tous les juifs de la ville tandis qu’à la même époque, dans l’Espagne catholique d’un Torquemada, ils étaient envoyés au bûcher.

Johannes Reuchlin décida, quant à lui, de prendre le contre-pied de cet antisémitisme naturel. Poursuivant une honorable carrière de juriste, il milita pour la défense des écrits juifs et apprit l’hébreu. Sa réputation d’hébraïste dont il fut le premier allemand non-juif commença alors à se savoir dans tout le Saint-Empire Romain Germanique et suscita la méfiance de la puissante Inquisition de Cologne, celle des Jacob Sprenger et Heinrich Kramer, les auteurs du Malleus Maleficarum (Marteau des Sorcières), manuel permettant d’extirper l’hérésie des sorcières.

Pendant près de dix ans, « l’affaire » Reuchlin qui en rappelle une autre plus contemporaine va agiter la chrétienté jusqu’au souverain pontife. Reuchlin affronta, par écrits interposés, tous ceux qui jugèrent les écrits juifs nuisibles au christianisme et appelaient à leur autodafé, en particulier un boucher juif de Cologne, Johannes Pfefferkorn. Reuchlin écrivit ainsi Les Besicles en 1511 pour défendre ses thèses. En 52 arguments « que l’on pourrait opposer aux miens de manière scolastique, avec de courtes résolutions » et 34 contre-vérités tirées de l’argumentaire de Pfefferkorn, Les Besicles constituent un exercice de style brillant et un plaidoyer véritablement pro-bono, « pour le bien public » dans lesquels il démontre que les écrits juifs et en particulier le Talmud ne sont pas contraires au christianisme, qu’ils contiennent de bonnes choses et que leurs auteurs ne sont pas des hérétiques.

Si l’ouvrage peut paraître austère de prime abord, il n’en est rien, bien au contraire. Tant sa forme que son contenu sont fascinants car non seulement, il dévoile une mécanique intellectuelle remarquable mais surtout tend, avec des résonances incroyables dans notre histoire contemporaine, un miroir avant-gardiste de tolérance, cette vertu que les humanistes ont porté certainement à niveau jamais atteint depuis.

L’affaire « Reuchlin » ne s’éteignit cependant pas avec Les Besicles. Sa défense des écrits juifs et en particulier de la Kabbale fut finalement reconnue par le pape et le cinquième concile de Latran (1512-1517) avant que la papauté ne fasse marche arrière. Car la Réforme d’un certain Martin Luther venait de faire irruption et le christianisme, se repliant sur lui-même, s’attacha à réduire au silence toute voix discordante. L’un des pères de la Réforme, Philipp Melanchthon, rendit hommage à l’humaniste, à la mort de ce dernier en 1522 en écrivant Une vie de Reuchlin jointe au volume et traduit par Jean-Christophe Saladin. Quant aux écrits juifs et à leurs auteurs, ils durent affronter le jugement sévère d’un Luther (Des juifs et de leurs mensonges, 1543) alimentant, sans le savoir, un antisémitisme, ce séisme dont les secousses allaient se révéler tragiquement désastreuses quelques 400 ans plus tard.

Par Laurent Pfaadt

Johannes Reuchlin, Les Besicles (Augenspiegel) suivi de Vie de Reuchlin, par Philip Melanchthon sous la direction de Jean-Christophe Saladin.
Traduction des « Besicles » par Hélène Feydy et Delphine Viellard.
Traduction de la « Vie de Reuchlin » par J.-C. Saladin avec la collaboration de D. Viellard. Introduction de J.-C. Saladin et Yves Grimonpre
Aux éditions Les Belles Lettres, 450 p.

Un ouragan de dessins

Casterman fête les 70 ans de Lefranc, le célèbre héros de Jacques Martin, avec un splendide coffret

Le dessinateur alsacien Jacques Martin donna trois enfants à la bande-dessinée : Alix, Jhen et Lefranc qu’il inscrivit chacun dans une époque différente : Alix dans la Rome antique, Jhen au Moyen-Age et Lefranc dans notre époque. Patrick Gaumer dans son ouvrage Jacques Martin, le voyageur du temps (Casterman, 2021) qui tient lieu de biographie de référence rappelle d’ailleurs la colère d’Edgar P. Jacobs lorsque celui-ci découvrit les premières aventures de Lefranc dans le journal Tintin en 1952. Selon lui, l’affrontement entre Guy Lefranc et Axel Borg rappellait trop celui entre Mortimer et Olrik. Dans une lettre restée célèbre, le créateur du Mystère de la Grande Pyramide lui demande ainsi de cesser « ce pistage ». Les deux hommes conviennent alors de se rencontrer dans un café bruxellois mais rien n’y fait : le différent doit se régler en duel. Rendez-vous est donc donné à l’aube…sur le circuit de Spa Francorchamps ! « Nous conduirons à tour de rôle la même voiture et le plus rapide d’entre nous sera déclaré vainqueur » lance Jacobs. Finalement, Jacques Martin, tout respectueux de son aîné et se sachant plus rapide, abdique, scellant ainsi une amitié durable.


