Archives de catégorie : Voyage

L’étoile bleue de l’Asie

Cité mythique, la fascination pour Samarcande reste entière

Le sultan Ulugh Beg, ce souverain féru d’astronomie qui commanda au savant Abd al-Rahmân al-Sûfi le fameux Catalogue des étoiles fixes se doutait-il qu’il léguerait à l’humanité une étoile patrimoniale qui, huit cents ans plus tard, serait encore admirée, contemplée ? 


Ces richesses patrimoniales, ces beautés architecturales ont ainsi façonné une ville dont on tombe immédiatement sous le charme. Une ville qui, comme dans les contes des Mille et Une nuits, conduisit les souverains à construire des mosquées parmi les plus belles du monde pour les yeux d’une princesse comme ceux, éblouissants, de Bibi Khanoum, épouse de Tamerlan. « L’amour qui n’est pas sincère est sans valeur; Comme un feu presque éteint, il ne réchauffe pas » écrivit le poète Omar Khayyam qui résida dans la cité. Et au vue de la beauté de l’édifice, il semblerait bien que cet amour brûla d’un feu inextinguible y compris dans le cœur de…l’architecte qui selon la légende fut tellement amoureux de la princesse qu’il retarda la construction de l’édifice s’il n’obtenait pas un baiser. Est-ce cet amour inassouvi qui donne à l’ensemble, encore aujourd’hui, une atmosphère unique ? Car à Bibi Khanoum, il y a autre chose, « une énergie incroyable qui invite à la méditation » selon Charlotte Kramer, présidente de la maison d’édition Faksimile Verlag qui reproduisit à l’identique le fameux Catalogue des étoiles fixes d’Ulugh Beg.

Esplanade du Registan
Copyright Sanaa Rachiq

Alors que dire du Registan, cette esplanade de trois mosquées aux dômes turquoises qui allient yeux du tigre et lumière d’un créateur expert en nuances usant ici du soleil comme d’une palette chromatique et dont les pishtak, ces portails en forme d’arc, invitent les visiteurs à pénétrer dans les édifices. S’il est devenu une sorte de carte postale de l’Asie centrale et de l’Ouzbékistan, rien ne vaut de se trouver entouré des medersa d’Ulugh Beg, de Cher-Dor et de Till-Qari avec son fameux dôme turquoise. D’entrer dans le mihrab de la mosquée Tilla-Qori pour être submergé par la puissance et la précision de cet art islamique fait d’or et de mauve. De se trouver dans la cour intérieure de Cher-Dor au milieu de ses arbres verts orangers qui viennent caresser les bleus des façades s’assombrissant dans le crépuscule. Jusqu’au moment où le Registan se met à briller de mille feux, ceux de la modernité rejoignant les soleils à visage humain de Cher-Dor pour donner aux visiteurs un spectacle inoubliable.

Mausolée Gour-Emir
Copyright Sanaa Rachiq

Même la mort, dans cette ville de poètes et de savants, entoure la ville de son linceul bleuté. Dans les mausolées de Gour-Emir, dernière demeure de Tamerlan ou au Chah Zideh, enfilade de mosquées et de mausolées aux gammes de verts et de bleus où touristes croisent jeunes générations, Cette mort voyage dans une barque de jade et de lapis lazuli pour convoyer les vivants au pays des rêves. De son regard bleu cobalt, Shadi Mulk Aga regarde, depuis son mausolée, fidèles venus à la prière et chrétiens admiratifs avec la même bienveillance. Il croise les yeux de mosaïque de Tuman Aka imprégnés des souvenirs d’Ibn Abbas, cousin de Mahomet, d’Ibn Battuta, le grand voyageur expert en bleus des mers mais également ceux des Mongols, des Tatars et bien évidemment d’Ulugh Beg qui les changea en étoiles.

Femmes priant à la mosquée Gour-Emir
Copyright Sanaa Rachiq

Si un astéroïde porte aujourd’hui le nom de Samarcande, la ville reste assurément l’astre majeur de cette civilisation timouride qui a légué à l’humanité quelques-uns de ses plus beaux chefs d’œuvre. Un soleil aux reflets de Venus autour duquel tournent mosquées et palais de cette partie du monde. Des chefs d’œuvre sur lesquels brille toujours cette lumière bleue que capta, à coups sûrs, le sultan Ulugh Beg dans l’observatoire qu’il fit construire ici et qui se reflète sur le cratère de cette lune lunaire portant son nom. Une lune que le grand conquérant décrocha pour Bibi Khanoum.

Par Laurent Pfaadt

Quelques conseils de lecture pour s’imprégner de l’atmosphère de Samarcande :

Le désormais cultissime Samarcande d’Amin Maalouf (Grasset et Livre de poche). Pour connaître la vie d’Ulugh Beg, petit fils de Tamerlan on lira Ulugh Beg, L’astronome de Samarcande de Jean Pierre Luminet (JC Lattes & Le livre de poche).

Ceux qui veulent explorer la Samarcande soviétique devront absolument se plonger dans le dernier roman de Gouzel Iakhina, Convoi pour Samarcande (Noir sur Blanc, 2023) à retrouver ici :

Enfin, une merveilleuse découverte avec l’un des classiques de la littérature ouzbèke et d’Asie centrale, Nuit d’Abd al-Hamid Su­laymân, dit Tchul­pân (vers 1897-1938), (Bleu autour, 2009), roman longtemps interdit sous le communisme pour sa critique du stalinisme – son auteur a été envoyé au goulag et exécuté – et qui conte en 1916-1917, les aventures de deux personnages, une belle adolescente et un voyou, embarqués dans une sorte de conte des Mille et Une nuits moderne. Dans un style résolument cinématographique, cette grande fresque sociale et politique est assurément le « grand » roman ouzbèke à lire ! 

Pour admirer les magnifiques mosquées et trésors de la ville, rien de mieux que de se plonger dans le livre Mosquées de Leyla Ululhani (Citadelles & Mazenod, 304 p. 2018) à retrouver ici : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/dieu-chez-lui/ ainsi que dans le hors-série du magazine Beaux Arts relatif à l’exposition de l’Institut du monde arabe au printemps 2023, Sur les routes de Samarcande. Merveilles de soie et d’or (décembre 2022).

Bibliothèque ukrainienne épisode 7

La guerre va bientôt entrer dans sa troisième année. Si la contre-offensive ukrainienne n’a pas permis de renverser le cours de la guerre, les premières fissures dans le camp occidental comme dans celui de l’agresseur deviennent manifestes. Pologne, Slovaquie et même États-Unis doutent, rechignent malgré l’envoi de chars Abrams tandis que sur le front, les combats continuent et dans les villes, la résilience des habitants commence à s’habituer à la guerre. Un coup d’état raté. Des ministres corrompus limogés. Des réfugiés qui reviennent dans les zones moins exposées d’une guerre qui ne fait plus les gros titres des journaux. Des publications qui se raréfient. Une opinion publique qui se lasse et dont la peur s’est focalisée sur une autre guerre, celle opposant Israël au Hamas. Pourtant, comme en témoigne cette nouvelle sélection, la guerre est partout : sur le front, dans le cyberespace, dans l’économie, dans les cœurs. Si bien que la première dame ukrainienne a récemment lancé ce cri d’alarme : « Ne nous oubliez pas ! » Nous n’oublions pas, Madame Zelensky. Les livres et la littérature sont faits pour cela, pour ne pas vous oublier mais également pour ne pas oublier les crimes qu’ont commis vos agresseurs.


Soldat ukrainien lisant à Bakhmout

Dans le même temps, des bénévoles et des citoyens courageux poursuivent leur travail de reconstruction. Des bibliothèques ouvrent à nouveau et accueillent des enfants qui surmontent leurs peurs et reviennent dans leurs écoles même si les destructions se poursuivent comme à Kherson par exemple et que de nombreux intellectuels (acteurs, journalistes, musiciens et photographes) engagés dans la défense de leur pays continuent à mourir. Ce septième épisode de bibliothèque ukrainienne souhaite rendre particulièrement hommage à Amelina Viktoriia, tuée le 1er juillet 2023 lors d’un bombardement à Dnipro. Autrice de deux romans (Le Syndrome de l’automne ou Homo Compatiens et Le Royaume Idéal de Dom), elle avait fondé le festival de littérature de New-York près de Bakhmout et récoltait pour l’organisation ukrainienne Truth Hounds des informations sur les crimes de guerre commis par les forces russes. Ses livres que nous espérons lire un jour prochain en français resteront, de même que son combat.

