La guerre des échecs aura lieu

Alessandro Barbaglia revient sur le match qui opposa Bobby Fischer et Boris Spassky

Il y a un demi-siècle exactement, l’Islande et le palais des sports de Reykjavik furent le temps de quelques semaines, le centre du monde Là-bas se déroula non pas une finale de coupe du monde, quoique, mais bel et bien le match du siècle, celui opposant les deux plus grands joueurs d’échecs, l’excentrique américain Bobby Fischer et le soviétique Boris Spassky. L’enjeu : rien de moins que la domination idéologique sur l’échiquier du monde.


En matière de littérature transalpine, une chose est certaine : les éditions Liana Levi sont coutumières des coups de maîtres. Ils ont ainsi placé sur l’échiquier littéraire français quelques auteurs d’envergure : la reine Milena Agus ou les cavaliers Paolo Cognatti et Alessandro Piperno. Voici venir l’instant d’Alessandro Barbaglia, incontestablement roi en devenir. Et la partie romanesque qu’il propose est d’une beauté incroyable.

Dans cette bataille qui se veut homérique, Barbaglia, placé sur son Olympe de papier, oppose Achille non pas à Hector mais à Ulysse. Achille, c’est bien entendu Fischer qui a disposé de tous ses adversaires envoyés se frotter au bouclier d’airain du maître pour tenter de polir leurs régimes. Franco s’y est essayé en envoyant son pion, Arturo Pomar, en 1962 tel que l’a raconté avec brio Paco Cerda dans son merveilleux roman bâti comme une partie d’échecs et qui se glissa dans la deuxième sélection du prix du meilleur livre étranger cette année. Ce fut un « duel de rois. L’un cherchant le centre, l’autre menaçant le cœur de son adversaire. Le propre des rois » écrivit ainsi Cerda. Mais dans cette lutte, il ne devait subsister qu’un seul souverain et 77 coups plus tard, Achille avait triomphé d’Enée.

Bobby Fischer

Alors lorsque Bobby Fischer arrive enfin à Reykjavik après moult caprices, la guerre de Troie des échecs peut enfin commencer. Avec pour guide Barbaglia, barde indomptable dont le récit est un véritable tourbillon littéraire sublimé par une plume rarement rencontrée, Achille et Ulysse se jaugent, se défient puis s’affrontent. Face à Fischer/Achille, les Russes, « Priam et ses 50 fils à affronter » et Ulysse/Spassky, « un peu plus qu’un joueur : une icône » sont déterminés à l’emporter. Un autre roi donc : Boris Dix, comme le 10e champion du monde soviétique. Mais lui, comme le dit Alessandro Barbaglia, n’est pas Enée. Il est Ulysse. Spassy n’est pas Pomar car « ce qu’on lui demande de faire, c’est de jouer aux échecs, certes, mais surtout de jouer le rôle de pion brillant dans le plus grand des défis : la guerre froide ». Spassky ne le veut pas. Il est le roi, pas un pion, pas un personnage mineur de l’Iliade comme Pomar/Enée.

Alors Ulysse ruse. Avec Fischer. Avec le régime. Et lorsque le duel démarre enfin, il est déjà légendaire, mythique. Les deux empruntèrent, comme dans l’Iliade, les chemins de la perdition. Chacun, à sa manière, allait remonter le Styx. Achille mourut à Troie, Ulysse connut l’exil. Fischer perdit son titre et Spassky, après être tombé dans la solitude, ne revit sa patrie que des décennies plus tard. Sur l’échiquier de la vie, même les rois peuvent devenir des pions. Ils n’en demeurent pas moins des légendes nous dit Barbaglia.

Par Laurent Pfaadt

Alessandro Barbaglia, Le coup du fou
Chez Liana Levi, 224 p.

A lire également :

Le récit du match et de ses implications entre Arturo Lomar et Bobby Fischer en 1962 : Paco Cerda, Le Pion
La Contre-allée, 384 p.

La meilleure biographie consacrée à Bobby Fischer : Frank Brady, Fin de partie
Aux forges de Vulcain, 2018, 440 p.