Lefranc © Casterman

On aurait aimé voir cela : une course poursuite entre Lefranc et Mortimer où les héros et leurs créateurs finissent par se confondre même si le héros de Jacques Martin préféra les airs à la route. C’est ce que le lecteur découvrira dans le magnifique coffret qu’édite Casterman à l’occasion du 70e anniversaire de Guy Lefranc, journaliste au Globe, et regroupant les treize premiers albums de la série. Signant seul les trois premiers tomes, Jacques Martin fut ensuite assisté dès Le Repaire du Loup par son ami Bob de Moor qui avait déjà travaillé sur Le Mystère Borg puis par Gilles Chaillet. 

Les lecteurs jeunes et moins jeunes ont ainsi l’occasion d’entrer ou de revenir dans l’univers unique de ce héros désormais mythique du 9e art. Guy Lefranc est une sorte de Joseph Kessel arpentant le monde et luttant contre le crime personnifié par Axel Borg. Le succès fut immédiatement au rendez-vous, La Grande menace se vendant à près d’un million d’exemplaires. Hergé lui-même courtisa Jacques Martin qui rejoignit l’équipe du journal Tintin qui publia les aventures de Lefranc, reprises ensuite par les Dernières Nouvelles d’Alsace. 

OpérationThor © Casterman

L’Alsace natale de Jacques Martin traverse d’ailleurs plusieurs albums de Lefranc. Jacques Martin y puisa une partie de ses décors et notamment le château du Haut-Koenigsbourg. Bien avant Alan Lee qui s’en inspira pour Le Seigneur des anneaux, c’est Lefranc qui, à la page 11 de La Grande menace, entra en premier dans le château alsacien avec ces mots : « Quel site inquiétant ! Curieux endroit pour un rendez-vous ! » Le site reviendra bien plus tard, dans le 31e opus, La Rançon (2020), comme un hommage au travail du créateur. Avant d’en arriver là, notre héros aura parcouru le monde entier (Italie, Etats-Unis, Suisse, etc.) dans ces treize premiers tomes d’un duel sans merci avec son ennemi de toujours, Axel Borg. Quelques scènes fameuses viendront jalonner ces aventures désormais mythiques comme par exemple celle sur le pont d’un sous-marin dans Opération Thor ou l’incroyable couverture de La Cible où l’on voit un Lefranc, sabre à la main, dans la jungle du Pacifique.

Plus que ses autres personnages, Lefranc est peut-être celui qui ressemble le plus à Jacques Martin. Ce dernier mit dans ce personnage sa passion de l’aéronautique et du ski (hivernal et nautique) à en juger par la récurrence des avions et des scènes sur l’eau et dans la neige. Même physiquement, Lefranc semble être le jumeau de Martin et les divers albums trace une autobiographie avec peut-être L’Arme absolue en point d’orgue où, une nouvelle fois, l’Alsace et le mont saint-Odile sont à l’honneur. D’autres ont depuis entrepris de tracer la vie de ce héros toujours aussi jeune après 70 ans et trente-trois épisodes que ce magnifique coffret restitue à merveille.

Par Laurent Pfaadt

Jacques Martin, coffret Lefranc, 70 ans,
Aux éditions Casterman

Les espions se font des films

La Cinémathèque française célèbre avec brio les liens entre cinéma et espionnage

Un homme au chapeau mou et lunettes écaillées tenant un journal, une femme avec une poussette, un jeune homme en jogging. Rassurez-vous, vous n’êtes pas dans un square non loin de la Maison-Blanche mais bel et bien dans les couloirs de l’extraordinaire exposition que la Cinémathèque française consacre aux liens entre cinéma et espionnage. Quoique…


Pistolet d’or © Eon production

Il n’a pas fallu longtemps pour nous faire craquer, pour nous retourner tant cette exposition est un condensé de plaisir et de fascination. Top secret explore ainsi les liens quasiment originels entre l’espionnage et le cinéma. Le premier film d’espionnage naît en 1913. Il signe le début d’un genre qui séduira les plus grands (Fritz Lang, Alfred Hitchcock, John Huston ou Sam Mendes notamment). A travers une galerie d’affiches, véritable histoire du cinéma et voyage dans nos souvenirs, le visiteur entre comme à chaque fois dans la fabrication des chefs d’œuvres avec ces trésors qui nous montrent l’envers du décor comme ces lithographies de David Lynch.

