Évènements de langage

Dans son nouveau livre, Éric Vuillard revient sur la débâcle
française en Indochine

L’Indochine, territoire lointain que la France, défaite, a vite fait
d’oublier. On n’enseigne pas aux enfants de la République l’histoire
d’un esclavagisme révoltant, de crimes et surtout d’une défaite
honteuse. On laisse cela aux Américains et à leur cinéma. Si la France
a fermé cette porte de l’histoire, quelques écrivains et notamment
Éric Vuillard ont décidé de regarder par le trou de la serrure. Les
livres de ce dernier, agrégeant à première vue des évènements
singuliers, anodins permettent au lecteur, en s’y penchant,
d’appréhender de l’autre côté de cette même porte, l’ensemble de la
perspective historique. Ainsi après Congo et surtout L’Ordre du jour
(Actes Sud), le prix Goncourt 2015 nous offre de poser notre œil sur
la serrure des guerres coloniales et en particulier sur celle de
l’Indochine.

Une sortie honorable porte déjà dans son titre toutes les
contradictions d’une France engagée dans un processus décolonial
qu’elle ne maîtrise plus mais qui – cas malheureusement voué à se
reproduire par la suite – va tout faire pour maintenir les apparences,
celles de l’illusion d’une grande puissance et celles d’une « sortie »
par le haut de ce bourbier.

Alors rappelons les faits. Afin de mettre un terme à un mouvement
de libération nationale enclenché dès la fin de la seconde guerre
mondiale par un Ho Chi Minh formé en France – il participa au
congrès de Tours en 1920 qui vit la naissance du PCF – la France a
envoyé un corps expéditionnaire dans cette Indochine qu’elle
exploite depuis 1887. Mais une série de déconvenues et la guérilla
incessante du Vietminh, sorte de petite fourmi remontant dans la
trompe de l’éléphant français jusqu’à lui manger le cerveau, entraîna
la chute de plusieurs gouvernements de la IVe République. L’arrivée
de Pierre Mendes France à la présidence du Conseil en mai 1954 qui
promet de faire la paix, change alors la donne. Il faut dès lors
envisager « une sortie honorable ».

Voilà pour la porte. Ici se glisse alors Éric Vuillard pour nous
dépeindre les intérêts économiques prompts à réduire en esclavage
et à profiter de la guerre, ces soi-disantes élites politiques,
économiques et technocratiques qui, condescendantes, demeurent
persuadées, avec un cynisme écœurant, d’œuvrer pour le bien de la
France. L’auteur passe ainsi avec maestria d’une plantation de
caoutchouc à l’état-major des généraux en passant par les couloirs
du palais Bourbon, exposer cette somme d’incompétences qui
fabriqua, au final, une défaite. Mais au-delà de la guerre ou de la
défaite de Dien Bien Phu, Éric Vuillard interroge également notre
historiographie et cette quatrième république vilipendée. Au-delà
de la faillite d’un système institutionnel, vite désignée comme
coupable idéal, Une sortie honorable pointe du doigt la responsabilité
du personnel économique et politique de cette époque. Dumas ne
disait-il pas que l’Histoire est un coup sur lequel il accrochait ses
romans ? Éric Vuillard, lui, le plante dans l’Histoire pour y faire
ressortir tout le pus contenu dans ces plaies qui font mal.

Par Laurent Pfaadt

Éric Vuillard, Une sortie honorable,
Chez Actes Sud, 208 p, 2022.