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Le dragon

Foisonnant, délirant, palpitant, euphorisant, ubuesque, baroque,
burlesque, grotesque, éminemment politique, tous ces qualificatifs
conviennent à cette mise en scène par Thomas Jolly d’un conte de
l’auteur russe Evgueni Schwartz écrit en 1943, car le spectacle est
total. Travaillant sur tous ces registres, y introduisant le chant, la
danse, la narration, multipliant les effets scéniques, bruitages,
lumière, décors, costumes et maquillages, le metteur en scène
manifeste une totale maîtrise du plateau, accompagnée d’une
direction d’acteurs qui met les comédiens en demeure de jouer de
leur corps, de leur voix, de leur mimique avec une grande
virtuosité. Tout cela pour nous faire vivre une histoire tragique, un
conte cruel, une situation qui en rappelle un autre.

Dans une ville lointaine, un monstre à trois têtes fait régner sa loi,
exigeant qu’on le nourrisse d’abondance et surtout que chaque
année on lui offre une jeune fille. Les habitants semblent résignés.
Cette fois, c’est Elsa, la fille de l’archiviste Charlemagne qui a été
désignée. Elle aussi semble admettre son sort sans se révolter. C’est
alors qu’arrive un voyageur, Lancelot. Mis au courant de la situation,
il n’entend pas laisser faire et décide d’éliminer le dragon. La
population n’est pas très enthousiaste, pas plus que le bourgmestre
car le dragon leur aurait rendu, autrefois, quelques services dont
celui de leur épargner une épidémie en faisant bouillir l’eau grâce à
son feu légendaire. Le bourgmestre ne sait quelle décision prendre,
se contorsionne et en perd quasiment une  voix qui devient de plus en plus perché accentuant le ridicule du personnage. Les péripéties
se multiplient jusqu’au combat que Lancelot gagne avant de
disparaître au grand dam d’Elsa qui en était tombée amoureuse.

C’est alors que l’histoire devient manifestement politique car le
bourgmestre sans aucun scrupule revendique cette victoire comme
étant la sienne et, sans vergogne, organise son mariage avec Elsa qui
se retrouve ainsi aux prises avec un nouveau monstre d’autant plus
imprévisible qu’il nous avait paru ridicule, certes, mais plutôt
bonhomme.

Le sens de ce conte apparaît clairement et grâce à cette formidable
troupe d’acteurs qui le porte haut et fort il nous touche  vivement:
oui, le pouvoir est pervers et revêt des formes monstrueuses qu’il
n’est pas toujours aisé de détecter car, par sa roublardise, il apparaît
parfois sous des dehors honorables. A nous de savoir le démasquer
pour s’en prémunir telle est la belle  et nécessaire leçon qui nous est
ainsi donnée de la manière la plus ludique qui soit et sans doute, de
ce fait, la plus efficace.

 Marie-Françoise Grislin

Représentation du 8 février au TNS

Paranoid Androids

Un temps fort initié par Le Maillon étalé sur une dizaine de jours 
nous invitait à suivre plusieurs spectacles et rencontres,
interrogeant notre identité d’êtres humains confrontés à
l’existence de créatures imaginées, conçues, construites et mises
en mouvement par des scientifiques et des techniciens, créatures
que l’on peut classer dans la catégorie « robots ».

Une petite cure d’intelligence artificielle ça ne fait pas de mal, ça
intrigue et nous ouvre des perspectives insoupçonnées.

De plus sur le plan artistique cela permet à l’imaginaire de courir et
d’y recourir.

C’est ainsi que l’ont bien compris les metteurs en scène et artistes
dont nous avons vu et apprécié les prestations.

Nous avons commencé ce voyage insolite par un spectacle
justement intitulé « La vallée de l’étrange » de Stefan Kaegi du
collectif Rimini Protokoll.

Nous recherchons les spectacles de Stefan Kaegi  parce qu’ils nous
confrontent de façon originale et pertinente à des problèmes
actuels qu’il sait mettre en évidence. Sans proposer de solution il nous conduit  à les clarifier par nous-mêmes.

Certains de ses spectacles ont été, pour nombre d’entre nous, de
véritables expériences, des aventures. Qu’on se rappelle ce moment
extraordinaire où nous avons pris place dans un camion aménagé en
« salle de spectacle » pour effectuer un voyage fictif entre Strasbourg
et Sofia, en réalité aux abords du port du Rhin et de ses entrepôts,
afin de prendre conscience de la vie d’un chauffeur routier. Nous
étions à la fois dans la vraie vie et dans quelque chose de
fantastique.

« La vallée de l’étrange » corrobore cette démarche  d’investigateur
qui caractérise ce metteur en scène.

