Le vagabond de l’Amérique

En relatant la vie du champion du monde de boxe Jack Dempsey, Elie Robert-Nicoud signe un ouvrage passionnant sur l’Amérique

« Je ne sais pas danser, je ne sais pas chanter, mais je peux casser la gueule à n’importe quel fils de pute dans ce bar » répétait Jack Dempsey avant chacun de ses combats. Ils furent 83, presque autant que ses années passées sur terre (88), des trains qu’il emprunta, caché sous les wagons, aux rings où il devint champion du monde entre 1919 et 1926 aux et aux studios d’Hollywood qui en firent une star.


83 combats, 66 victoires et seulement 6 défaites pour un boxeur qui personnalisa peut-être plus qu’aucun autre cette Amérique du 20e siècle racontée dans le très beau livre d’Elie Robert-Nicoud, grand connaisseur du noble art. Son livre nous embarque dans un magnifique voyage, du Colorado au Madison Square Garden de New York en passant par la Californie, Salt Lake City et les trous pommés d’une Amérique prête à devenir la première puissance du monde. Longtemps Hobo, du nom de ces vagabonds errant de ville en ville pour trouver du travail – ici en l’occurrence des combats – Jack Dempsey fut le boxeur qui ouvrit le 20e siècle. Celui de la marchandisation du sport, de l’entertainment. Celui d’un monde sorti du western où l’on se battait en duel prêt à monter sur ce ring où les gants ont remplacé les colts. La violence, même si elle a été domestiquée, demeure. « Il appartient à un monde violence et de mouvement » écrit ainsi l’auteur. Dempsey est le Wyatt Earp de ce nouveau siècle de l’après Première guerre mondiale, abattant un Willard pour ceintre la couronne des poids lourds, écrasant George Carpentier dans ce premier « match du siècle » devant plus de 90 000 spectateurs, le premier à avoir généré plus d’un million de recettes, avant de connaître à son tour, en bon héros américain, la chute puis la rédemption. Comme sorti d’un roman noir, le lecteur croise managers véreux, putes magnifiques et boxeurs lisant Shakespeare, le tout mis en scène par un auteur distillant ses phrases tantôt comme de petits jabs, tantôt comme des corps à corps dans les cordes. Avec ses poings, Jack Dempsey construisit ainsi sans le savoir dans l’imaginaire collectif américain une légende du sport dans laquelle un Mohamed Ali, quelques quarante années plus tard, allait s’engouffrer.

Avec ses ellipses vers d’autres combats et boxeurs, ce livre est aussi une sorte de dictionnaire amoureux du noble art, ce sport qui fascina et continue de fasciner les plus grandes plumes américaines, d’Hemingway à Oates en passant par Mailer. Ce « jeu d’échecs sur le visage de l’adversaire » qui, à travers la plume vivante et avertie d’Elie Robert-Nicoud dessine sur celui de Jack Dempsey, la face insondable d’une Amérique entre histoire, condition sociale et psyché et où, le temps de quelques rounds, à l’image des grands de la planète, deux hommes face-à-face décident du sort du monde.

Par Laurent Pfaadt

Elie Robert-Nicoud, Portrait de l’Amérique en boxeur amoureux, coll. Bleue
Chez Stock, 200 p.