Jeu d’échecs bolchevique

L’historien britannique Antony Beevor signe avec son récit de la révolution russe un nouvel ouvrage magistral

Délaissant les plages du débarquement et les forêts des Ardennes, Antony Beevor est de retour sur ces autres plages, celles des îles de Kotline et Kronstadt, et dans les forêts soviétiques de ses premiers succès pour y remonter le temps et évoquer les quatre premières années de la révolution bolchévique. D’emblée, l’historien pose le décor : « L’engrenage révolutionnaire semble manifeste pour tout le monde, à l’exception de ceux qui se voilent volontairement la face. Une seule question se pose : la révolution surviendra-t-elle pendant la guerre ou juste après ? »


Le lecteur est ainsi prévenu : aucun répit ne lui sera accordé dans ce tourbillon révolutionnaire, ce jeu d’échecs qui mena au pouvoir Lénine, Trotski et Staline et entraîna une terrible guerre civile. Avec son sens de la narration qui a fait le succès de ses livres précédents allié à travail prodigieux de collecte de multiples sources, Antony Beevor fait ainsi monter le lecteur dans le train blindé de Lénine, lancé à vive allure et qui traverse cette année 1917 puis sur les chevaux des cosaques du Don chargeant dans ces plaines rouges de sang des massacres d’une guerre sans fin. Le lecteur croise la tsarine, reine abattue par les pions rouges et son fou de Dieu, un Staline rasant le roi Lénine pour lui éviter la capture et un Kerenski, mis en échec mais pas mat, déguisé en officier serbe pour fuir le Palais d’hiver. Chez Beevor, l’Histoire avec un grand H, broyant comme la roue rouge de Soljenitsyne hommes et empires, est un cheval fougueux que rien n’arrête. Une Histoire qu’il place dans la main sanglante d’un Félix Dzerjinski, maître de cérémonie d’une Terreur rouge, cette tour sans pitié contre tous les ennemis de la révolution et dont le « visage pâle et austère, aux yeux enfoncés évoque le Greco ».

La plongée dans la guerre civile, partie importante de l’ouvrage, est certainement la plus passionnante. Renouant avec ses talents d’historien du fait militaire, Antony Beevor emmène à nouveau, comme à Stalingrad, à Berlin ou à Saint-Lô, le lecteur sur les champs de bataille et  les échiquiers des états-majors des armées, dans le cerveau des acteurs et les arcanes des obscures manœuvres des grandes puissances qui pensent voir dans ce cyclone l’œil de leur grand jeu. Des pays baltes à la Sibérie, de la frontière chinoise et celle de la Pologne, c’est à une partie littéraire faîte de rouge et de blanc que nous convie l’historien.

Les Rouges sous la férule d’un Trotski adulé affrontent sur plusieurs théâtres d’opération des Blancs restés fidèles au tsar et emmenés par l’amiral Koltchak et les généraux Denikine et Wrangel. Dans chaque camp se jouent des luttes d’influence. Par officiers interposés, la guerre fratricide entre Trotski et Staline est impitoyable et voit l’émergence des futurs héros de la seconde guerre mondiale, ces pions appelés à devenir cavaliers : Joukov, Boudienny, Koniev. Dans le même temps, le livre met en lumière quelques comètes telles que le baron balte converti au bouddhisme, Roman von Ungern-Sternberg ou Nestor Makhno, le « Robin des bois de la steppe », fondateur de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne qui combattit les deux camps.

De l’autre côté, les Blancs ayant perdu l’initiative sont gagnés par la panique, à l’image d’un Koltchak « maigre, ravagé, l’œil hagard, et (qui) semble dans un état de tension nerveuse extrême » selon le général Maurice Janin à la tête d’une légion tchèque venue prêter main-forte à des Blancs qui ont renoncé à obtenir le nul. Rien n’y fait, le fou rouge est impitoyable, il renverse le tsar et ses cavaliers, laissant derrière lui une interminable traînée de sang sur laquelle se jouera les futurs massacres de la seconde guerre mondiale.

Vingt ans après, on sait ce qu’il advint dans ces mêmes forêts ukrainiennes, devenues ces nouveaux échiquiers de la mort.

Par Laurent Pfaadt

Anthony Beevor, Russie, révolution et guerre civile (1917-1921)
Aux éditions Calmann-Levy, 568 p.