Sur le plateau, côté cour, un homme est assis dans un fauteuil, côté
jardin on a placé un écran.

En regardant l’homme assis qui, lui aussi nous regarde, un sentiment
étrange s’empare de nous et nous nous interrogeons « Est-ce un vrai
comédien ou une énorme marionnette? »

Nous savons que Le Maillon vient d’entamer son temps fort « Des
robots et des hommes » ce qui nous incite à penser qu’il s’agit d’un
robot humanoïde mais nous restons intrigués par ce personnage.
D’entrée de jeu, il nous annonce qu’il va tenir une conférence et il se
lance dans des considérations psycho-philosophiques qui évoquent
sa condition de maniaco-dépressif. Les images, sur l’écran, servant à
illustrer ses propos, nous constatons  que celui qui nous parle et
celui qui a été filmé est bel et bien le même, une sorte de sosie. Le
trouble nous habite de nouveau. Mais n’est-ce pas le propre du robot
que de faire jaillir ce malaise? Le robot humanoïde nous interpelle
plus que la marionnette par sa ressemblance avec l’être humain. Et
c’est ce que nous ressentons durant ce spectacle. Peu de signes
extérieurs pour nous détromper si ce n’est cette sorte de posture
empreinte de raideur qui ne se détecte que peu à peu.  Bientôt,
fascinés par sa performance, nous sentons naître en nous  comme
une complicité avec lui, une sorte de sympathie qui nous interroge.
L’homme ne pourrait-il pas être remplacé par cette espèce de
machine ? On sait que c’est déjà le cas dans bien des postes
automatisés dans les usines mais d’être le témoin direct de cette
prestation concernant les sciences humaines où la parole est
particulièrement valorisée et personnalisée a quelque chose
d’intrigant  car on touche à l’identité.

Stefan Kaegi  nous a encore une fois plongé dans des abîmes de réflexion.
(Représentation du 2I janvier)

C’est à la rencontre d’un autre robot humanoïde que Joël Pommerat
nous invite dans son spectacle intitulé « Contes et Légendes » qui met
en scène des adolescents aux prises avec leurs problèmes
spécifiques de rivalité, jalousie, moquerie, amourettes, mais aussi
leur besoin d’être écoutés, compris, câlinés. Le robot, Roby, sera ce
partenaire sensible que les parents ont acheté pour leur tenir
compagnie en leur absence, les aider à faire leur devoirs, les
surveiller, on pourrait presque dire les « élever ». Assis auprès d’eux
dans la salle de séjour, il répond à leurs questions, leur donne des
conseils, partage leur émois en regardant un match à la télé. D’où
cette scène dramatique de la séparation quand, les enfants ayant
grandi, les parents décident de le revendre. C’est le jeune adolescent
qui vante alors auprès du couple d’acquéreurs le bon usage qu’on
peut en faire et cette « déshumanisation du robot-ami a quelque
chose de déchirant.

Dans la pièce une autre scène  vient en contre-point de celle-ci. Il
s’agit d’une scène de « dressage » d’un enfant timide sous la conduite
d’un maître qui, à grand renfort de séances d’entraînement
ponctuées de remarques désobligeantes et qui se veulent
stimulantes, essaie  de le transformer en garçon viril et combatif. En
faire un homme-machine en quelque sorte, disons le « robotiser » et
l’on ne peut que penser à certaines formations militaires. C’est un
spectacle émouvant et qui donne à réfléchir  sur ce moment délicat
de l’adolescence où tout est ressenti à fleur de peau.

Les comédiens ont investi ces rôles avec beaucoup d’authenticité et
l’on a été surpris d’apprendre que ceux qui interprétaient les enfants
n’en étaient pas eux-mêmes mais tout simplement des acteurs formidables.
(Représentation du 28 janvier)

Toujours dans le cycle « Des robots et des hommes », le spectacle
« Man strikes back » venu de Belgique montre une incroyable
rencontre entre un jongleur, un percussionniste et cinq boîtes en
forme de tétraède. Stij Grupping commence, certes, avec habileté,
mais assez sereinement, à lancer ses balles qui rebondissent sur les
boîtes décrivant des trajets harmonieux. Le rythme étant soutenu  à
la batterie  par le musicien Frederik Meulyzer.

Petit à petit les balles jaillissent plus vite, plus haut , le jongleur les rattrapent avec aisance sous le regard admiratif des spectateurs.

Soudain quelque chose d’insolite survient, les boîtes se mettent à
bouger, elles avancent, reculent puis s’immobilisent un instant avant
de reprendre leur mouvement aléatoire. Quelle mouche les a
piquées ? Elles semblent avoir acquis une autonomie qui veut défier
l’humain qui se sert d’elles comme de partenaires passifs. Cela pose
évidemment un gros problème: comment réussir à toucher une cible
qui se déplace constamment ? Jongleur et musicien se concertent,
s’interrogent n’en croyant pas leurs yeux.

