Bibliothèque ukrainienne épisode 7

La guerre va bientôt entrer dans sa troisième année. Si la contre-offensive ukrainienne n’a pas permis de renverser le cours de la guerre, les premières fissures dans le camp occidental comme dans celui de l’agresseur deviennent manifestes. Pologne, Slovaquie et même États-Unis doutent, rechignent malgré l’envoi de chars Abrams tandis que sur le front, les combats continuent et dans les villes, la résilience des habitants commence à s’habituer à la guerre. Un coup d’état raté. Des ministres corrompus limogés. Des réfugiés qui reviennent dans les zones moins exposées d’une guerre qui ne fait plus les gros titres des journaux. Des publications qui se raréfient. Une opinion publique qui se lasse et dont la peur s’est focalisée sur une autre guerre, celle opposant Israël au Hamas. Pourtant, comme en témoigne cette nouvelle sélection, la guerre est partout : sur le front, dans le cyberespace, dans l’économie, dans les cœurs. Si bien que la première dame ukrainienne a récemment lancé ce cri d’alarme : « Ne nous oubliez pas ! » Nous n’oublions pas, Madame Zelensky. Les livres et la littérature sont faits pour cela, pour ne pas vous oublier mais également pour ne pas oublier les crimes qu’ont commis vos agresseurs.


Soldat ukrainien lisant à Bakhmout

Dans le même temps, des bénévoles et des citoyens courageux poursuivent leur travail de reconstruction. Des bibliothèques ouvrent à nouveau et accueillent des enfants qui surmontent leurs peurs et reviennent dans leurs écoles même si les destructions se poursuivent comme à Kherson par exemple et que de nombreux intellectuels (acteurs, journalistes, musiciens et photographes) engagés dans la défense de leur pays continuent à mourir. Ce septième épisode de bibliothèque ukrainienne souhaite rendre particulièrement hommage à Amelina Viktoriia, tuée le 1er juillet 2023 lors d’un bombardement à Dnipro. Autrice de deux romans (Le Syndrome de l’automne ou Homo Compatiens et Le Royaume Idéal de Dom), elle avait fondé le festival de littérature de New-York près de Bakhmout et récoltait pour l’organisation ukrainienne Truth Hounds des informations sur les crimes de guerre commis par les forces russes. Ses livres que nous espérons lire un jour prochain en français resteront, de même que son combat.

Aujourd’hui, selon Library Country Ukraine, près de 242 bibliothèques ont été complètement détruites, 327 partiellement détruites et nécessitant des réparations. Ces destructions ont ainsi entraîné la perte de près de 200 000 livres si bien que l’ONG a démarré une nouvelle campagne baptisée « Books for Ukraine » qui vise à collecter des livres en langue étrangère à travers l’Europe pour alimenter les bibliothèques ukrainiennes dont voici le lien :

https://livelibrary.com.ua/en/news/books-for-ukraine/

D’autres initiatives, localement, se multiplient. A Ternopil, la Chortkiv Public Library a lancé un projet baptisé Library Art Garage permettant aux habitants de se réunir librement autour des livres. Le livre d’art est aussi à l’honneur à Lviv comme un médium artistique. A Mykolaiv, c’est le cinéma qui illumine la bibliothèque. A Odessa enfin, au sein de la bibliothèque publique pour la jeunesse, un programme de gestion du stress à destination des employés et des lecteurs a été instauré en novembre.

Du front aux souvenirs, des journaux aux essais, nous continuons inlassablement à sensibiliser les lecteurs au patrimoine culturel ukrainien et à dénoncer les destructions des sites et biens culturels ukrainiens opérées par l’armée russe dont le chef a fait fermer l’ONG Memorial et a restauré la statue de Felix Djerzinski, le créateur de la Tchéka, l’ancêtre du KGB.

Bienvenu dans ce septième épisode de bibliothèque ukrainienne.

Lettre provenant du Japon

Jonathan Littell, Antoine d’Agata, Un endroit inconvénient, Gallimard, 352 p.

Dans Les Bienveillantes, prix Goncourt 2006, le lecteur suivait Max Aue, SS membre des Einsatzgruppen, ces escadrons perpétuant la Shoah par balles, à Babi Yar, ce ravin où près de 60 000 juifs, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards furent assassinés avec l’aide d’une partie de la population. Dans Un endroit inconvénient, Jonathan Littell accompagné du photographe Antoine d’Agata est retourné sur le lieu du massacre.