Aujourd’hui, selon Library Country Ukraine, près de 242 bibliothèques ont été complètement détruites, 327 partiellement détruites et nécessitant des réparations. Ces destructions ont ainsi entraîné la perte de près de 200 000 livres si bien que l’ONG a démarré une nouvelle campagne baptisée « Books for Ukraine » qui vise à collecter des livres en langue étrangère à travers l’Europe pour alimenter les bibliothèques ukrainiennes dont voici le lien :

https://livelibrary.com.ua/en/news/books-for-ukraine/

D’autres initiatives, localement, se multiplient. A Ternopil, la Chortkiv Public Library a lancé un projet baptisé Library Art Garage permettant aux habitants de se réunir librement autour des livres. Le livre d’art est aussi à l’honneur à Lviv comme un médium artistique. A Mykolaiv, c’est le cinéma qui illumine la bibliothèque. A Odessa enfin, au sein de la bibliothèque publique pour la jeunesse, un programme de gestion du stress à destination des employés et des lecteurs a été instauré en novembre.

Du front aux souvenirs, des journaux aux essais, nous continuons inlassablement à sensibiliser les lecteurs au patrimoine culturel ukrainien et à dénoncer les destructions des sites et biens culturels ukrainiens opérées par l’armée russe dont le chef a fait fermer l’ONG Memorial et a restauré la statue de Felix Djerzinski, le créateur de la Tchéka, l’ancêtre du KGB.

Bienvenu dans ce septième épisode de bibliothèque ukrainienne.

Lettre provenant du Japon

Jonathan Littell, Antoine d’Agata, Un endroit inconvénient, Gallimard, 352 p.

Dans Les Bienveillantes, prix Goncourt 2006, le lecteur suivait Max Aue, SS membre des Einsatzgruppen, ces escadrons perpétuant la Shoah par balles, à Babi Yar, ce ravin où près de 60 000 juifs, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards furent assassinés avec l’aide d’une partie de la population. Dans Un endroit inconvénient, Jonathan Littell accompagné du photographe Antoine d’Agata est retourné sur le lieu du massacre.

Mais là-bas il n’y a plus rien, « même les ravins ont disparu» dit-il. Jusqu’au moment où lui parvient un écho de Babi Yar. Un écho portant un nom désormais connu de tous: Boutcha. A partir de là, les talents conjugués de Jonathan Littell et d’Antoine d’Agata ont fait le reste. Les témoignages que Littell a recueilli s’insèrent magnifiquement dans les décors dressés par d’Agata. Ils tendent un arc sur lequel passé et présent se confondent et où les témoins se répondent par-delà les époques. Le temps finit par s’estomper et l’histoire universelle, celle qui se répète, se dévoile alors. 

Marion van Renterghem, Le piège Nord Stream, Les Arènes, 220 p.

Tout le monde l’a constaté : l’une des principales conséquences de la guerre en Ukraine est l’augmentation du coût de l’énergie. Celle-ci a une cause : Nordstream, nom de ces deux gazoducs reliant la Russie à l’Europe via l’Allemagne. Deux gazoducs qui explosèrent le 26 septembre 2022, laissant leurs cadavres au fond de la mer.

Mais qui dit cadavre dit meurtre. Conçu comme un thriller où tout est malheureusement vrai, le livre de la journaliste Marion van Renterghem, biographe d’Angela Merkel, nous dévoile ce jeu de dupes qui, selon ses propres termes, s’est avéré un piège machiavélique que Vladimir Poutine tendit à l’Europe. En bon espion qu’il est resté, il y enferma des politiciens cupides – le portrait au vitriol de Gerhard Schröder est saisissant – et prit en otage des opinions publiques qui capitulèrent. Et qui dit meurtre dit mobile. Celui d’une guerre commencée alors même que la victime, l’Ukraine, ne revêtait plus d’importance pour l’Europe.

Finaliste du prix Femina essai 2023, Le piège Nord Stream est une enquête bluffante plongeant dans les abysses de la diplomatie mondiale et le cynisme de considérations économiques. Le livre ressuscite ce cadavre qui se met enfin à parler. Et ce qu’il nous dit n’est pas très agréable à entendre.

Olga et Sasha Kurovska avec Elise Mignot, Journal d’Olga et Sasha, Ukraine années 2022-2023, Actes Sud, coll. Solin, 288 p.

D’emblée la couverture vous happe. Deux femmes, deux sœurs aux regards perdus dans une sorte de no man’s land mental, celui de la guerre qui les a attrapé un 24 février 2022. Celui qui cherche leurs proches, celui qui entrevoit une lumière pourtant tenue. C’est en 2014 que la journaliste Elise Mignot a rencontré Olga à l’occasion de la couverture de la révolution du Maidan. De là naquit une amitié doublée d’un amour de ces deux sœurs ukrainiennes, Olga et Sasha, pour la France et sa langue. Olga, réfugiée en France depuis plusieurs années et Sasha restée à Kiev vont alors engager une première conversation suivie bientôt de cinquante autres et donner corps à ce livre magnifique.

Deux sœurs de chaque côté du miroir de la guerre. Un miroir qu’elles vont traverser durant ces quelques cinquante semaines emportant stupéfaction, inquiétude, panique, déchirement. L’adaptation et la résilience gagnent leurs vies mais la tristesse demeure devant les drames qui se succèdent au fil des pages : Irpine, Marioupol, Borodianka et bien évidemment Boutcha «  le jour le plus noir de toute la guerre » selon Sasha. Nombreux ont été les témoignages sur la guerre en Ukraine. Mais celui-ci possède quelque chose d’autre. Quelque chose d’inoubliable.

Omar Bartov, Contes des frontières. Faire et défaire le passé en Ukraine, Plein jour, 498 p. à paraître le 5 janvier

Après le tour de force que constitua Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz (Plein Jour 2021), ouvrage célébré par les historiens Jan Gross et Christopher Browning notamment, Omer Bartov professeur à l’université Browns, revient avec ce nouveau livre dans la ville de Buczacz pour explorer les tréfonds psychologiques des communautés qui vivaient côte-à-côte dans ce coin de Galicie.

Dans cette région où vécut sa famille, Omer Bartov montre ainsi comment des voisins que rien n’opposait se sont, au contact de la guerre et de la violence, appuyés sur des mythes pour construire un nationalisme, une haine qui alimenta la tragédie à venir. La lecture de ce livre ne pourra qu’interpeller car elle trouvera indiscutablement des résonances dans l’actualité, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou du Proche-Orient, un conflit sur lequel Omer Bartov s’est d’ailleurs exprimé en signant dans le New York Review le 20 novembre 2023, une lettre ouverte en compagnie d’autres historiens dont Christopher Browning sur le mauvais usage de la mémoire de l’Holocauste affirmant notamment que « les dirigeants israéliens et d’autres personnes utilisent le cadre de l’Holocauste pour présenter la punition collective d’Israël à Gaza comme une bataille pour la civilisation face à la barbarie, promouvant ainsi des récits racistes sur les Palestiniens ». Ces contes des frontières revêtent indiscutablement une dimension universelle.

François Heisbourg, Les leçons d’une guerre, Odile Jacob, 208 p.

Après un an de guerre, François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique et auteur de nombreux ouvrages tire dans cet ouvrage les premières leçons de ce conflit qui a déjà changé le monde. Et en dix leçons, il convoque l’histoire et la géographie pour expliquer les ressorts à l’œuvre dans cet affrontement et insiste tantôt sur les transformations de l’art de la guerre tantôt sur ses permanences. Pour autant, François Heisbourg n’en oublie pas l’impact de cette guerre sur nos sociétés profondément affectées par le conflit et ses conséquences inconscientes qui se répercutent sur nos démocraties par ailleurs déjà fragiles.

Malgré le manque de recul, il est évident que la guerre en Ukraine constitua un moment décisif dans l’histoire de l’Europe marquée notamment par le retour de l’Allemagne dans le concert des puissances militaires plus de soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Mais le grand mérite du livre est d’élargir la focale, de placer cette guerre sur l’échiquier de la géopolitique mondiale, en faisait de cette dernière le cavalier de la crise larvée entre les Etats-Unis et la Chine autour de Taïwan. Un cavalier qui, pour l’instant, ne semble pas être celui de l’apocalypse. Mais pour combien de temps ?