L’histoire du 20e siècle a été et reste encore une source inépuisable pour le cinéma. De Mata-Hari de Georges Fitzmaurice à la série Homeland en passant par L’Homme qui en savait trop et Daniel Craig, le visiteur traverse ce 20e siècle qui fut celui des espions. De la Première guerre mondiale aux lanceurs d’alerte en passant par la seconde guerre mondiale et la guerre froide, chacun est appelé à passer tantôt à l’Ouest, tantôt derrière le miroir sans teint. « L’espion est un personnage romanesque par excellence. Entouré de mystères, il est le réceptacle de tous les fantasmes et de toutes les ambiguïtés, tantôt invisible, tantôt torturé » écrivent ainsi Alexandra Midal et Matthieu Orléan, les commissaires de l’exposition dans le magnifique catalogue de cette dernière, véritable dictionnaire amoureux de l’espionnage au cinéma.

Bien évidemment, James Bond est présent en majesté et à au service de l’exposition. Comme un irrésistible appel, son générique plane au-dessus des salles et attire le visiteur. Grâce à de nombreux prêts de la société de production Eon Productions, les fans pourront s’extasier devant le pistolet en or de Francisco Scaramanga ou la combinaison en cuir bordeaux d’Halle Berry dans Meurs un autre jour. D’autres analyseront les codes et passages obligés cinématographiques de la célèbre franchise (bases, scènes de train, sorties de mer, etc).

Hedy Lamarr © cinémathèque française

Le cinéma permet tout y compris le retournement du plus incorruptible des espions en la personne d’un Sean Connery devenu commandant d’un sous-marin soviétique (A la poursuite d’octobre rouge, 1990) et écrivain œuvrant pour le KGB dans La Maison Russie (1990) d’un John Le Carré qui inspira de nombreux films (voir article Espions de papier). Avec Hedy Lamarr, les frontières entre cinéma et réalité finissent par s’estomper puisque l’actrice américaine qui tourna avec King Vidor et Victor Fleming inventa un système sécurisé de communications.

Le grand mérite de cette exposition est bel et bien de lancer en permanence des ponts (aux espions bien sûr !) entre fiction et réalité afin de mesurer leurs influences réciproques. Les objets de la fascinante collection de M – Stéphanie M. comme échappée d’un roman de Ian Fleming mais qui existe réellement ! – donnent une crédibilité au travail des créateurs et permettent de mesurer la vie quotidienne de ces hommes et ces femmes œuvrant dans l’ombre des États. Détecteur de mensonge, parapluie bulgare ou station d’écoute, tout est là. Ils sont complétés par des pièces de musées comme ces faux passeports de la Stasi et surtout cette incroyable machine Enigma, prêtée par le fond DGSE du musée de l’Armée.

L’espion, au cinéma comme dans la vraie vie, évolue. Il n’est plus celui qui défend un état, une idéologie. Mais un homme ou une femme qui agit selon sa propre conscience au service de l’humanité tout entière. Et naturellement le cinéma s’en fit l’écho avec ces nouveaux héros des temps modernes que sont les lanceurs d’alerte (Jason Bourne, Edward Snowden et Chelsea Manning). Nul doute qu’ils continueront à émerveiller les spectateurs en devenir qui, en sortant de cette exposition magnifique, ne manqueront pas de regarder derrière leur épaule pour voir s’ils ne sont pas suivis.

Par Laurent Pfaadt

Top secret : cinéma et espionnage, La Cinémathèque française
jusqu’au 21 mai 2023

Catalogue de l’exposition : Top Secret, cinéma & espionnage, Flammarion, 288 p.

La cinémathèque propose comme d’habitude une vaste programmation en lien avec l’exposition à retrouver notamment ici :

https://www.cinematheque.fr/cycle/le-cinema-d-espionnage-2e-partie-1006.html

Espions de papier

La littérature fourmille d’espions qui ont, souvent, été portés à l’écran. Tous les services de renseignements, tous les régimes ont été servis. Petit tour d’horizon…secret bien évidemment.