Mais là-bas il n’y a plus rien, « même les ravins ont disparu» dit-il. Jusqu’au moment où lui parvient un écho de Babi Yar. Un écho portant un nom désormais connu de tous: Boutcha. A partir de là, les talents conjugués de Jonathan Littell et d’Antoine d’Agata ont fait le reste. Les témoignages que Littell a recueilli s’insèrent magnifiquement dans les décors dressés par d’Agata. Ils tendent un arc sur lequel passé et présent se confondent et où les témoins se répondent par-delà les époques. Le temps finit par s’estomper et l’histoire universelle, celle qui se répète, se dévoile alors. 

Marion van Renterghem, Le piège Nord Stream, Les Arènes, 220 p.

Tout le monde l’a constaté : l’une des principales conséquences de la guerre en Ukraine est l’augmentation du coût de l’énergie. Celle-ci a une cause : Nordstream, nom de ces deux gazoducs reliant la Russie à l’Europe via l’Allemagne. Deux gazoducs qui explosèrent le 26 septembre 2022, laissant leurs cadavres au fond de la mer.

Mais qui dit cadavre dit meurtre. Conçu comme un thriller où tout est malheureusement vrai, le livre de la journaliste Marion van Renterghem, biographe d’Angela Merkel, nous dévoile ce jeu de dupes qui, selon ses propres termes, s’est avéré un piège machiavélique que Vladimir Poutine tendit à l’Europe. En bon espion qu’il est resté, il y enferma des politiciens cupides – le portrait au vitriol de Gerhard Schröder est saisissant – et prit en otage des opinions publiques qui capitulèrent. Et qui dit meurtre dit mobile. Celui d’une guerre commencée alors même que la victime, l’Ukraine, ne revêtait plus d’importance pour l’Europe.

Finaliste du prix Femina essai 2023, Le piège Nord Stream est une enquête bluffante plongeant dans les abysses de la diplomatie mondiale et le cynisme de considérations économiques. Le livre ressuscite ce cadavre qui se met enfin à parler. Et ce qu’il nous dit n’est pas très agréable à entendre.

Olga et Sasha Kurovska avec Elise Mignot, Journal d’Olga et Sasha, Ukraine années 2022-2023, Actes Sud, coll. Solin, 288 p.

D’emblée la couverture vous happe. Deux femmes, deux sœurs aux regards perdus dans une sorte de no man’s land mental, celui de la guerre qui les a attrapé un 24 février 2022. Celui qui cherche leurs proches, celui qui entrevoit une lumière pourtant tenue. C’est en 2014 que la journaliste Elise Mignot a rencontré Olga à l’occasion de la couverture de la révolution du Maidan. De là naquit une amitié doublée d’un amour de ces deux sœurs ukrainiennes, Olga et Sasha, pour la France et sa langue. Olga, réfugiée en France depuis plusieurs années et Sasha restée à Kiev vont alors engager une première conversation suivie bientôt de cinquante autres et donner corps à ce livre magnifique.

Deux sœurs de chaque côté du miroir de la guerre. Un miroir qu’elles vont traverser durant ces quelques cinquante semaines emportant stupéfaction, inquiétude, panique, déchirement. L’adaptation et la résilience gagnent leurs vies mais la tristesse demeure devant les drames qui se succèdent au fil des pages : Irpine, Marioupol, Borodianka et bien évidemment Boutcha «  le jour le plus noir de toute la guerre » selon Sasha. Nombreux ont été les témoignages sur la guerre en Ukraine. Mais celui-ci possède quelque chose d’autre. Quelque chose d’inoubliable.

Omar Bartov, Contes des frontières. Faire et défaire le passé en Ukraine, Plein jour, 498 p. à paraître le 5 janvier

Après le tour de force que constitua Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz (Plein Jour 2021), ouvrage célébré par les historiens Jan Gross et Christopher Browning notamment, Omer Bartov professeur à l’université Browns, revient avec ce nouveau livre dans la ville de Buczacz pour explorer les tréfonds psychologiques des communautés qui vivaient côte-à-côte dans ce coin de Galicie.

