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Tableaux d’un retour au pays natal

Plusieurs expositions réhabilitent le peintre alsacien
Jean-Jacques Henner

La Religieuse (détail de la Religieuse, musée des Beaux-Arts de Nancy)

Tous les élèves savent ce que 1870 représente dans l’histoire de
France. La guerre, la défaite face à l’Allemagne de Bismarck, la perte
de l’Alsace-Lorraine et le mythe d’une revanche entretenu dans
chaque salle de classe, chaque foyer, chaque assiette jusqu’à la
Première guerre mondiale. Nul mieux que cette gouache de Jean-
Jacques Henner du musée des Beaux-Arts de Mulhouse, L’Alsace, elle
attend symbolisa parmi d’autres, cette Alsace captive, celle dont on
espérait le retour dans la mère patrie, celle dont Gambetta affirmait
« n’en parlez jamais, pensez-y toujours ».

Le rêve de cette province perdue a pris place dans le musée national
Jean-Jacques Henner, peintre alsacien célébré à Paris. L’exposition
montre combien le culte du souvenir et de la haine allemande fut
cultivée dans les journaux – avec en tête le Petit Journal et ses unes
incroyables – mais également dans la vie quotidienne des Français.
On chantait la province perdue, on mangeait dans des services de
table décorés par l’artiste alsacien Hansi. L’exposition mobilise ainsi
dans cette « petite Alsace » qu’est ce très beau musée parisien, les
grands artistes alsaciens et leurs œuvres : les sculptures d’Auguste
Bartholdi notamment le fameux buste d’Erckmann et Chatrian
(1872) côtoient  la très évocatrice Alsace meurtrie (1872) de Gustave
Doré. Avec d’autres artistes comme Edouard Detaille ou Emile Gallé,
ces œuvres participèrent ainsi à alimenter le souvenir, avec au milieu
de ces dernières, le maître des lieux brillamment représenté avec
son Alsacienne tricotant (1871) dont la composition évoque Vermeer
ou La Légende d’Alsace (1904).

Si Jean-Jacques Henner fut membre de la Ligue des patriotes,
mouvement nationaliste fondé par Paul Déroulède, il demeura
moins un instrument artistique de la revanche qu’un peintre
inclassable. La grande et majestueuse rétrospective que lui consacre la ville de Strasbourg, complétée par celle de Mulhouse, lui rend
enfin une justice méritée. Rare peintre à posséder son musée
particulier, encensé par ses contemporains, fréquenté par les hautes
autorités de la République, son œuvre a malheureusement été
confinée dans les oubliettes de l’histoire de l’art par la déferlante
impressionniste. Aujourd’hui, grâce à l’intrépidité de quelques
conservateurs désireux de rattraper « cet oubli impardonnable » selon
les mots de Paul Lang, directeur des Musées de la ville de
Strasbourg, il est enfin possible de mesurer l’incroyable étendue de
son art.

Le musée Jean-Jacques Henner a ainsi été vidé de ses plus belles
pièces pour cette exposition tout à fait passionnante, et complétée
d’œuvres venues des principaux musées alsaciens ainsi que de
collections particulières. Celle-ci revient ainsi sur la vie de ce fils de
paysans du Sundgau devenu académicien et grand officier de la
Légion d’honneur. Après avoir perfectionné son art à travers des
scènes typiques alsaciennes, il se rendit en Italie pour admirer et
copier les grands maîtres tels que Titien, le Corrège ou Léonard de
Vinci. Mais pas le Caravage, considéré comme peu d’intérêt mais
qu’Henner admira en secret comme en témoigne le très beau Christ
en prison (1861) du musée Unterlinden. Il ramena ainsi d’Italie un
coup de pinceau, ce sfumato qui allait constituer sa marque de
fabrique, notamment dans ses Madeleine aux cheveux roux, et cette
composition appliquée à sa Chaste Suzanne (1864) dont l’exposition
montre les très belles études.

Après trois échecs, Jean-Jacques Henner finit par obtenir la
consécration avec le prix de Rome en 1858 pour Adam et Eve
trouvant le corps d’Abel mort. Le trait est encore marqué par une
forme de classicisme et la composition répond aux codes de
l’époque. De ses visites au Louvre, il poursuivit son étude des grands maîtres en s’imprégnant des Christ morts d’Holbein et de
Champaigne. Mais il ne faut pas voir en Henner, un vulgaire copieur
car comme le rappelle Isabelle de Lannoy, historienne de l’art et
auteure du catalogue raisonné de l’artiste : « si Henner s’est
parfaitement imprégné des grands maîtres qu’il a étudié, il les a
transcendé avec un oeil qui lui est propre »

Outre le fait qu’il fut un dessinateur talentueux que montre à
merveille l’exposition du musée des Beaux-Arts de Mulhouse, Jean-
Jacques Henner développa un art singulier, révolutionnaire. Car
comment ne pas être ébloui par cette incroyable Piéta où il a
représenté ses parents. Comment dans ce Christ mort, ne pas être
fasciné par le réalisme abouti de la figure du fils de Dieu.

Progressant dans l’exposition, le visiteur constate également que
l’art d’Henner opéra des mutations, évoluant vers des noirs et des
chairs plus tranchés, vers une composition épurée à l’extrême. Cela
donna la Religieuse du musée des Beaux-Arts de Nancy, l’un des chefs
d’œuvre de l’exposition, absolument fascinante et que l’on
contemple sans fin. Si Manet ou Velázquez se lisent sur cette toile,
c’est bel et bien à Jean-Jacques Henner que le visiteur a affaire. Ses
nus deviennent diaphanes, ses femmes aux cheveux roux telles que
La Liseuse (1883) ou La Source (1881) entrent dans les salons des
puissants de la République. Lorsqu’il présente la Femme au divan noir
au salon en 1869, le peintre n’a plus rien en commun avec le
vainqueur du prix de Rome onze ans plus tôt sauf peut-être cette
passion à peindre la femme, à tourner autour d’elle comme un
sculpteur autour de sa muse et qui donna les incroyables études
préparatoires à l’huile et au fusain de cette Salomé qui ferme une
exposition consacrant enfin Jean-Jacques Henner au panthéon des
grands peintres français.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Jacques Henner (1829-1905), La chair et l’Idéal, Musée des Beaux-arts de Strasbourg
jusqu’au 24 janvier 2022.

Alsace ! Rêver la province perdue, Musée national Jean-Jacques Henner (Paris)
jusqu’au 7 février 2022

Jean-Jacques Henner (1829-1905), dessinateur, Musée des Beaux-Arts de Mulhouse
jusqu’au 30 janvier 2022