L’amour au temps du goulag

Les éditions des Syrtes poursuivent la publication des œuvres de Demidov

Moins connu qu’Alexandre Soljenitsyne et Varlam Charlamov dont il fut l’ami, Gueorgui Demidov peut être considéré comme l’une des grandes voix littéraires du goulag. La parution de ce deuxième opus de ses œuvres, après un premier en 2021, devrait certainement contribuer à l’inscrire durablement dans la littérature mondiale.


Né à Saint Pétersbourg, Gueorgi Demidov (1909-1988) fut, à l’instar d’un Soljenitsyne et plus tard d’un Sakharov, physicien de formation, proche de Lev Landau, futur prix Nobel de physique. Condamné sur la base du fameux article 58 du code pénal pour activités contre-révolutionnaires dans le contexte des grandes purges touchant notamment les chercheurs, Demidov fut envoyé à la Kolyma en 1938. Il y passa quatorze ans et consigna son expérience dans de nombreux écrits qui restent encore aujourd’hui pour la plupart inédits. Pendant longtemps, tout le monde, y compris Demidov, les pensa perdus, confisqués par le KGB. Mais à l’occasion de la perestroïka, après la mort de Demidov, ses écrits ressurgirent. Aujourd’hui, ces cinq nouveaux récits centrés autour de la thématique de l’amour permettent un peu plus de cerner l’œuvre de celui qui compara le goulag à un « Auschwitz sans les chambres à gaz ».

Varlam Chalamov eut une profonde admiration pour Demidov qu’il côtoya dans les camps.L’auteur des Récits de la Kolyma (Verdier, 2003) disait que « c’était l’homme le plus intelligent et le plus intègre qu’il ait rencontré ». Demidov mit cette intégrité au service de son écriture afin de sortir des schèmes du goulag, afin de garder en toute circonstance une totale objectivité, ce qui est déjà en soi un miracle. Cela se ressent dans sa galerie de personnages où ces derniers sont d’abord des zeks avant d’être des truands ou des professeurs. Dire cela est profondément transgressif puisqu’il prend le système totalitaire à son propre jeu en remettant en sorte « à zéro » le statut social de l’individu pour lui donner un nouveau départ. L’écriture de Demidov se veut ainsi profondément égalitaire.

Ce deuxième volume d’une œuvre que les Syrtes ont entrepris de traduire intégralement s’aventure, à travers une galerie de personnages qui lui permet de cerner les différentes facettes du goulag, sur les voies de l’amour, celui qui peut exister dans un univers où l’humanité n’existe plus, celui qui se veut fugace, celui qui résiste à toute logique comme chez cette étudiante éprise de son professeur qui décide de l’accompagner dans sa relégation (La décembriste).

Ici l’amour est une sorte de juge de paix. Il se rencontre parfois, dans cet univers hors du temps, là où on ne l’attend pas, comme dans les larmes des yeux bleus d’une criminelle, en l’occurrence la magnifique et bien-nommée Ninka Verse-ta-larme (La chevalière). Avec Demidov, les criminels sont des détenus comme les autres, moins coupables à ses yeux que ceux qui décident de leur sort.

Si « Demidov réhabilite la passion comme principale ressource du récit » écrivent Luba Jurgenson, universitaire et grande spécialiste de Chalamov et Nicolas Werth, président de la section française de l’association Memorial et chroniqueur au Monde des livres, l’écrivain place avant tout l’amour en repère de vie dans cet univers qui abolit les frontières sociales, psychologiques tout en redonnant un sens à la vie de ces êtres privés d’humanitas tel que l’entendait Cicéron.

A la différence d’un Chalamov qui trempe sa plume dans les ténèbres de l’homme, celle de Demidov, au contraire, est porteuse d’espoir. Autant le noir de Chalamov est un granit poli par le vent sibérien et se veut inaltérable dans son fatalisme, autant celui de Demidov, avec l’humanisme qui le caractérise, est un noir qui brille d’un sombre éclat, réfléchi par une lumière mentale, ici en l’occurrence l’amour. C’est merveilleux et bouleversant à la fois.

Par Laurent Pfaadt

Gueorgui Demidov, L’amour derrière les barbelés, récits du goulag, éditions des Syrtes, 404 p.

A lire également : Doubar et autres récits du goulag, éditions des Syrtes, 288 p.