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Lexique de mes villes intimes, Guide de géopoétique et de cosmopolitique

Yuri Andrukhovych est l’un des intellectuels les plus célèbres
d’Ukraine. Titulaire du prestigieux prix Herder récompensant un
artiste d’Europe de l’Est, comme avant lui Kundera, Kertesz ou
Alexievitch, son œuvre reste inclassable car elle chevauche de
nombreuses disciplines – comme cette géopoétique qui se veut trait
d’union entre l’homme et la terre – tout en demeurant loufoque,
intrépide, courageuse et, il faut bien le dire, provocatrice.

Mais cet écrivain engagé qui a lutté sur la place Maïdan lors de cette
énième révolution ukrainienne en 2013-2014 est avant tout un
amoureux de l’alphabet et des cartes. Cela donne ce joyeux Lexique
de mes villes intimes où s’entremêlent souvenirs cocasses et
réflexions identitaires dans un maelström qu’il se plaît à agiter
allégrement. 

Alors comment faire pour lire Andrukhovych ? Le mieux, c’est de lui
appliquer sa méthode, c’est-à-dire celle de ne pas en avoir malgré
ses propositions de grilles de lecture exposées dans cet avant-
propos en guise de mode d’emploi. Déconstruire pour mieux
reconstruire. OK alors allons-y ! P253 au hasard, l’aigle et le coq de
Prague. D’abord la langue, la rivière puis le pont Charles et l’Orloj, la
fameuse horloge astronomique médiévale de la ville. 

Tout est là en une page. L’alphabet et les mots qui servent à décrire, à
être. La construction identitaire de la ville à travers son paysage
(comme les Carpates à Bucarest ou le Rhin à Bâle). Et son
architecture et les fantasmes qu’on lui prête (Detroit, Kharkov et
leurs déclins post-industriels par exemple). A travers ses ballades
littéraires retentissent dans ces pages les échos du passé, soviétique
ou non, terribles et nostalgiques à la fois (contaminé par les mots de
l’auteur, on dirait que le délire et la mémoire sont logés au même
endroit !). 

Si bien que la lecture devient avec lui vite addictive et on passe d’une
ville à l’autre aussi rapidement qu’un train à grande vitesse. On
s’arrête pour s’imprégner de l’effervescence d’une Kiev survoltée,
avec les révolutionnaires de la place Maïdan avant de poursuivre
dans les hôtels de Minsk, entouré de putes à la solde du KGB et
sentant le Moscou rouge, puis évidemment dans cette Lvov « de
toujours », ville qu’il chérit plus que tout. On lit Schulz ou
Chevtchenko (le grand écrivain ukrainien pas le footballeur !) durant
les trajets. Bien évidemment, passage obligé par Strasbourg en 2004
lorsqu’il vint plaider au Parlement européen la cause de la révolution
orange. Et là, on s’arrête devant le drapeau européen. Il est bleu
comme celui de l’Ukraine. Car, en dépit de ce kaléidoscope infernal,
derrière tout cela se cache finalement le profond attachement d’un
écrivain ukrainien à une certaine idée de l’Europe, d’une Ukraine « 
cousue par toutes ces artères et capillaires précisément à l’Europe ». Et en
parcourant ces autres artères, on ne peut que humer le vent d’une
liberté qui tourne sans s’arrêter les pages de ce livre lumineux.

Par Laurent Pfaadt

Yuri Andrukhovych, Lexique de mes villes intimes, Guide de géopoétique et de cosmopolitique,
Aux éditions Noir sur Blanc, 368 p.

Faux poivre, Histoire d’une famille polonaise

Ecrire sur son passé ou sur ceux qui ont fait de vous ce que vous
êtes, avec leurs histoires tragiques,  leurs souffrances, n’est jamais
chose aisée. On en sort bouleversé, transformé. Comme le rappelle
l’essayiste autrichien Martin Pollack dans l’introduction de ce
magnifique livre: « Il n’est jamais facile d’écrire sur sa propre famille, sur
les êtres qui nous sont les plus proches, à qui nous devons une enfance
radieuse et heureuse grâce à l’amour dont ils nous ont entourés. Cet
amour exige notre reconnaissance – et notre loyauté, même si nous ne
partageons pas leurs idées. » Et lorsque cette émotion est adossée à
des questions éthiques, à des interrogations sur le sens à donner à
ceux qui traversent l’histoire sans la changer mais qui changent les
destins des êtres qu’ils engendrent, cela donne des livres qui font
date.

Faux poivre est à ranger dans cette catégorie. Monika Sznajderman
raconte ainsi la vie de sa famille polonaise où les branches juive et
catholique suivent des routes parallèles, chacune avançant
aveuglément ou consciemment au bord du précipice de ce 20e siècle
sanglant sans jamais se voir. Les uns seront décimés, les autres
subiront le déclassement. Grâce aux nombreuses photographies, le
lecteur s’attache très vite aux merveilleuses figures qui traversent
l’ouvrage notamment celles des grands-mères : Amelia, si libre, si
belle, assassinée lors d’un pogrom en 1941 et Maria, aristocrate
romantique comme sortie d’un roman de Romain Gary. Elles sont
rejointes par d’autres personnages, ce grand-père déporté à
Treblinka et Marek, ce père dont le livre n’est finalement qu’un long
dialogue bouleversant. « Pourtant, sur ces photos-là, intactes en
apparence, une ombre apparaît. Meme s’il ne s’agit pas d’une ombre
physique au sens littéral, mais de celle des temps qui se profilent, car nous
en savons davantage, car nous connaissons l’issue » écrit ainsi l’auteur.

Monika Sznajderman marche dans cette ombre avec ses mots
traversés tantôt par des moments de chaleurs, bucoliques, comme
ces étés à la campagne mais le plus souvent brisés par des orages
terribles et glaçants comme lorsque débute la Shoah et se déploie
cette indifférence, antisémite ou non, face au sort de ses voisins juifs
distants de quelques dizaines de kilomètres. Viens alors à l’esprit ces
mots de Valcav Havel, lorsqu’après la guerre, l’oncle Zygmunt est
torturé par les communistes : « Face au mal, il ne faut pas reculer même
si ce mal n’a pas d’abord été commis contre nous. Sinon notre indifférence
aux autres n’aura qu’une seule conséquence : l’indifférence des autres à
notre égard. »

A travers le récit de sa famille qui personnifie dans toute sa
complexité le drame de la Pologne contemporaine victime des deux
totalitarismes du 20e siècle, Monika Sznajderman nous rappelle que
la mémoire, celle que l’on doit aux autres et a fortiori à ceux qui nous
ont précédés, n’est jamais facile à construire. Qu’il nous faut
appréhender ce sentiment d’imposture, sortir de cette culpabilité à
raconter ces vies anonymes et si familières tout en évitant le
jugement et en singularisant ces existences. Suivre avec elle cette
ligne de crête au-dessus des précipices de l’histoire est un privilège
littéraire autant qu’une leçon.

Par Laurent Pfaadt

Monika Sznajderman, Faux poivre, Histoire d’une famille polonaise,
Editions Noir sur Blanc, 288 p.

A lire également :
Martin Pollack, Empereur d’Amérique, le grand exode de Galicie,
Editions Noir sur Blanc, 2015, 256 p.