La jeune fille de l’étranger

A l’occasion du 115e anniversaire de sa naissance, un somptueux cahier de l’Herne revient sur la vie et l’œuvre d’Hannah Arendt

Telle fut l’expression empruntée à Schiller par Heinrich Bühler, son
mentor politique pour désigner cette femme philosophe et juive, née
en Allemagne et qui entretint une relation avec l’un des plus
importants philosophes du 20e siècle, Martin Heidegger, qui
pourtant se compromit avec le Troisième Reich. Le très beau cahier
de l’Herne consacré à Hannah Arendt permet ainsi de comprendre
cette femme qui bouleversa notre rapport à la philosophie, à
l’Histoire et à ce 20e siècle marqué par les deux grands
totalitarismes que furent le communisme et le nazisme.

Nourri comme à chaque fois par un certain nombre d’inédits, ici de
correspondances notamment celle, absolument fascinante, avec
Hermann Broch, l’auteur des Somnambules, et de conférences, ce
cahier de l’Herne parvient pleinement à « autonomiser » la figure
d’Hannah Arendt ainsi que sa philosophie de celle trop longtemps écrasante de Martin Heidegger qui ne fait qu’une brève apparition.
De plus, la singularité de sa démarche historique et philosophique
inscrite dans son positionnement académique est parfaitement
explicitée car rappellent Martine Leibovici et Aurore Mréjen qui ont
coordonné le cahier, « Hannah Arendt ne veut pas endoctriner ». Ce
que confirme Pierre Bouretz, directeur d’études à l’EHESS qui lui,
dirigea le volume de la collection Quarto chez Gallimard regroupant
les Origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem : « Elle se battait
contre l’histoire, s’acharnait à la comprendre, polémiquant avec le
monde ». Inclassable donc. Donc difficile à cerner.

Et pourtant l’articulation de sa pensée est d’une extrême limpidité.
Analysant dans les Origines du totalitarisme l’émergence de ces
nouveaux régimes, inédits et donc bien distincts des tyrannies,
autoritaires et même fascistes, Hannah Arendt expliqua
parfaitement leur mécanique d’installation liée notamment à la
décomposition progressive de l’Etat-nation et à l’éradication de
toutes les formes de liberté y compris celle de penser qui conduisit
« à organiser le peuple en accord avec une seule idée susceptible de
l’animer » selon Roger Berkowitz. La clef de voûte du système
d’Hannah Arendt réside bien dans cette « absence de penser ». Ainsi,
la déstructuration de l’Etat-nation priva les citoyens, par l’éclairage
de divers corps constitués et autres mécanismes, de leur faculté de
juger, de s’interroger, d’exercer leur libre-arbitre, fabriquant ainsi
des êtres comme Adolf Eichmann, des êtres privés de leur devoir
moral, des êtres pour qui le mal devint si banal qu’aucune
considération ne les empêcha de l’exercer.

La banalité du mal. Ainsi née la polémique, notamment avec la
publication d’Eichmann à Jérusalem, enseignements tirés du procès
d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961. L’invention de ce concept
renverse le modèle kantien de « mal radical ». Cette idée déclencha
de vives polémiques de part et d’autre de l’Atlantique, notamment
aux Etats-Unis où un intense lobbying s’attacha à retirer l’ouvrage
des libraires. Le cahier permet ainsi de déconstruire les contresens
nés de cette campagne mais également de rappeler la trahison
d’Eichmann lui-même lors de son procès lorsqu’il mêla devoir moral
et devoir d’obéissance aux lois de son pays. Hannah Arendt eut
l’occasion de préciser sa pensée lors d’une conférence donnée
devant les étudiants juifs de Chicago, le 30 octobre 1963 : « Qu’ai-je
voulu dire ? Pas que le mal est ordinaire : l’ordinaire est ce qui arrive
fréquemment (…) Ce sont les motifs les plus banals, et non des motifs
particulièrement méchants (comme le sadisme, la volonté d’humilier ou la
volonté de puissance) qui ont fait d’Eichmann ce fauteur de mal tellement
effrayant » lit-on dans le petit carnet A propos de l’affaire Eichmann qui
complète judicieusement ce cahier.

Karl Jaspers, psychiatre et philosophe suisso-allemand qui fut son
directeur de thèse à l’université d’Heidelberg et un indéfectible
soutien résuma ainsi dans A propos de l’affaire Eichmann, la démarche
d’Hannah Arendt : « l’humus qui la fait vivre est fait de volonté de vérité,
d’humanité au sens propre. » Relire Hannah Arendt a ainsi quelque
chose d’effrayant. Outre la terrible lucidité avec laquelle elle analyse
notre monde, sa réflexion semble encore terriblement pertinente.
On referme les différents livres avec cette question : elle nous a prévenu, pourquoi ne faisons-nous rien ? Puis la peur s’empare du
lecteur lorsqu’il envisage cette autre question : pourquoi n’avons-
nous rien fait ?

Par Laurent Pfaadt

Hannah Arendt, sous la direction de Martine Leibovici et Aurore Mréjen,
Cahier de l’Herne, 312 p. 2021

Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem, sous la direction de Pierre Bouretz, Collection Quarto,
Chez Gallimard, 1624 p, 2002

Karl Jaspers, Hannah Arendt, A propos de l’affaire Eichmann,
Carnets L’Herne, 112 p. 2021