Anna Applebaum, Famine rouge , Folio Histoire et Philippe et Anne-Marie Naumiak, Ukraine 1933 : Holodomor, éditions bleu et jaune, 312 p.

Il y a quatre-vingt dix ans, Staline déclenchait en Ukraine une terrible famine qui allait faire entre quatre et cinq millions de morts. Longtemps cachée – le dictateur du Kremlin empêcha non seulement quiconque de sortir du pays mais veilla à interdire l’accès à la vérité malgré l’action du journaliste britannique Gareth Jones – l’Holodomor (« extermination par la faim ») mit du temps à entrer dans la mémoire de l’humanité. Aujourd’hui trente-trois Etats dont la France qui ne le fit que le 28 mars 2023 – la mise au ban de la Russie aidant – ont reconnu cette famine comme un génocide. Pour autant, les choses n’évoluèrent que tardivement – durant les années 2000 – y compris en Ukraine et pendant longtemps, le négationnisme prévalut, un négationnisme sciemment entretenu par un état soviétique qui non seulement commis le plus terrible des crimes mais s’employa à effacer toute trace, y compris dans les archives, de ce dernier.

A l’occasion de l’anniversaire de cet évènement qui conduisit des familles entières à s’entre-dévorer, plusieurs livres reviennent sur l’Holodomor. Anne Applebaum, journaliste et lauréate du prix Pulitzer en 2004 pour son travail sur le goulag (Goulag, une histoire, Grasset,  2005) raconte ainsi à partir d’archives et de documents inédits cette « famine rouge » comme elle l’appelle qui emporta paysans pauvres et enfants mais également une grande partie de l’intelligentsia ukrainienne. Certaines scènes sont parfois difficiles – l’auteur reconnaît d’ailleurs avoir été éprouvé par son écriture – mais la révélation et la consignation de la vérité historique dans les livres est à ce prix. Anne Appelbaum montre que si l’Holodomor était à l’origine dirigée contre les paysans riches, les koulaks, elle se répandit à l’ensemble d’une population ukrainienne que Staline voulait briser.

Parmi ces enfants, il y eut des survivants qui aujourd’hui disparaissent. Les éditions bleu et jaune – comme le drapeau ukrainien – publient quant à elles un document exceptionnel sur cet évènement majeur de l’histoire ukrainienne : ll’Holomodor vue par ses victimes. Vitali Naumiak (1926-2011) n’avait que sept ans lorsque se déclencha cette famine. Egalement rescapé de l’occupation nazie, il s’exila aux Etats-Unis puis en France où il devint professeur d’optique. Ses deux enfants, Philippe et Anne-Marie Naumiak retracent dans leur livre l’incroyable destin de leur père en y agrégeant les témoignages d’autres survivants. Un livre fondamental pour graver dans la mémoire des hommes celles non seulement des survivants de l’Holodomor et des morts afin d’éviter que ces derniers ne tombent dans l’oubli.

Golda Meir, Ma vie, traduit de l’anglais par Georges Belmont et Hortense Chabrier, éditions Les Belles Lettres, 672 p.

Enfin, même si nous n’oublions pas l’Ukraine, nous ne pouvions terminer ce septième épisode sans tracer un parallèle entre les conflits qui opposent l’Ukraine et la Russie d’un côté et Israël et le Hamas de l’autre, pour rappeler que de nombreuses personnalités politiques et intellectuelles israéliennes nées avant la création de l’État d’Israël en mai 1948 furent originaires d’Ukraine. Certains subirent la Shoah et survécurent avant d’émigrer en Israël comme les écrivains Aharon Appelfeld (1932-2018), prix Médicis étranger en 2004 pour Histoire d’une vie (L’Olivier) ou Shmuel Yosef Agnon, premier auteur de langue hébraïque à avoir reçu le prix Nobel (1966) qui naquit à Bucazacz en Galicie où se prennent place les ouvrages d’Omer Bartov.

Du côté des politiques, le père d’Ytzakh Rabin, futur Premier ministre (1992-1995) naquit lui-aussi en Ukraine, près de Kiev comme Golda Meir. L’ancienne Première ministre (1969-1974) évoque ainsi dans ses mémoires aujourd’hui rééditées son enfance ukrainienne, ses paysages, les mendiants et les Cosaques qui l’effrayaient. « Je me souviens surtout de Pinsker Blotte comme nous l’appelions chez nous, ces marécages qui m’apparaissaient comme des océans de boue et qu’on nous apprenait à éviter  comme la peste » écrit-elle. Des marécages qui engloutiront un monde et ses habitants quelques années après.

Par Laurent Pfaadt

Arabian Days

La première édition d’Arabian Days, festival réunissant diverses manifestations autour de la langue arabe se tiendra du
15 au 18 décembre 2023 au centre d’exposition
Manarat Al Saadiyat d’Abu Dhabi.


Organisé par l’Abu Dhabi Arabic Language Centre (Centre de la langue arabe d’Abu Dhabi) issu du Département de la culture et du tourisme d’Abu Dhabi, il présentera un programme dynamique et pluridisciplinaire réunissant des spécialistes de la création du monde entier afin de célébrer la langue arabe sous toutes ses formes. Musiciens, poètes, artistes et interprètes accueilleront un public multigénérationnel arabophone et non arabophone afin d’explorer à la fois l’héritage mais également la créativité contemporaine de la langue arabe. « Le festival invite les visiteurs à se rassembler pour découvrir et célébrer la richesse de la langue sous toutes ses formes créatives. Que l’arabe soit votre langue maternelle ou un nouveau voyage linguistique, le festival promet des expériences enrichissantes conçues pour le plaisir de tous » estime HE Dr. Ali bin Tamim, Président de l’Abu Dhabi Arabic Language Centre.

Manarat al saadiyat

Placé sous la figure tutélaire d’Irène Domingo, directrice de la Casa Arabe de Madrid, institution créée en 2006 et visant à renforcer les liens entre l’Espagne et les pays arabes, qui prononcera la discours inaugural, cette première édition aura pour thème le langage de la poésie et des arts. Les visiteurs et spectateurs pourront ainsi à assister à des discussions et des dialogues entre éminents spécialistes de la langue arabe, s’imprégner de la mémoire de grandes figures littéraires comme Khalil Gibran, Naguib Mahfouz ou May Ziadé, écouter le grand joueur de oud irakien Naseer Shamma et assister aux créations live de l’artiste libanais de street art Georges Ekmekji. De belles rencontres en pespective donc…

Par Laurent Pfaadt

Arabian Days 15-18 décembre 2023, Abu Dhabi

Pour retrouver toute la programmation d’Arabian Days : https://alc.ae/arabian-days/about/

L’orphelinat de la mémoire

Le centre de la porte Grodzka-théâtre NN à Lublin tente de redonner un nom et une identité à tous les juifs exterminés de la ville

Un homme creuse même si on lui a dit qu’ici, il ne subsistait aucune trace. Qu’il n’y avait plus rien. Pourtant il continue. Soudain retentit un bruit sourd comme venu du fond des âges. Comme tiré de l’oubli. Quelque chose était bien là. Des voix, des images issues d’une culture que l’on croyait à jamais perdue. Tomasz Pietrasiewicz s’arrête, regarde autour de lui. La mémoire est revenue.


Ils ont été assassinés à Majdanek, Belzec ou Sobibor par des nazis qui pensaient leur ôter non seulement leur vie mais également leur identité. Jusqu’à leur souvenir. C’était sans compter quelques aventuriers de la mémoire comme Tomasz Pietrasiewicz, directeur du centre de la porte Grodzka – Theatre NN et metteur en scène. Voilà plus de trente ans, depuis le début des années 1990 lorsqu’il a créé à partir de rien le théâtre NN de la porte Grodzka, qu’il recense et ressuscite la mémoire des juifs de Lublin. Pourtant Tomasz Pietrasiewicz ne savait absolument pas se servir de cette pelle historique et ne nourrissait qu’intérêt mineur pour les questions de mémoire, lui le diplômé de physique. « Pendant longtemps, cette  question m’intéressait pas. Puis je me suis rendu compte du lieu où je me trouvais » reconnaît-il aujourd’hui.