Réflexion faite, le jongleur tente le tout pour le tout, reprend ses
balles et un jeu incroyable se déroule sous nos yeux ébahis. Alors
que les boîtes glissent capricieusement sur le plateau les balles
arrivent toujours à les trouver pour rebondir dessus; le jongleur
virevolte pour se positionner et réussir à les envoyer sans les perdre.
Le public  a le souffle coupé devant tant de virtuosité et le musicien
n’en perd pas une, lui qui doit suivre cette cadence improbable. C’est
un moment prodigieux.

Un spectacle superbe, ludique, à la gloire de l’imagination de celui
qui l’a conçu et de ceux qui l’ont si magnifiquement exécutés.(Représentation du 4 février)

La dernière manifestation de ce cycle a été pour nous encore une
grande surprise. II s’agit de « Tank« , un solo exécuté par la
chorégraphe autrichienne Doris Uhlich, enfermée dans un immense
tube de verre d’abord empli d’un brouillard qui en se dégageant peu
à peu laisse entrevoir une main , un bras, une jambe. Une situation
qui ne manque pas de nous interroger sur la possibilité que peut
offrir à une danseuse un lieu aussi exigu. Faisant fi de cette
contrainte, avec application et méthode, elle déploie ses membres,
tente de pousser les parois, y renonce parfois, s’accroupissant
comme atteinte par l’épuisement mais reprenant encore et toujours
ses tentatives d’exploration et de possible sortie.

On pense au corps -machine mais son humanité  transparaît à
l’évidence car on saisit à chaque instant sa volonté de s’extraire de
cette prison de verre et l’on éprouve un vrai soulagement quand elle
y parvient, partagés que nous étions entre malaise et empathie.
Soulignons que toute cette extraordinaire performance était
soutenue par la musique électronique de Boris Kopeinig.

Un spectacle pour le moins fascinant.
Représentation du 4 février

Par Marie-Françoise Grislin

Biface

Expériences au sujet de la conquête du Mexique 1519-1521

de Bruno Meyssat

Un spectacle sur la conquête du Mexique par les Espagnols au
16ème siècle ne pouvait manquer d’attirer attirait notre attention.
Nous nous y sommes rendus, prêts à entendre et peut-être à voir la
représentation des exactions commises alors contre les peuples
autochtones. Et là, surprise, pas de narration continue, de scènes
mimées s’enchaînant pour décrire les probables situations mais, le
jeu souvent elliptique des comédiens (Philippe Cousin, Paul Gaillard,
Yassine Harrada, Frédéric Leidgens, Mayalen Otondo) qui, apprend-
on en lisant le livret distribué à l’entrée du spectacle, se sont
adonnés, après de nombreuses lectures sur le sujet, à traduire leur
ressenti en se livrant à des improvisations qu’ils nous proposent in
fine. Cela s’appelle  » L’écriture de plateau « . Pour ce faire, ils
s’approprient les objets disparates qui sont posés, a priori pour nous,
de façon aléatoire sur le plateau. Il y a là, entre autres, des chaises,
un banc, des tapis, une cage en osier, une table de camping. Ils vont
s’en emparer pour réaliser des séquences de jeu censés évoquer les
violences de cet épisode historique sans les représenter vraiment.
C’est ainsi que nous sommes déroutés et interrogatifs : Pourquoi
agissent-ils de cette façon ? Que veulent-ils nous signifier ?

Heureusement nous voyons s’afficher les textes qui nous servent de
piste, nous éclairant même sur le titre  » Biface « . En effet, il s’agit,
d’une part, des extraits de lettres envoyées par Cortès à Charles
Quint ainsi  que des récits de Bernal Diaz del Castillo un militaire de
l’expédition et, d’autre part, de témoignages exprimant le point de
vue des Aztèques recueillis et transcrits par des prêtres espagnols.
Certains textes sont récités ou lus par les comédiens. On y entend
même le nahvalt, la langue des Aztèques.

Nous découvrons que, dans un premier temps, chacun des groupes
est sidéré par l’autre, admiratif. Les Espagnols  sont surpris par
l’incroyable beauté de la ville de Mexico, son organisation. Quant
aux Aztèques ils sont médusés par ce qu’ils n’imaginaient même pas,
ces hommes blancs, montés sur des chevaux et munis d’engins qui
crachent du feu.

Mais cela ne dure pas. Bientôt, les Espagnols voyant du sang sur
leurs autels comprennent qu’il s’agit  de sacrifices humains et
considèrent les Aztèques comme des suppôts de Satan. Les éliminer
devient pour ces catholiques une sorte d’obligation. De plus
convoitises et pillages complètent ce noir tableau. La ville de Mexico
sera entièrement brûlée, l’empereur Motecuhzoma poignardé.

