La liberté guidant l’orchestre

© Jun Keller

Christian Merlin
relate deux siècles
d’histoire des
Wiener
Philharmoniker

C’est l’un des
orchestres les plus
célèbres au monde,
regardé par près de
cinquante millions
de personnes lors du
concert du nouvel an. Et pourtant, à y regarder de plus près, le
Wiener Philharmoniker est aussi l’un des orchestres les plus
méconnus, à l’inverse de son alter ego berlinois.

Pendant près de quatre ans, Christian Merlin, journaliste musical au
Figaro s’est immergé à Vienne dans cet orchestre en consultant
minutieusement les archives et en remontant les fils de son histoire
pour signer un livre qui tient déjà lieu de référence. Fondé en 1842
par Otto Nicolaï, le Wiener Philharmoniker regroupa des musiciens
de l’opéra de Vienne souhaitant jouer des concerts en dehors de
leur activité dans la fosse. Dès le départ, il y eut une forte
imbrication entre l’opéra et l’orchestre. L’ouvrage montre ainsi la
lente émancipation de l’orchestre aux dépens de l’opéra à grands
coups de revendications sociales, salariales, musicales. Ce n’est
qu’en 1908 qu’il se constitua en association.

A travers la succession de biographies de musiciens et la
constitution de véritables dynasties de Philharmoniker, le livre de
Christian Merlin est également un formidable voyage à travers la
musique non seulement viennoise mais également européenne. Les
Wiener Philharmoniker tracent une ligne continue dans la création
d’œuvres qui sont aujourd’hui des classiques du répertoire, de la
troisième symphonie de Brahms ou la huitième de Bruckner à la Nuit
transfigurée
d’Arnold Schönberg en passant par la Femme sans ombre
de Richard Strauss qui dirigea l’opéra entre 1919 et 1924. Quelques
grands noms de la musique classique au 20e siècle comptèrent
parmi les membres de l’orchestre comme le violoncelliste David
Popper, compositeur aujourd’hui oublié, les chefs d’orchestres Hans
Richter et Arthur Nikisch, ce dernier intégrant l’orchestre comme
corniste ou Richard Baumgärtel, inventeur du fameux hautbois
viennois.

Le mandat de Richard Strauss à la tête de l’opéra amène à revenir
sur le passage d’un autre grand compositeur du 20e siècle, Gustav
Mahler, entre 1898 et 1908, que Christian Merlin traite avec toute
l’objectivité requise. Mahler mena une profonde réforme des
Wiener Philharmoniker : il internationalisa le recrutement qui fut
conséquent, réorganisa les pupitres, rajeunit l’orchestre et sortit ce
dernier de ses frontières impériales. Mais surtout, avec l’aide son
bras droit, le célèbre konzertmaster Arnold Rosé qui allait devenir
son beau-frère, il eut en permanence le souci obsessionnel de
l’excellence, ce qui ne lui valut pas que des amis.

A cela s’ajouta bien évidemment l’antisémitisme dans une ville qui
comptait tant d’intellectuels juifs qui allaient façonner la pensée
européenne et dont l’égalité des droits était garantie par la loi
fondamentale des droits du citoyen du 21 décembre 1867. L’épisode
est bien connu : Mahler, victime de l’antisémitisme de ce début du
20e siècle quitte ses fonctions en 1908 et part pour New York. Si
cette raison a indubitablement conduit au départ du grand
compositeur, Christian Merlin montre également que
l’autoritarisme de Mahler constitua un autre motif. «  La grande
erreur de Mahler est sans doute, dans sa volonté de tout contrôler, de ne
pas avoir respecté la volonté d’indépendance des musiciens »
écrit ainsi
l’auteur.

La dimension juive étant presque consubstantielle de l’orchestre, les
nazis se donnèrent pour mission de l’extirper, sans succès d‘ailleurs.
Mais cela conduisit à la fuite, à la déportation et à la mort de
plusieurs de ses membres comme le konzermaster Julius Stwerka,
recruté par Mahler et mort à Theresienstadt. L’expérience nazie
laissa de profondes traces après-guerre et se manifesta notamment
par le refus d’Arnold Rosé de redevenir konzertmaster de
l’orchestre en 1946 sous prétexte que subsistaient encore des
musiciens ayant sympathisé avec le Troisième Reich (au moment de
l’Anschluss en 1938, près de la moitié des membres de l’orchestre
étaient des partisans d’Hitler). Non seulement la période nazie
n’altéra pas cette formidable liberté et cette incroyable volonté
d’indépendance qui se manifeste encore aujourd’hui mais elle la
renforça puisque depuis 1933, l’orchestre n’a plus de chef
permanent. Mais toujours autant de prestige.

Laurent Pfaadt

Christian Merlin,
Le Philharmonique de Vienne, Biographie d’un orchestre,
Buchet-Chastel, 2017