Dans cette tombe anonyme, de cette fosse de la mémoire pareille à ces charniers que les nazis ont répandu sur le sol de la région de Lublin et de la Pologne, Tomasz Pietrasiewicz s’active alors pour redonner vie à ces milliers d’histoires en les accueillant dans cet orphelinat de la porte Grodzka située tout près d’un parking qui a recouvert maisons et synagogues du quartier juif. Il y a avait donc urgence.

La quête des disparus de Lublin est ainsi lancée et depuis, Tomsaz Pietrasiewicz œuvre pour collecter les témoignages de cette population juive qui comptait jusqu’à 43 000 individus sur les 120 000 habitants de la ville de Lublin et que l’Aktion Reinhard – l’opération d’extermination des juifs de Pologne – a réduit au silence. « Je veux redonner à ces gens leurs histoires et je prends la responsabilité de ce qui n’existe plus » affirme-t-il. Le chantier fut titanesque et un travail de collecte considérable a été entrepris conduisant à recenser 1300 rues et plus de cinq mille heures de témoignages. Au final, les 43 000 dossiers personnels des juifs de Lublin se trouvent entreposés dans cet orphelinat de la mémoire où l’on vient du monde entier, d’Israël, des Etats-Unis, d’Australie ou d’Europe pour retrouver des parents, des grands-parents, un frère, une sœur ou des proches qui ont péri lors de la Shoah. Les retrouvailles dans ces lieux austères et métalliques sont toujours emprunts d’une intense émotion. « Certains craquent. D’autres fondent en larmes » rappelle Tomasz Pietrasiewicz dont l’action a été saluée par de nombreux intellectuels (Agata Tuszyńska, Julia Hartwig) et lui valut plusieurs prix dont celui d’Irena Sendler, du nom de cette résistante polonaise qui sauva des milliers d’enfants juifs et récompense deux personnes, l’une aux Etats-Unis et l’autre en Pologne, qui enseignent le respect et la tolérance.

Le projet financé à 100 % par la ville de Lublin a même donné lieu en 2011 à une exposition baptisée « Lublin Mémoire d’un lieu » où un mur de voix a permis de faire entendre celles qui se sont tues mais également celles des Justes qui ont sauvé les juifs de Lublin. Aujourd’hui, le centre de la porte Grodzka accueille non seulement ce mémorial mais également un théâtre, des projets sur l’apiculture ou les briqueteries de la ville et promeut un important volet éducatif et pédagogique à destination des écoles. Grâce à cela, le personnel du centre combat chaque jour l’oubli. Pour autant, le travail de mémoire entrepris par le Centre et son directeur ne s’arrête jamais car de nombreux dossiers parmi ces 43 000 restent vides par manque d’informations. Tomasz Pietrasiewicz n’a donc pas fini de creuser.

Par Laurent Pfaadt

Pour en savoir plus et visiter le Centre de la Porte Grodzka – théâtre NN rendez-vous sur leur site : https://teatrnn.pl/en/

Zamosc, le rêve d’un homme devenu celui de tous

Celle que l’on surnomme la « Padoue du Nord » ou la « perle de la Renaissance » en raison de la symétrie de ses rues n’a rien à envier à sa cousine italienne tant la beauté de ses rues et de sa grande place est manifeste. Elle invite ainsi à se perdre sans se perdre. Fondée en 1580 par Jan Zamoyski, chancelier du roi Sigismond II de Pologne, qui la conçut comme son bien privé et la voulut, sur cette terre inhospitalière de l’est de la Pologne, comme la matérialisation de la cité idéale imaginée par les savants d’une Renaissance que Zamoyski observa en Italie durant ses études.  


La grande place du marché, un carré de cent mètres de côté abritant de magnifiques immeubles colorés de style arménien, est considérée à juste titre comme l’une des plus belles de Pologne. Sur cette dernière se trouve l’hôtel de ville et sa tour de l’horloge haute de 52 mètres qui complète un centre-ville où il possible d’admirer le Palais Zamoyski et les vestiges de l’ancienne synagogue. Le chancelier Zamoyski installa également, non loin de la forteresse, une académie militaire qui, aujourd’hui, permet aux apprentis chevaliers et autres barons de Münchhausen en herbe de s’exercer au tir à canon, rien que cela !

L’esprit Renaissance que Jan Zamoyski insuffla à la ville ne se retrouve pas uniquement dans sa conception urbanistique résolument moderne mais également dans l’esprit de tolérance qui imprégna la ville jusqu’à la seconde guerre mondiale et où vécut et prospéra la seule communauté juive sépharade de Pologne. D’ailleurs, Jan Zamoyski édifia, alors que l’Europe était ravagée par les guerres de religion, des lieux de culte pour catholiques, protestants et juifs.

D’ailleurs quelques enfants juifs de la ville demeurèrent célèbres notamment Rosa Luxembourg, symbole de la révolution spartakiste en Allemagne en 1919, Joseph Epstein, résistant communiste à Paris, arrêté en compagnie de Missak Manouchian et fusillé au mont Valérien le 11 avril 1944 et Czslawa Rowka, la jeune fille de 14 ans photographiée par Wilhelm Brasse et qui orne la couverture du livre de Luca Crippa et Maurizio Onnis, Le photographe d’Auschwitz (Alisio Histoire) paru ces jours-ci.

Par Laurent Pfaadt

Inscrite depuis 1992 sur la liste du World Cultural Heritage de l’UNESCO, Zamosc vaut donc assurément plus qu’un détour.

Pour plus d’informations sur la ville : http://www.turystyka.zamosc.pl/en/ et https://www.pologne.travel/fr/quoi-visiter/patrimoine/sites-unesco/zamosc-la-cite-renaissance

La culture à Abu Dhabi, une histoire sans fin

Création littéraire, quartier des musées, musique, la capitale des Emirats Arabes Unis a investi tous les fronts culturels

La réalité a fini par se confondre avec la fiction. Si la récente foire internationale du livre d’Abu Dhabi a pris comme slogan le titre du célèbre film de Wolfgang Petersen, celui-ci n’a jamais été aussi actuel qu’à Abu Dhabi tant la capitale des Emirats Arabes Unis a fait de la culture son soft power sur la scène internationale. Plusieurs raisons ont présidé à ce choix : la volonté originelle du père fondateur du pays, le Sheikh Zayed Bin Sultan Al Nahyan (1918-2004) qui a très tôt compris que savoir et éducation constitueraient les moteurs du développement de son jeune pays – les UAE sont officiellement nés en 1971 – mais également la position stratégique de ce dernier, entre Occident et Asie, et placé au carrefour des religions et des cultures. Comme le rappelle le Dr Ali bin Tamim, Secrétaire Général du Sheikh Zayed Book Award et président de l’Arabic Center Language « ce soft power est une bonne chose tant qu’il amène les gens et les cultures à dialoguer, tant qu’il ouvre la voie au rapprochement entre les gens. Les Emirats Arabes Unis constituent l’exemple même de cette vision. Regardez tous ces monuments comme la Grande mosquée Sheikh Zayed, la Maison abrahamique, le Louvre Abu Dhabi, les universités de la Sorbonne et de New York qui ont ainsi construit des ponts culturels ».


Le livre constitue bien évidemment l’un des axes forts de ce développement. L’Abu Dhabi International Book Fair a ainsi réunit pendant près d’une semaine en mai dernier tout ce que le monde arabe compte d’éditeurs, du Maroc à l’Irak en passant par l’Arabie Saoudite et l’Egypte. C’est d’ailleurs une maison d’édition égyptienne, El Aïn, qui édita entre autres plusieurs vainqueurs de International Prize for Arabic Fiction qui fut sacrée cette année par le Sheikh Zayed Book Award devenu au fil de ses dix-sept éditions, à la fois la consécration littéraire de tout intellectuel du monde arabe et un formidable vecteur de diffusion de la langue arabe. Saïd Khatibi, vainqueur du prix dans la catégorie jeune auteur abonde dans ce sens : « je suis très fier d’obtenir ce prix et d’inscrire mon nom à côté de celui d’Amin Maalouf et d’écrivains arabes renommés. Mais ce prix n’est pas que pour moi mais également pour la jeune génération d’écrivains algériens ».