Tout cela, dit le metteur en scène Bruno Meyssat est
irreprésentable.

Sur le plateau on mesure la difficulté pour les comédiens à
s’exprimer sur ces événements et la nôtre à repérer des gestes, des
déplacements pertinents bien que notre imaginaire puisse travailler
en voyant, entre autre,  Mayalen Otondo revêtir une robe mexicaine,
un homme se faire enfermer dans une cage, un autre traverser la
scène en galopant et hennissant comme un cheval et des poutres
calcinées  qui disent assez  l’incendie qui a détruit Mexico…

Les musiques espagnoles du XVème siècle et celles contemporaines
de Morton Feldman, Giacinto Scelsi, Anton Webern accompagnent
judicieusement le regard porté sur ce moment de l’histoire,
emblématique de ceux nombreux qui suivront pour faire ce que les
Européens qualifieront d' » oeuvre de civilisation « .

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 26 janvier au TNS

Le retour des Giboulées

Evénement bisannuel au TJP-CDN, Les Giboulées  furent imaginées
et mises en route par André Pomarat, à qui il sera rendu hommage
le 15 Mars. La pandémie nous en avait privé en 2020. C’est dire la
satisfaction de l’équipe de pouvoir en annoncer la programmation
pour  le mois de Mars.

 » Les Giboulées prolongent, intensifient le projet du TJP-CDN et se
déploient dans la ville. Parce que les artistes sont le miroir de notre
société ils nous réveillent et nous permettent de nous relier les uns
aux autres et à notre environnement « , nous dit Renaud Herbin qui
dirige cette institution depuis 2013 et dont c’est le dernier mandat.
C’est dire l’importance qu’il attache à cette session des Giboulées.

Deux de ses spectacles sont à l’affiche  » Par les bords  » et  » Quelque
chose s’attendrit « .

 » Par les bords  » évoque, avec le danseur circassien Jean-Baptiste
André accompagné par le oud de Grégory Dargent et le chant de Sir
Alice, le problème de  » comment retrouver l’équilibre, se
reconstruire après un déracinement « .

 » Quelque chose s’attendrit  » Une marionnette minuscule  pose la
question de notre sentiment d’exister.

Ces Giboulées permettent de retrouver des artistes venus l’une ou
l’autre fois présenter leur travail ici.

Tibo Gebert avec   » Hero  » pose, avec ses marionnettes figuratives
qu’il fabrique lui-même, les questions sur l’identité en s’appuyant sur
le mythe des super héros qui cachent leur fragilité.

Tim Spooner dans  » Poisson Maracas « , revisite le personnage de
Pinocchio comme le fait aussi Alice Laloy avec son  » Pinocchio (live)  » dans lequel des élèves du Centre chorégraphique sont transformés
en pantins.

David Séchaud revient sur le problème de la ruine avec un comédien,
un acrobate et un musicien pour une poétique du risque dans  » Le
gonze de Lopiphile « .

Dorothée Saysombat et Nicolas Alline dans  » La conquête  » mêlent
chants et discours politiques, mettant en jeu leurs origines sino-
laotiennes pour explorer les stigmates de la colonisation sur nos
sociétés.

Claire Heggen dans   » L’inventaire animé  » nous gratifiera d’une belle
conférence animée sur la transmission des savoir-faire  dans le
domaine des masques, des marionnettes, de la gestuelle corporelle.

Parmi les nombreux spectacles à l’affiche, 22 au total dont 13
créations, tous répondant au grand principe  de mettre en jeu
 » corps-objet- image  » nous voulons attirer l’attention sur deux
particuliè-rement originaux. D’une part,  » La messe de l’âne  »
d’Olivier de Sagazan où les interprètes sont peu à peu recouverts
d’argile ce qui en fait des sortes de monstres. D’autre part, plutôt
ludique celui-ci,  » Gadoue  » qui comme son titre le laisse deviner met
en jeu le corps d’un jongleur avec un plateau couvert de boue
blanche sur laquelle il s’essaie à ne pas déraper.

Une programmation à consulter sur le site du TJP.

A retenir également, des rendez-vous gratuits et ludiques  comme
dans le cadre des Cosmodélies ces manifestations destinées à
partager des expériences communes pour créer des liens   » Les
flottants  » de Renaud Herbin des enveloppes translucides en
suspension que l’on manipule sous le regard d’une personne qui
décrit ce qu’elle voit à une autre personne ou  » Guidé par les haleurs
 »  cette promenade le long des quais  pour suivre une péniche tirée
par haleurs, une idée de David Séchaud.