Lorsqu’on évoque les espions sortis des pages des livres pour devenir des mythes du cinéma hollywoodien, un nom vient immédiatement à l’esprit : James Bond. Les aventures de l’agent de sa Majesté ont largement dépassé le cadre que lui avait assigné son créateur, Ian Fleming, pour non seulement survivre à ce dernier mais également vivre sa propre existence avec d’autres écrivains tels que Jeffery Deaver, Sebastian Faulks et William Boyd.

John Le Carré

L’œuvre de John Le Carré (1931-2020), espion devenu maître espion littéraire, reste à ce jour, une référence, peut-être même LA référence pour tous les amoureux de la littérature d’espionnage. Les cinéphiles se souviennent encore des nombreuses adaptations de ses romans. Citons entre autres L’espion qui venait du froid (1965) avec Richard Burton, La Maison Russie (1990) avec Sean Connery et Michèle Pfeiffer ou La Taupe (2011) avec Gary Oldman et Colin Firth. Telle une galaxie centrée autour de sa trilogie, l’œuvre de Le Carré, disparu il y a près de deux ans, traduit sur un demi-siècle, l’évolution de l’espionnage, de la guerre froide à un monde multipolaire. Mais surtout il relate, dans ses nombreux romans, les désillusions et les difficultés des espions à trouver leur place dans un monde qu’ils ne comprennent plus et les dépasse. La dernière pierre de son immense édifice, L’espion qui aimait les livres (Seuil), ne fait pas exception. A travers le personnage de Julian Lawndsley, un ancien trader devenu libraire, John Le Carré offre à ses lecteurs une sorte de testament de son œuvre.

Si James Bond s’incarna dans quelques acteurs de renom comme Sean Connery ou Daniel Craig, il fut un autre espion qui n’eut pas à rougir du traitement que lui réserva Hollywood : Condor. Cet agent de la CIA propulsé malgré lui dans le grand jeu naquit dans l’imaginaire de l’écrivain James Grady avant de prendre les traits de Robert Redford. Dans Roulette russe, l’écrivain américain revient sur la genèse de Condor lorsque, passant devant une maison d’où personne n’entrait ni de sortait, le jeune journaliste sans le sou qu’il était se posa les questions suivantes : « Et si c’était une planque de la CIA ? Et si, en revenant travailler après le déjeuner, je trouvais tout le monde mort au bureau ? » De ces questions naquit un mythe littéraire, Condor, résumé dans trois romans et dans Roulette Russe qui nous montre, comme Le Carré, un Condor vieillissant qui doit s’adapter au monde post 11 septembre.

Le KGB, lui, ne fut pas en reste même s’il mit du temps à révéler tous ses secrets y compris et surtout littéraires. S’il peine encore à trouver un écho à la hauteur de son talent, Julian Semenov (1931-1993) devrait aisément sortir son héros Maxim Maksimovich Isaev alias Max von Stierlitz, espion à la solde de Staline en pleine seconde guerre mondiale, de l’ombre littéraire que le rideau de fer a porté sur lui. Son roman Ordre de survivre se situe quant à lui en mai-avril 1945. Stierlitz vient d’être démasqué par Müller, le chef de la Gestapo qui souhaite l’utiliser pour sauver sa peau. Après La Taupe, Semenov emmène une nouvelle fois son lecteur dans un Troisième Reich à l’agonie. Les petits bijoux de Semenov devraient sans aucun doute faire de nombreux transfuges.

Et la France dans tout cela ? Il lui manque assurément son grand espion littéraire. Il y a bien eu le personnage d’OSS 117 crée par Jean Bruce mais celui-ci n’était qu’un agent américain d’origine française. Après l’énorme succès éditorial que rencontra la saga – près de 265 romans – OSS 117 fut incarné au cinéma par Jean Dujardin dans un registre proche de la comédie et de la dérision. La faute à une littérature française qui a toujours considéré les romans d’espionnage comme de peu de valeur, des « romans de gare » mâtinés d’érotisme et symbolisés par la pléthorique production d’un Gérard de Villiers et de son SAS Malko Linge, agent de la CIA.

Ne s’assoit donc pas qui veut à la table du grand jeu littéraire…

Par Laurent Pfaadt

A lire : 

John Le Carré, L’Espion qui aimait les livres, Seuil, 240 p. Tous les romans de John Le Carré sont disponibles au Seuil et en poche chez Points.

James Grady, Roulette russe, Rivages, 180 p. qui s’intègre dans une série composée des Trois jours du Condor, Les Six jours du Condor, Derniers jours du Condor (Rivages).

Julia Semenov, Ordre de survivre, Editions du Canoë, 640 p. La taupe, Des diamants pour le prolétariat et Opération Barbarossa sont également disponibles chez Canöe et 10/18.