Si ce prix traduit une volonté de défendre la langue arabe face à l’anglais, il souhaite également « encourager les jeunes auteurs, notamment les femmes » assure de son côté Jürgen Boss, président de la foire internationale de Francfort où tout se décide dans l’industrie mondiale du livre et dont la présence à Abu Dhabi et au sein du comité scientifique du Zayed Book Award, légitime à la fois la place prise par une foire qui, chaque année, prend de l’ampleur mais également vient conforter la capitale des Emirats Arabes Unis comme l’un des hauts lieux du livre sur la scène internationale et plus particulièrement dans cette partie du monde.

Pour se convaincre définitivement de l’importance accordée à la culture, il suffit de prendre un taxi et de se rendre dans le quartier des musées dans le district d’Al Saadiyat traversé par une avenue…Jacques Chirac. Ici, à côté de l’extraordinaire réussite du Louvre Abu Dhabi qui a comptabilisé fin 2022, 3,7 millions de visiteurs en cinq ans, se dressent d’innombrables grues qui bâtissent les institutions culturelles de demain : le musée d’histoire naturelle, le Zayed National Museum épousant les ailes d’un faucon et doté d’un système de ventilation révolutionnaire – les Emirats arabes Unis qui accueilleront la COP 28 fin novembre 2023 ont très tôt inscrits leurs actions créatrices dans le développement durable – ou le Guggenheim Museum signés par les plus grands noms de l’architecture comme Norman Foster ou Frank Gehry. Et à l’image de cette salle du Louvre réunissant les textes sacrés des trois religions monothéistes, les Emirats Arabes Unis, signataires des accords d’Abraham avec Israël en 2020, ont inauguré en février 2023 la Maison abrahamique, lieu syncrétique qui voit se côtoyer église, synagogue et mosquée.

Les Emirats Arabes Unis n’en oublient pas pour autant les autres champs de la culture et notamment la musique. Lieu d’un festival de musique renommé et présidée par Huda Alkhamis-Kanoo qui accueillit cet année Juan Diego Florez ou le compositeur Tan Dun et d’une salle de concert, l’Etihad Arena, désormais passage obligé des tournées internationales d’artistes du monde entier comme les Guns and Roses ou la star égyptienne Amr Diab, Abu Dhabi voit ainsi se croiser sur son sol les cultures et les esthétiques de l’Ouest et du monde arabe. La célébration, cette année, du compositeur et pianiste égyptien Omar Khairat en tant que personnalité culturelle de l’année du Zayed Book Award est ainsi emblématique de cette volonté de construire des ponts culturels entre Occident et monde arabe. L’artiste égyptien élabora ainsi une œuvre où se mêlent musique orchestrale classique et mélodies orientales composant ainsi la bande originale d’une histoire qui non seulement n’est pas prête de s’arrêter mais est en marche.

Par Laurent Pfaadt

Lublin, mystères et magie d’un joyau polonais

L’ancien épicentre de la déportation des juifs de Pologne est devenu capitale européenne de la jeunesse en 2023

La vie reprend toujours ses droits. Qui aurait pu croire il y a quatre-vingts ans qu’à quelques centaines de mètres du quartier général de l’Aktion Reinhard chargé de l’extermination des juifs de Pologne, on rirait devant des clowns et on applaudirait des acrobates ?


Centre-ville Lublin
© Le bureau du maire – Marketing de la ville de Lublin

C’est pourtant le spectacle qu’offrit la ville de Lublin en ce mois de juillet à l’occasion du festival des arts de la rue, celle d’une vie ouverte sur l’Europe et le monde, jumelée notamment avec une Vilnius que les habitants peuvent, à travers un écran, saluer. Une ville qui tel un phénix, a su grâce à sa jeunesse, renaître de ses cendres.

Rynek, centre-ville Lublin
© Le bureau du maire – Marketing de la ville de Lublin

Malgré leurs crimes notamment dans le camp de concentration de Majdanek situé aux portes de la ville, les nazis n’ont pas réussi à éradiquer la dimension juive de cette ville multiculturelle. Ici, des portraits des anciens habitants juifs au théâtre NN qui perpétue la mémoire des ces derniers en passant par l’œuvre littéraire du Prix Nobel Isaac Bashevis Singer et son fameux Magicien de Lublin et l’excellent restaurant Mandragora dans la vieille ville où il est possible de déguster de la carpe frite ou le canard à la juive avec tzimmes sur orge perlé, la spécialité de la maison le tout au son de musique klezmer et arrosé d’un Teperberg israélien, il est impossible d’échapper à la culture juive qui possède même son festival dont la quatrième édition s’est tenue mi-août.

Chapelle de la Sainte-Trinité
© Le bureau du maire – Marketing de la ville de Lublin

Pour autant, réduire Lublin à sa seule dimension juive serait injuste tant la ville foisonne d’une culture portée notamment par une jeunesse qui investit de nombreux lieux de la ville et s’implique dans des manifestations telles que des rencontres littéraires, un festival international de graffiti ou un Carnaval de magiciens de toute beauté. Fondée en 1317 et forte d’une histoire de plus de sept cents ans, la ville se développa autour de son magnifique château qui domine la cité et absorba avec intelligence des styles différents : baroque avec la magnifique Basilique des Dominicains, néo-classique et contemporain avec par exemple la reconversion réussie de cette ancienne brasserie Perla devenue un restaurant à la mode ou le centre de rencontre des cultures. Mais c’est peut-être dans son château que la cohabitation entre passé et présent s’exprime le mieux. Ainsi à quelques dizaines de mètres de la chapelle de la Sainte-Trinité, chef d’œuvre mêlant motifs gothiques et peintures polychromes orientales, s’expose de manière permanente, une des plus belles collections d’œuvres de Tamara Lempicka que l’Etat a acquis en mai 2023. Cette richesse patrimoniale lui a d’ailleurs valu d’obtenir en 2015 le label European Heritage conféré par la Commission européenne rejoignant ainsi l’abbaye de Cluny ou les sites du patrimoine musical de Leipzig en Allemagne.

Et puis, on ne va vous mentir, il y a ici un côté Mitteleuropa très agréable qui plonge immédiatement le visiteur dans une magie indescriptible, magie qu’enfants comme adultes pourront découvrir dans le théâtre Imaginarium ou en se promenant dans le Rynek, la vieille ville où se croisent influences polonaises, russes, austro-hongroises et ukrainienne. Magie qui a très vite séduit les producteurs de cinéma puisqu’en vous promenant dans ces rues, vous retrouverez celles de la Neustadt de The Reader, le film tiré du livre de Bernhard Schlink avec Kate Winslet. Et si l’atmosphère de la ville vous oppresse, il vous suffira de parcourir quelques centaines de mètres et de plonger dans l’Open Air Village Museum, un écomusée de 27 ha qui, le temps d’une balade bucolique entre moulins et maisons à toits de chaume, vous offrira un havre de paix et de méditation. Après il sera temps de vous arrêter dans le restaurant Karczma Kocanka pour vous rafraîchir avec une limonade au goût de bubble gum ou pour vous rassasier avec le fameux Forshmak, ce plat typique d’Europe de l’Est préparé avec du hareng ou de la viande salée et dont la variété de Lublin, le Forszmak lubelski est un ragoût de viande que l’on vous conseille vivement en hiver pour reprendre des forces nécessaires à la poursuite de la découverte de la ville.

Ainsi ni les incendies de l’histoire, nazi et communiste, ni celui bien réel de 1575 n’ont eu raison de cette ville qui a toujours réussi à renaître de ses cendres pour devenir aujourd’hui, l’une des plus magiques de Pologne.

Par Laurent Pfaadt

Vols Paris-Varsovie Radom à partir de 90 euros AR avec la compagnie nationale polonaise Lot Polish Airlines : https://www.lot.com/fr/fr

Où dormir

L’Arche Hôtel offre une position centrale qui permet de rayonner sur la ville https://archehotellublin.pl/en/

Où manger

Le restaurant Perłowa Pijalnia Piwa dans l’ancienne brasserie Perla où l’on vous conseille vivement l’esturgeon grillé sauce tartare et ses salicornes. https://perlowapijalniapiwa.pl/?lang=en

A lire avant de partir

Isaac Bashevis Singer, Le Magicien de Lublin, Le Livre de poche, 336 p.