Sans oublier  » Les pérégrinations d’Hermann  » de Stéphanie Félix sur
le partage du levain pour faire du pain.

Quant aux  » Précipités d’expérience  » ils  permettent  de montrer des
recherches artistiques, des travaux en cours que le TJP-CDN fut
ainsi soutenir.   

Les Giboulées, un festival pour tous et sans doute du bonheur à
partager du 4 au 19 mars dans différents lieux  de Strasbourg.

Marie-Françoise Grislin

Chère chambre

Texte et mise en scène de Pauline Haudepin

C’est un spectacle qui nous a beaucoup impressionnés par l’histoire
peu banale qu’il raconte à travers des personnages communs, par là-
même très touchants.

En effet comment être insensibles et ne pas s’étonner d’apprendre
que Chimène, une jeune fille a bel et bien quitté le nid familial et le
confort d’une tendre relation avec sa meilleure amie, Domino pour
aller coucher avec ce qu’on appelle communément « un clodo »,
malade de surcroît qui l’a contaminée au point que sa mort est
programmée.

Nous ressentons vivement le désarroi des parents. Chacun à sa
manière réagit fortement. La mère, Rose, par un questionnement,
une révolte profonde , un refus , le père, Ulrich manifeste plus
d’indulgence, essayant d’engager une conversation avec sa fille  pour
comprendre l’incompréhensible.

Une distribution très pertinente met chacun à sa juste place ce qui
nous plonge d’autant plus dans leur intimité.

Rose est interprétée par Sabine Haudepin, la mère de l’auteur. Elle endosse d’une manière épatante ce personnage de mère outrée. Elle
est pétulante, toujours sur le pied de guerre, refusant l’inéluctable
prochaine mort de sa fille, affirmant envers et contre tout la
légitimité de ce refus.  » les enfants bien élevés ne meurent pas… Il
est hors de question qu’on te laisse mourir « . Cela devient si excessif
qu’on frise le comique.

Jean-Louis Coulloc’h, joue Ulrich, un père tranquillement dépassé
par les événements et  les réactions vives de sa femme.

C’est une pièce sur le relationnel, nombre de scènes sont des tête-à-
tête révélant la personnalité de l’un et de l’autre, celle de Chimène
étant la plus discrète, la plus mystérieuse, saluons l’interprétation
tout en douceur et retenue de Claire Tourbin ancienne élève de
l’Ecole du TNS (groupe 44).

Inspirée par «  le baiser au lépreux » de « L’annonce faite à Marie » de
Paul Claudel, la pièce met en jeu la détermination de la jeune fille à
poursuivre une quête irrépressible de don de soi, comme une
pulsion contre laquelle on ne peut lutter car il n’y va pas de la raison,
ni du raisonnement, mais d’un élan vital qui, paradoxalement conduit
à la mort assumée.

Cela est inadmissible pour le commun des mortels et va faire réagir,
outre ses parents, son amoureuse, Domino (Dea Liane), professeur
de philo, qui, elle, a les pieds sur terre et  que le comportement de
Chimène  met en rage comme elle le lui dit lors d’une de ses visites à
l’hôpital. Et c’est avec une ironie mordante qu’elle l’interpelle
sachant qu’entre elles un abîme d’incompréhension s’est creusé à
tout jamais.

On aborde un aspect plus onirique de la pièce quand apparaît un
étrange personnage, Theraphosa Blondi, l’araignée, un être  aux
allures dansantes (Jean- Gabriel Manolis, danseur de Butoh )
menant auprès de chacun un questionnement qui aboutit à révéler
son inconscient.

Le choix de Chimène  trouble ses proches et ceux qui de près ou de
loin ont entendu parler de son histoire qui prend des allures  de fait
divers retentissant et multiplie les fak news.

Mais au final,  la douceur de sa démarche permet à ses parents et à
son amie de trouver une autre voie que celle du désespoir ou de la
révolte, les premiers parlent d’un voyage au Mexique et la mère
voudrait un autre enfant, la seconde se surprend à ne plus ressentir
de colère.

Alors que penser du choix de Chimène ? S’agit-il d’une mort
sacrificielle et rédemptrice ou d’un élan vers la liberté qui peut
gagner les autres ?

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 25 novembre 2021 au TNS

Cœur instamment dénudé

Texte et mise en scène de Lazare, artiste associé au TNS

Lazare nous a déjà proposé des spectacles étonnants, ce dernier
nous a paru particulièrement déjanté. C’est un conte qui
chevauche les siècles et n’hésite pas à le souligner à travers les
noms des personnages et les situations dans lesquelles ils évoluent
autrefois et actuellement.

Voilà la jeune Psyché (Ella Benoit)  dont le nom sort des
 » Métamorphoses  » d’Apulée écrites entre 160 et 180, jeune fille
apparaissant habillée comme les filles d’aujourd’hui et qui capte
l’attention de tous, ce qui ne manque pas de susciter la jalousie de
Vénus (Laurie Bellanca), une femme belle et élégante qui, suivant la
légende, envoie son fils Cupidon (Paul Fougère), un jeune garçon
plutôt empoté, décocher  une flèche pour rendre la jeune fille
amoureuse d’un individu médiocre. C’est Cupidon qui tombe
amoureux et fait tout son possible pour cultiver cet amour en se
rendant invisible et en se cachant de sa mère. Les aléas de leurs
rencontres font un spectacle qui joue avec les codes, ceux du
langage, de la musique, du jeu.

Le jeu est ici primordial, les comédiens se montrant d’une grande
capacité à devenir, selon les circonstances rocambolesques de
l’histoire, tantôt acrobates, tantôt chanteurs, puis récitants,
(musiciens,Veronika Soboljevski et Louis Jeffroy) passant d’un
registre à l’autre avec une incroyable maîtrise. (Collaboration
artistique Anne Baudoux). Nous allons de surprise en surprise, et
plongeons dans la comédie voire le burlesque quand s’y ajoutent les
costumes extravagants, ou les déguisements (costumes, Virginie
Gervaise).

Les allusions, les références traversent les réflexions teintées de
poésie et de philosophie. La nature et ses beautés font des clins
d’oeil à des considérations plus terre à terre. Grossièreté et finesse
tissent ensemble de curieux propos.

Ça danse, ça chante, ça saute, ça court, ça grimpe ça se roule par
terre avec une énergie incroyable.

C’est un monde qui vibre de partout, se chamaille, se provoque, se
lance sans cesse des défis dans lequel on aime aussi. On voit donc
Cupidon transporter Psyché dans un lieu merveilleux, le Palais
sensuel, où là, sans lui monter son visage, il devient son amant.
Cependant, malgré la vie douce et luxueuse qu’on lui offre Psyché
s’ennuie et désire revoir sa famille. Ayant obtenu l’aval de Cupidon
elle retrouve ses soeurs (Ava Baya et Anne Baudoux) qui lui font part
de leur méfiance concernant cet amoureux qui refuse de montrer
son visage. Gagnée par le doute, elle décide  de le surprendre, allume
une lampe et découvre Cupidon. Mais ayant fait tomber une goutte
d’huile brûlante sur sa main, elle le blesse, il s’enfuit et rejoint sa
mère à qui il révèle son histoire, ce qui exacerbe la colère de Vénus.
Nombre de péripéties s’ensuivront qui manifesteront sa vengeance,
avant un relatif « Happy end ».

A travers le dynamisme du plateau et les péripéties de l’histoire se
font jour des rappels à la réalité, la nôtre, souvent superficielle,
égocentrique, manipulée par des slogans qui font l’éloge du
« progrès » et du « mieux vivre »

On pense aux chansons de Boris Vian, lui qui savait si bien manier la
dérision qui fait mouche et mettre en évidence avec talent et
humour les défauts de notre société.

S’y révèlent aussi  les grands desseins de la destinée humaine, en
particulier l’émancipation, celle de Psyché mise en route dès
l’enfance et qui se construit à travers les épreuves et celle de
Cupidon plus difficile à gagner car ce grand dadais a du mal à
échapper à sa mère, la belle Vénus, autoritaire, séductrice et jalouse.

C’est un spectacle total qui donne beaucoup à voir, à entendre, à
penser.

Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 11 janvier 2022 au TNS

Carte Noire Nommée Désir

De Rébecca Chaillon Cie Le Ventre

Dans le cadre  du Focus Carte Noire : L’Afro-Féminisme sur scène et
après  » Mailles  » un deuxième spectacle était programmé, celui-ci au
Maillon. Le titre, il va sans dire, n’est pas innocent  et constitue un
vrai programme, étant un clin d’oeil au slogan publicitaire des
années 90. Il nous plonge d’emblée dans les problèmes du
 » Comment on regarde les femmes noires, ce que sont le sexisme et
le racisme « .

Nos premiers regards se posent justement sur une femme noire en
train de passer la serpillère, le corps à moitié nu, pendant qu’une
autre fait de la poterie et qu’une troisième sert des cafés à un
groupe de spectateurs assis en fond de scène.

Après cette mise en lumière des travaux traditionnellement
réservés à des employées le plus souvent exploitées, on suit une
longue scène où la  » potière  » lave le corps de la  » femme de ménage  »
assise sur un tabouret. Il s’agit d’une toilette très méticuleuse qui
n’oublie aucune partie du corps suivie de la fabrication d’une tresse
très longue, très épaisse, très lourde, symbole du poids de la
servitude, des préjugés.