Pour plus d’informations, consulter l’office de tourisme de Lublin :
http://www.lublininfo.com/en

Des châteaux en rouge et blanc

La région de Lublin recèle de multiples châteaux à découvrir

Des forêts de pins tapies de mousse luxuriante, des vignes à perte de vue, des clairières percées de rayons de lumière. Ces paysages enchanteurs dans la voïvodie de Lublin, à quelques 80 kilomètres de l’Ukraine offrent de merveilleux décors à quiconque rêvent de contes de fées, de princes et princesses, et de châteaux qui, chacun dans leur style, invitent le visiteur à un voyage dans le passé.  


Palais de Kozlowka

A Kozlowka, le blanc éclatant du château des Zamoyski donne un petit côté pavillon de chasse tiré de Guerre et Paix. On a l’impression qu’Andrei Bolkonski va arriver, juché sur son cheval ou qu’Anna Mikhaïlovna Droubetskoï va sortir de cette chapelle construite sur le modèle versaillais où elle a prié pour son fils Boris avant de se promener dans le jardin à la française attenant au château. Petit bijou perdu au milieu de ce cadre bucolique qui attire tout de même 300 000 visiteurs par an, le palais qui aligne copies de tableaux de grands maîtres et objets insolites comme ce piano girafe ou cet aspirateur du 19e siècle à manivelle, dévoile son charme à des visiteurs majoritairement polonais et allemands qui viennent ici à la rencontre, le temps d’un week-end ou à l’occasion de séminaires d’entreprises, de leur histoire nationale tumultueuse où les paons ont aujourd’hui remplacé les aigles allemands. Et si ces derniers commettaient les pires exactions à quelques kilomètres de là, Dieu ne quitta cependant jamais l’auguste demeure, cachant le futur primat de Pologne, le cardinal Stefan Wyszyński que le pape François béatifia en 2021.

Galerie réaliste socialiste, Koslowka

Pour autant, il réserva quelques facéties, rouges, aux propriétaires qui, de retour vendirent le château à l’Etat polonais qui y installa une très belle collection d’œuvres réalistes soviétiques où se côtoient Bierut, le héros communiste local et héraut stalinien qui contrôla la Pologne après la seconde guerre mondiale, Jean Jaurès mais également le miracle de l’industrialisation polonaise et des avertissements au poison capitaliste représenté par Coca Cola. Pas rancunier pour autant, le jardin aligne de magnifiques rosiers rouge carmin.

Chateau de  Zamek

A Janowiec, fini les amours contrariés tolstoïens et place aux catapultes et aux monstres de The Witcher. Ici se dressent fièrement les ruines romantiques du château de Zamek. Surplombant un paysage à couper le souffle, l’édifice bâti au XVIe siècle puis ravagé par les Suédois dont on imagine aisément, la nuit tombant, les combats à l’épée et autres pouvoirs du Sorceleur, accueille familles venues se reposer dans le parc aux arbres centenaires et visiteurs embrassant les flancs de ces collines, prolongement des hanches d’une Vistule qui a déposé voilà quelques millénaires son limon formant ainsi un terroir argilo-calcaire propice à développer un riesling plus que prometteur grâce à la persévérance de quelques vignerons. Ainsi, si la magie est restée intacte entre ces murs, les seuls sortilèges à l’œuvre aujourd’hui sont ces filtres d’amour rouges et blancs tirés des vignes en contrebas. Près de 350 ans après la mise à sac du château, les Polonais tiennent enfin leur revanche sur des Scandinaves qui aujourd’hui viennent déguster les cépages de Janowiec. Et à l’image de son drapeau national, cette très belle région de la Pologne offre le plus parfait mariage du rouge et du blanc qui s’exprime à merveille tant sur les coteaux de Janowiec que dans les jardins de Koslowka.

Par Laurent Pfaadt

Pour plus de renseignements sur les châteaux de région de Lublin :

https://www.pologne.travel/fr/les-sites-d-epingle-dor-en-pologne/palace-et-musee-zamoyski-kozlowka
https://zamek-lublin.pl/en/

Une histoire allemande

Entrer dans le musée Porsche, c’est voir bien plus que des voitures

Dès le parking souterrain le visiteur a l’impression d’être dans le musée tant les Porsche des visiteurs s’y alignent, modèles et couleurs variés. De l’une d’elle, une 911 GT3 RS verte pomme sortent Christian et Marco, deux frères suisses. « Je suis un amoureux de Porsche depuis toujours et je suis venu ici plusieurs fois. Mon frère Marco ne connaissait pas le musée. Alors je l’ai accompagné » dit-il en souriant, visiblement heureux de revenir.


Porsche
©Porschemuseum

Qui n’a jamais voulu tourner la clé de contact d’une Panamera ou entendre rugir sous son pied une 911 ? Ici dans ce temple monumental de modernité Porsche se vit, se touche. On y croise toutes les générations, petits comme grands et tout type de visiteurs. Ici un prêtre en soutane se renseignant sur Porsche pendant la seconde guerre mondiale. Là un touriste indien se faisant photographier dans la 718 Boxter. Dans le musée, l’histoire de la saga est bien évidemment relatée, de sa fondation par Ferdinand Porsche en 1931 jusqu’à aujourd’hui, mais le visiteur côtoie aussi des modèles qui changent au gré des envies alliant ainsi pédagogie et plaisir.

Ce dernier est comme un enfant. Il peut toucher les carrosseries comme s’il s’agissait de reliques, les pneus des F1, le volant qu’à dû tenir James Dean dans sa 550 ou s’assoir dans les nouveaux modèles. Les enfants se prennent en photo devant la Sally Carrera de Cars. La 911 trône bien évidemment en majesté avec ses modèles de course ou de tourisme et toise un peu sa petite sœur 928 qui suscita tant de controverses avant de rappeler avec les autres membres de la famille, de la mythique 914 S de 1969 à la fière 718 Cayman T 2019 et sa couleur rouge – petit pied de nez à sa rivale italienne – que Porsche c’est en 2023, une histoire faîte de 75 ans de rêves et de passion.

Cette passion, la marque la brandit dans les plus grandes courses du monde, notamment aux 24h du Mans, de la 917 de Steve McQueen barrée du logo orange Gulf en 1971 à la 919 hybride, victorieuse en 2015 avec ses airs de vaisseau spatial en passant bien évidemment par la mythique 962C qui réalisa un doublé en 1986-1987. Pénétrant dans la salle des trophées, le visiteur a le choix, via un écran tactile, de revivre ces grandes courses.

En Formule 1, la McLaren d’Alain Prost est là pour nous rappeler que Porsche en tant que motoriste remporta deux titres de champion du monde avec TAG. D’ailleurs, le visiteur aguerri peut ausculter la mythique mécanique. Chacun y va de son commentaire sur tel cylindre ou sur le système de freins. Ou tout simplement s’imprégner de l’esprit Porsche. « J’ai voulu voir ce musée parce que j’adore les voitures et je préfère les musées spécifiques que les grands musées. Pour m’imprégner du style Porsche » confie Iouri, un réfugié ukrainien qui se prend en photo devant la Carrera GT de 2006.

Car Porsche raconte cela. Cet esprit qu’il a insufflé, dans la course, au cinéma et dans la société occidentale moderne. Au terme d’une balade de plusieurs heures, le temps est venu de redescendre sur et sous terre pour retrouver sa voiture dans le parking souterrain. Et en tournant la clé de contact, le visiteur, encore imprégné d’un rêve qui tarde à se dissiper, s’attend toujours à entendre le moteur d’une 911.

Par Laurent Pfaadt

Pour obtenir toutes les informations sur le musée : https://www.porsche.com/international/aboutporsche/porschemuseum/

A noter que la nouvelle application du musée sera disponible dès
le 9 juin 2023

A lire :

Pour tous ceux qui souhaiteraient se replonger dans l’univers Porsche et découvrir leur modèle favori, on ne saurait trop leur conseiller le livre de Brian Laban Quintessence Porsche (Glénat)

Bibliothèque ukrainienne, épisode 5

Témoigner, voilà le maître-mot de ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne. Témoigner de la réalité des bibliothèques détruites ou endommagées par l’armée russe et ses supplétifs, témoigner de la mobilisation des acteurs locaux mais également pour rendre hommage à la mémoire des écrivains morts durant le conflit. Témoigner enfin de la réalité de la guerre.