Ainsi  s’organisent entre les huit interprètes (Bebe Melkor-Kadior,
Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband, en
alternance avec Olivia Mabounga, Ophélie Mac, Makeda Monnet,
Fatou Siby) des scènes évocatrices de la vie de ces femmes noires
qui ont été , des  » boniches « , des esclaves sexuelles, en raison de leur
corps considéré comme attirant, sauvage, exploitable. Des images
s’imposent à contre-courant de ces clichés, à la fois pour se
réapproprier leur corps et pour narguer ces états de soumission,
comme celle d’une femme qui se promène en portant sur ses épaules
un long bâton sur lequel sont embrochés une ribambelle de poupons
blancs. Un pied de nez à la nounou, brave fille méthodiquement
exploitée.

Pour que le public ne soit pas en reste, elles lancent un jeu dans le
style  » questions pour un champion « , sollicitant des réponses sur
l’histoire du colonialisme. C’est un franc succès et prouve que des
connaissances en la matière existent bel et bien, engageant du
même coup notre responsabilité.

C’est un spectacle iconoclaste et manifestement politique. Si les
corps des femmes sont souvent nus ce n’est pas pour s’offrir à la
concupiscence des regards mais pour affirmer une identité, une
dignité fortement et justement revendiquées le refus des attendus
de la domination masculine et blanche.

Devant l’audace et la détermination qui marquent cette
démonstration, le public a reçu le spectacle avec compréhension et enthousiasme.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 11 décembre 2021 

Mailles

Par Dorothée Munyaneza de la Cie Kadidi

Dans le cadre  d’un nouveau focus initié par Le Maillon :  » Carte
noire : L’afro-féminisme sur scène « , un premier spectacle a eu lieu à
Pôle-Sud autour de la chorégraphe Dorothée Munyaneza d’origine
rwandaise qui vit en France Elle a réuni autour d’elle cinq
interprètes  pour témoigner à travers leurs prestations des luttes
contre les discriminations sexuelles et culturelles.

Le titre de ce spectacle est comme le signe de leur appartenance à la
croisée de divers pays et continents puisqu’elles d’ici et d’ailleurs
pour tisser les bribes de leur histoire, partager leur mémoire,
témoigner de la résistance face aux adversités de toutes origines. La
chorégraphe, elle-même, a un parcours qui l’a menée du Rwanda où
elle est née à l’Angleterre puis à la France où elle demeure
actuellement. Asmaa Jama, née au Maroc de parents somaliens vit à
Bristol. Elsa Mulder éthiopienne a été adoptée par des parents
néerlandais. Yinka Esi Graves est d’origine jamaïco-ghanéenne. Nido
Uwera d’origine rwandaise et burundaise vit à Paris e. Ife Day est
haïtienne.

Elles mènent ensemble une expérience artistique dans laquelle
chacune exprime son ressenti par rapport aux expériences néfastes
que les femmes comme elles et d’autres ont subi dans leur vie. C’est
ainsi que les clochettes que l’on entend régulièrement retentir
évoquent, pour Dorothée, celles qu’elle entendait dans son enfance
au Rwanda venant de l’église tenue par les Pères Blancs et
rappellent la christianisation des peuples africains lors de la
colonisation.

C’est bien sûr cela que nous voyons figurer sur le plateau alors
qu’elles cheminent l’une vers l’autre, se rassemblent, se dispersent,
entamant, développant leurs expressions dansées, chantées,
récitées rythmées comme  l’illustre ce flamenco martelé par Yinka
Esi Graves ou cette magnifique danse de la pluie. Sans oublier la
peur, la souffrance engendrées par les conflits comme l’évoquent ces
coups de feu qui les précipitent à terre.

Leur prestation souligne leur énergie, leur fierté, leur engagement
contre toutes les discriminations qui, aujourd’hui encore, ne cessent
de vouloir s’imposer.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 9 décembre2021 à Pôle-Sud

Y aller voir de plus près

Par Maguy Marin

La guerre est une terrible épreuve. La raconter, en ressusciter les
causes et les effets en constitue une autre tout aussi traumatisante.

Il semble que ce soit le but recherché par ce spectacle conçu par
Maguy Marin, difficile à suivre, à entendre, à supporter.

C’est à partir du célèbre ouvrage  » La guerre du Péloponèse  »  écrit
par le non moins célèbre Thucydide au vième siècle avant
Jésus-Christ qu’elle nous engage à réfléchir à ce phénomène
ravageur  (traduction de Jacqueline de Romilly).