Le 17 novembre 2022 s’est ainsi réunit un forum international sur les destructions de bibliothèques ukrainiennes. Piloté par Lyusyena Shum, Executive Director Charitable Foundation Library Country, il a été l’occasion de dresser un état des lieux des destructions opérées par l’armée russe à l’encontre du patrimoine ukrainien. En matière de lecture publique et de livres, une entreprise systématique de purge des bibliothèques des villes passées sous contrôle russe a été opérée. Considérés comme « extrémistes », de nombreux livres traitant de la révolution de Maidan en 2013-2014, des mouvements de libération ukrainiens ou des opérations militaires contre les régimes séparatistes dans les régions de Donetsk et Louhansk ont été saisis ou détruits. Dans certaines écoles de la région de Kharkov, les livres saisis ont été remplacés par des livres de propagande russe.

A Marioupol, l’armée russe a ainsi brûlé la bibliothèque ukrainienne Vasyl Stus, bibliothèque publique située dans l’église de la ville. Vasyl Stus était un poète qui durant l’époque soviétique, célébra la langue et la nation ukrainienne. Envoyé au goulag, il y décéda en 1985.

Ce forum a aussi été l’occasion de mettre en lumière la formidable mobilisation de la population ukrainienne, militaires comme civils pour sauvegarder les livres et les bibliothèques de leur pays. Une immense chaîne de solidarité s’est ainsi mise en place et a permis de collecter près de 10 000 euros qui ont été redistribués à 200 bibliothèques. Cette chaîne de solidarité a également été entretenue par tous ces intellectuels, femmes et hommes de lettres engagés sur le front qui ont produit œuvres littéraires ou ont continué depuis leurs postes de combat à faire vivre la littérature ukrainienne.

Bibliothèque Karazin

Nous commençons ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne par le discours de l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan, à l’occasion de la remise du prix de la paix des libraires allemands le 23 octobre 2022 et traduit par Iryna Dmytrychyn. Serhiy Jadan a fait un don de 12 500 dollars afin de reconstruire la bibliothèque Karazin de Kharkov (photo). Il a publié son nouveau roman L’Internat aux Éditions Noir sur Blanc, dans une traduction d’Iryna Dmytrychyn que nous avons chroniqué dans notre épisode 4 : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/bibliotheque-ukrainienne-episode-4/

« Qu’est-ce que la guerre change en premier lieu ? La perception du temps, la perception de l’espace. Ils changent très vite, les contours de la perspective, les contours du temps. L’homme dans l’espace de la guerre s’efforce de ne pas bâtir des projets d’avenir, tente de ne pas trop penser à comment sera le monde de demain. Ce qui compte, c’est ce qui t’arrive ici et maintenant ; ce qui a du sens, ce sont les choses et les gens qui resteront avec toi jusqu’au lendemain matin, tout au plus, dans le cas où tu survis et que tu te réveilles. L’objectif principal est de rester entier, d’avancer une demi-journée de plus. Après, plus tard, on verra, on saura comment agir, comment se comporter, sur quoi s’appuyer dans cette vie, quel en sera le nouveau point de départ. »

« C’est une question de langage. De l’usage précis et justifié de tel ou tel mot, de l’exactitude de notre intonation, lorsque nous parlons de l’existence à la limite entre la vie et la mort. À quel point notre vocabulaire d’avant, ce lexique qui hier encore nous permettait parfaitement d’appréhender le monde, à quel point est-il donc opérant aujourd’hui, pour exprimer ce qui nous fait mal ou, au contraire, nous donner de la force ? Car nous nous sommes tous retrouvés dans ce lieu du langage que nous ne connaissions pas auparavant et, par conséquent, notre système de valeurs et de perception est déplacé, le sens a changé de grille de lecture, le besoin a redessiné ses limites. Ce qui de l’extérieur, vu de côté, peut s’apparenter à des conversations sur la mort, en vérité représente très souvent une tentative désespérée de s’accrocher à la vie, à sa possibilité, à sa pérennité. De manière générale, où dans cette réalité nouvelle, brisée et déplacée, se termine le thème de la guerre et où commence la zone de la paix ? »

Pour lire l’intégralité du discours :

https://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/prix-de-la-paix-des-libraires-allemands-2022-pour-serhiy-jadan-discours-de-reception-du-prix/

Témoigner, c’est aussi ce qu’entreprend Lasha Otkhmezuri, ancien diplomate et historien géorgien. Délaissant un temps le front russe de la seconde guerre mondiale qu’il a raconté avec Jean Lopez dans quelques livres devenus aujourd’hui des références (Barbarossa 1941, la guerre absolue, Passés composés, 2019 ou Joukov, Perrin, 2013), il est allé à la rencontre d’acteurs de la guerre en Ukraine pour recueillir leurs témoignages qu’il a consigné de ce livre simplement appelé Combattre pour l’Ukraine, dix soldats racontent (Passés composés, 224 p). Pour Hebdoscope, il nous en dit plus :

1.Comment est née l’idée de ce livre ?

Contrairement à mes livres précédents, il s’agit d’un livre très personnel. J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans son écriture. J’avais peur de ressembler à un journaliste « vautour ». Quand la guerre a débuté, j’ai voulu aider l’Ukraine autrement que par mes écrits. C’est après la multiplication d’imprécisions et d’inexactitudes notamment des déclarations faisant référence à Yalta et à Munich que j’ai décidé d’écrire. La déclaration d’Henry Kissinger du 23 mai 2022 disant que l’Ukraine devait consentir à des concessions territoriales m’a définitivement convaincu.

2. Votre livre regroupe les témoignages de différentes personnes impliquées dans la guerre. Qu’ont-elles en commun ?

Je pense que ce que les unit renvoie à des termes comme la liberté, la paix et la sécurité. Des mots que certains en Occident considèrent depuis quelques décennies comme acquis. Maksym Lutsyk, un étudiant âgé de 20 ans, est sûrement le plus explicite lorsqu’il explique être allé à la guerre pour défendre la vie paisible, le droit des habitants de Kiev à pouvoir prendre un verre en terrasse. Il ne faut jamais oublier que la liberté et la paix renvoient à la nécessité de les défendre. Dans le livre, je cite Romain Rolland qui, en juillet 1938, a déclaré que « la paix ne se donne qu’à ceux qui ont le courage de la vouloir et de la défendre ». Mais je pourrais également citer Périclès qui, il y a 2500 ans, a prononcé exactement les mêmes mots. C’est pourquoi Maksym Lutsyk, Maria Chashka, des Russes, des Géorgiens ou encore le Letton Gundars Kalve ont raison quand ils déclarent que ce n’est pas seulement une guerre pour la liberté de l’Ukraine, mais également une guerre pour la paix et la démocratie en Ukraine.

3. Les propos des témoins non ukrainiens, notamment cet ancien officier du FSB, sont particulièrement édifiants

Je voulais avoir le témoignage de Russes pour démontrer qu’il n’y a pas de fatalité à voir la démocratie disparaître de Russie pour des décennies. En voyant les crimes à Boutcha et dans d’autres villes d’Ukraine, beaucoup ont conclu que tous les Russes sont des impérialistes, que la Russie ne sera jamais une démocratie. Rappelons-nous comment les citoyens russes ont réagi à l’invasion de la Lituanie le 13 janvier 1991 : des foules de moscovites sont descendues dans les rues de Moscou dès le lendemain et ont stoppé la possibilité d’un accroissement de la violence. Ce fut la plus grande manifestation de l’histoire de la Russie moderne. Ces manifestants tenaient des pancartes « pour votre et notre liberté».

L’Europe doit parler avec le peuple russe et non avec Poutine pour lui rappeler ces pages de l’histoire dont ils peuvent être fier comme ce 14 janvier 1991. L’Europe doit assurer aux Russes qu’après Poutine, au lieu du cauchemar impérialiste, ils auront la possibilité de vivre une vie meilleure et que l’Europe les aidera à réaliser cet objectif.

4. Vous, l’historien, le diplomate qui a écrit sur les batailles du front de l’Est pendant la seconde guerre mondiale, comment avez-vous perçu ces témoignages sur celles d’Irpin ou de Marioupol ?

En général, je préfère éviter ce type de parallèles, surtout quand ils sont faits par des historiens. Comme l’écrit Nietzsche, « l’histoire monumentale trompe par analogie ». 

5. Votre pays a également été envahi par la Russie (en 2008). Quel regard portez-vous sur la différence de réactions par apport à l’Ukraine ?

En 2008, je fus l’un des premiers à pointer dans la presse française la responsabilité géorgienne dans ce conflit. Comme je l’écris dans l’introduction de mon livre, il y a une grande différence entre ces deux guerres : en 2008, rien n’était noir ou blanc alors que dans la guerre actuelle nous avons une partie – l’Ukraine – qui, alors même qu’elle était déjà à moitié occupée, a tout fait pour éviter la guerre et que de l’autre côté, il y a un agresseur qu’aucun compromis n’a arrêté.

Un autre point très important pour moi : j’ai une aversion profonde pour toute sorte « d’exhibitionnisme littéraire ». Si dans l’introduction du livre je parle de mon expérience personnelle, je l’ai fait pour que le lecteur ne se méprenne pas sur mes intentions qui n’ont rien à voir avec mes origines.

Henry Lion Oldie, Invasion, journal d’Ukrainiens pacifiques, Les Belles Lettres, 180 p.

Henry Lion Oldie est un pseudonyme regroupant deux célèbres auteurs d’heroic fantasy et de littérature imaginaire (publiés chez Mnémos), Oleg Ladyjenski et Dmitri Gromov. Délaissant leurs mondes merveilleux, c’est dans le chaos et les ténèbres de l’occupation russe qu’ils nous convient dans ce livre. Vivant dans le même immeuble de Kharkov, ils sont certainement passés par cette bibliothèque Karazin qui illustre aujourd’hui notre épisode.

L’attaque du 24 février 2022 les a projetés dans le réel, dans le quotidien d’une nation en armes, d’une population qui combat et qui survit. Leurs témoignages qui s’étalent de février à l’automne 2022 parlent des attaques quotidiennes de missiles russes, de ces astuces pour éviter que volent en éclats les vitres des appartements, de ces séjours prolongés dans la cave avec les autres résidents. Et puis l’exil. Début mars 2022, les deux hommes accompagnés de leurs familles sont contraints de quitter Kharkov pour Lviv. Leur notoriété leur permet, grâce au réseau de leurs lecteurs et fans, de trouver des points de chute. Un chronique ordinaire d’une guerre extraordinaire.

Etienne de Poncins, Au cœur de la guerre, XO éditions, 352 p.

La guerre, il l’a vu à de nombreuses reprises. Mais peut-être pas d’aussi près. Etienne de Poncins est un diplomate chevronné. Passé par l’ENA, il a été en poste en Bulgarie, au Kenya et en Somalie. Arrivé à Kiev en 2019, il ne s’attendait certainement pas, malgré les menaces russes, à voir les chars de Vladimir Poutine, envahir l’Ukraine aux premières heures du 24 février 2022. « Comment expliquer et comprendre ce qui vous paraît proprement incompréhensible et irrationnel ? » écrit alors que les fantômes de la seconde guerre mondiale et de Staline se bousculent dans son esprit.

Vient alors l’évacuation de l’ambassade pour Lviv, à l’ouest du pays, la photo brisée – comme cette relation franco-russe qui avait survécut à deux guerres mondiales – du président de la République sous le bras, l’évacuation des ressortissants français, l’aide apportée à l’Ukraine, les visites à Boutcha, lieu de crimes de guerre qui semblaient appartenir au passé ou à la bibliothèque de Tchernihiv que nous avons évoqué dans notre épisode 2.

Puis vient le moment de coucher ses souvenirs sur le papier, conscient d’être engagé dans quelque chose qui le dépasse et s’appelle l’Histoire avec un grand H. Avec ce récit, le lecteur a l’impression de faire un bon dans le passé. Le livre d’Etienne de Poncins n’est pas un livre d’histoire mais un témoignage, celui d’un diplomate en guerre qui constate avec amertume que l’essence même de son action a échoué. Ce n’est pas un livre d’histoire. Pas encore.

Sylvie Bermann, Madame l’Ambassadeur, De Pékin à Moscou, une vie d’ambassadeur, Tallandier, 352 p.

De l’autre côté du Donbass, un autre diplomate français a vu cette guerre se dessiner. Première femme à avoir occupé un poste d’ambassadeur dans trois pays du Conseil de sécurité des Nations-Unies (Chine, Royaume-Uni, Russie), Sylvie Bermann arrive à Moscou en 2017. Pendant un peu plus de deux ans (jusqu’en décembre 2019), elle est la voix de la France et côtoie le maître du Kremlin dont elle perçoit vite sa volonté de renouer avec un passé sanglant : « À la recherche de l’avenir dans le passé, empreints de nostalgie de la puissance, des hommes forts rêvent du retour d’empires et s’inscrivent dans la lignée des empereurs de Chine et des tsars de toutes les Russies » estime celle qui a également côtoyé Xi Jinping.

Aux premières loges d’une situation qu’elle voit se dégrader malgré la signature des accords Minsk en 2014-2015 qui prévoyaient notamment un cessez-le-feu bilatéral et le retrait des unités armées, Sylvie Bermann a aujourd’hui un jugement sévère sur l’action du maître du Kremlin : « Cette guerre absurde est tragique pour l’Ukraine, d’abord en raison du sang versé, mais également pour la Russie et le peuple russe » écrit-elle avant de conclure  « La guerre, dont le premier objectif était de décapiter le gouvernement en installant un homme de main à Kiev, est d’ores et déjà perdue. »

Pavel Filatiev, ZOV, l’homme qui a dit non à la guerre, Albin Michel, 224 p.

ZOV, trois lettres peintes sur les blindés russes. Trois lettres qui résument l’occupation de l’armée russe. Trois lettres, titre du témoignage de l’un de ses soldats, Pavel Filatiev. Engagé dans le 56e régiment d’assaut aéroporté, ce dernier est très vite blessé à l’œil. Son témoignage, édifiant, révèle une prise de conscience parmi les militaires. Filatiev décrit une armée russe mal préparée, désorganisée, mal équipée. Mais surtout une profonde désillusion sur son pays, sur le sens que lui, et à travers lui, des milliers de jeunes russes, peinent à trouver dans cette guerre absurde. Aux épisodes de la guerre qu’il vit, succèdent ceux de sa vie d’avant, celle-là même qu’il a consacré, en vain, à son pays. « J’ai un pressentiment très net de fiasco total » écrit-il dès le 24 février 2022. Son témoignage dont l’intégralité des droits d’auteurs sera reversée à des ONG venant en aide aux victimes de la guerre en Ukraine traduit ce doute désormais présent, tel un poison, dans la société et l’armée russes. Mais ce poison est-il devenu mortel ? Personne ne le sait pour l’instant.

Hommage à Valeriya Karpylenko

Valerija Karpylenko (Nava) Asow-Kämpferin

Avant de clore ce nouvel épisode, Hebdoscope souhaite citer ce poème de Valeriya Karpylenko dont le sort a ému le monde entier au printemps 2022. L’universitaire et poétesse faisait partie des défenseurs de l’usine Azovstal à Marioupol. Elle s’était mariée avec l’amour de sa vie, Andrei, 3 jours avant la mort de ce dernier. Aujourd’hui, Valeriya Karpylenko est depuis plusieurs mois, prisonnière des Russes dans la colonie pénitentiaire d’Olevnika. Nous pensons à elle et à tous les prisonniers et demandons sa libération.

VIS !

Tire ! Peu importe le nombre de balles volées en réponse !

Peu importe le nombre de visières d’ennemis pour lesquelles tu es une cible !

Tire ! N’aies peur de rien, même de la mort !

Ne meurs pas ! En ayant une âme tachée de peur, laisse mourir tes ennemis – unités, dizaines, centaines, milliers – de toi seul !

Car ils n’ont pas ce que tu as. Un but suprême ayant pour noms honneur et dignité !

Ne meurs pas ! Il faut vivre. Toujours.

Vis jusqu’à ce que les ennemis de la terre ukrainienne soient obligés de se mettre à genoux !

Ou qu’ils soient profondément enterrés dans ses profondeurs !

Vis, car la noblesse de l’homme réside dans l’amour et la fidélité à sa terre natale

Ce dégueulasse n’a ni sa terre, ni sa maison. Ils n’ont rien. Rien à défendre.

Vis et tue ! Peu importe le nombre de balles volées en réponse !

Vis car tu n’as pas le droit de mourir !

Traduction Olha Demidas