Ce n’est pas par la danse qu’elle exprimera son point de vue, elle qui
s’est rendu célèbre par ses remarquables chorégraphies, comme
l’inoubliable  » May Be « , mais par le jeu complexe de la lecture,  de la
musique et de l’image. Pour ce faire, elle a requis quatre comédiens
qui, livre en main vont procéder à une lecture d’extraits du texte de
Thucydide, une lecture pratiquée à vive allure, soulignant par là que
le texte est très long ( en tout, pas loin de 800 pages!). C’est un texte
complexe en raison des noms des villes de la Grèce ancienne que
nous avons du mal à situer, malgré les cartes projetées sur les petits
écrans qui  se trouvent de part et d’autre du plateau, et des noms des
ces généraux, chefs de guerre ou de territoires qui se sont battus
pendant des décennies.

Dans cet ouvrage, Thucydide décrit avec précision comment les
peuples d’alors se sont dressés les uns contre les autres, fomentant
des alliances, les trahissant pour aboutir aux carnages que tout
conflit entraîne inexorablement. La guerre est donc ce fléau qui
habite l’humanité depuis fort longtemps et ce spectacle se veut par
son didactisme évident le souligner et par bien des aspects nous en
monter l’actualité.

Avec beaucoup de constance, les comédiens s’y emploient,
plongeant avec application dans la lecture, tout en frappant
énergiquement sur les tambours placés devant eux. Quand ils se
lèvent, c’est pour placer sur les supports dressés sur le plateau, de
petits panneaux explicatifs, portant des dates, des noms, des
repérages jugés sans doute nécessaires pour clarifier cet exposé
complexe.

De plus, leurs propos sont illustrés par des dessins d’enfants
projetés sur les petits écrans comme ces  petits bateaux, images des
nombreuses batailles navales qui ont eu lieu durant ces conflits.

Apparaissent aussi des photos de guerres récentes qui nous placent
devant la réalité actuelle, d’autant qu’on y voit aussi des vidéos
représentant les hommes et les femmes politiques de notre monde,
tous ceux et celles que nous reconnaissons pour avoir mené des
pourparlers qui n’ont pas empêché les conflits.

Dans ce spectacle, Maguy Marin en collaboration avec ses
interprètes, Antoine Besson, Kais Choubi, Daphné Koutsafti, Louise
Mariotte nous place face à cette sombre réalité qu’est la guerre dont
les causes sont de toute éternité, le goût du pouvoir, la force des
intérêts, les rivalités, le mépris de la vie humaine et le refus de
déconstruire tout cela pour aboutir à une paix durable entre les
peuples.

Une leçon d’histoire dure à entendre à l’instar des sons
assourdissants des tambours sur lesquels les comédiens frappent de
toute leur force, en les accompagnant de leurs cris  comme d’un
sombre avertissement.

Marie-Françoise Grilsin

Représentation du 12 janvier à Pôle-Sud

L’Etang

D’après Robert Walser par Gisèle Vienne

Cette pièce était très attendue en raison de la notoriété de la metteuse en scène et de celle de l’auteur qui l’a écrite pour sa soeur.

Nous nous retrouvons face à ce milieu blanc qu’est le plateau éclairé
d’une lumière crue. Un lit y a été installé où gisent pêle-mêle les
corps de poupées à taille humaine. Un personnage vient 
tranquillement les prendre l’une après l’autre pour les emporter
vers un ailleurs indéterminé. La scène se prolonge jusqu’à la
disparition  de toutes ces grandes marionnettes pantelantes.

Entreront en scène alors de  » vrais  » personnages interprétés par les
comédiennes Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez. L’histoire
repose pour l’essentiel sur le rapport mère-fils. Ce dernier, Fritz, se
sent mal aimé par sa mère, incompris et décide de faire croire qu’il
va se noyer dans l’étang  proche de leur habitation. Un chantage
affectif parfaitement mis en lumière par le jeu d’Adèle Haenel qui
met son corps en demeure de se tordre de douleur, de chagrin face à
une mère, Ruth Vega Fernandez qui conserve une attitude  stricte
comme en témoigne la raideur de son corps en parfaite
contradiction avec les convulsions du garçon.

C’est une situation pathétique jouée avec componction, lenteur et
peu d’échanges de langage ce qui crée une sorte de malaise et donne
le sentiment de plonger dans un univers étrange plein d’un drame
sous-jacent. Cette atmosphère bizarre est renforcée par le
traitement particulier des voix parfois déformées, amplifiées pour
devenir celle d’un père, d’un frère ou celles d’enfants du voisinage
qu’on ne voit pas et soulignée par les jeux de lumière d’Yves Godin et
tout particulièrement par la musique troublante de Stephen
O’Malley et François Bonnet.

Une perception de la famille gravement mise en question.

Par Marie-Françoise Grislin

 Représentation du 27 novembre 2021
au Maillon