Dans cette région où vécut sa famille, Omer Bartov montre ainsi comment des voisins que rien n’opposait se sont, au contact de la guerre et de la violence, appuyés sur des mythes pour construire un nationalisme, une haine qui alimenta la tragédie à venir. La lecture de ce livre ne pourra qu’interpeller car elle trouvera indiscutablement des résonances dans l’actualité, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou du Proche-Orient, un conflit sur lequel Omer Bartov s’est d’ailleurs exprimé en signant dans le New York Review le 20 novembre 2023, une lettre ouverte en compagnie d’autres historiens dont Christopher Browning sur le mauvais usage de la mémoire de l’Holocauste affirmant notamment que « les dirigeants israéliens et d’autres personnes utilisent le cadre de l’Holocauste pour présenter la punition collective d’Israël à Gaza comme une bataille pour la civilisation face à la barbarie, promouvant ainsi des récits racistes sur les Palestiniens ». Ces contes des frontières revêtent indiscutablement une dimension universelle.

François Heisbourg, Les leçons d’une guerre, Odile Jacob, 208 p.

Après un an de guerre, François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique et auteur de nombreux ouvrages tire dans cet ouvrage les premières leçons de ce conflit qui a déjà changé le monde. Et en dix leçons, il convoque l’histoire et la géographie pour expliquer les ressorts à l’œuvre dans cet affrontement et insiste tantôt sur les transformations de l’art de la guerre tantôt sur ses permanences. Pour autant, François Heisbourg n’en oublie pas l’impact de cette guerre sur nos sociétés profondément affectées par le conflit et ses conséquences inconscientes qui se répercutent sur nos démocraties par ailleurs déjà fragiles.

Malgré le manque de recul, il est évident que la guerre en Ukraine constitua un moment décisif dans l’histoire de l’Europe marquée notamment par le retour de l’Allemagne dans le concert des puissances militaires plus de soixante-dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale. Mais le grand mérite du livre est d’élargir la focale, de placer cette guerre sur l’échiquier de la géopolitique mondiale, en faisait de cette dernière le cavalier de la crise larvée entre les Etats-Unis et la Chine autour de Taïwan. Un cavalier qui, pour l’instant, ne semble pas être celui de l’apocalypse. Mais pour combien de temps ?

Anna Applebaum, Famine rouge , Folio Histoire et Philippe et Anne-Marie Naumiak, Ukraine 1933 : Holodomor, éditions bleu et jaune, 312 p.

Il y a quatre-vingt dix ans, Staline déclenchait en Ukraine une terrible famine qui allait faire entre quatre et cinq millions de morts. Longtemps cachée – le dictateur du Kremlin empêcha non seulement quiconque de sortir du pays mais veilla à interdire l’accès à la vérité malgré l’action du journaliste britannique Gareth Jones – l’Holodomor (« extermination par la faim ») mit du temps à entrer dans la mémoire de l’humanité. Aujourd’hui trente-trois Etats dont la France qui ne le fit que le 28 mars 2023 – la mise au ban de la Russie aidant – ont reconnu cette famine comme un génocide. Pour autant, les choses n’évoluèrent que tardivement – durant les années 2000 – y compris en Ukraine et pendant longtemps, le négationnisme prévalut, un négationnisme sciemment entretenu par un état soviétique qui non seulement commis le plus terrible des crimes mais s’employa à effacer toute trace, y compris dans les archives, de ce dernier.

A l’occasion de l’anniversaire de cet évènement qui conduisit des familles entières à s’entre-dévorer, plusieurs livres reviennent sur l’Holodomor. Anne Applebaum, journaliste et lauréate du prix Pulitzer en 2004 pour son travail sur le goulag (Goulag, une histoire, Grasset,  2005) raconte ainsi à partir d’archives et de documents inédits cette « famine rouge » comme elle l’appelle qui emporta paysans pauvres et enfants mais également une grande partie de l’intelligentsia ukrainienne. Certaines scènes sont parfois difficiles – l’auteur reconnaît d’ailleurs avoir été éprouvé par son écriture – mais la révélation et la consignation de la vérité historique dans les livres est à ce prix. Anne Appelbaum montre que si l’Holodomor était à l’origine dirigée contre les paysans riches, les koulaks, elle se répandit à l’ensemble d’une population ukrainienne que Staline voulait briser.

Parmi ces enfants, il y eut des survivants qui aujourd’hui disparaissent. Les éditions bleu et jaune – comme le drapeau ukrainien – publient quant à elles un document exceptionnel sur cet évènement majeur de l’histoire ukrainienne : ll’Holomodor vue par ses victimes. Vitali Naumiak (1926-2011) n’avait que sept ans lorsque se déclencha cette famine. Egalement rescapé de l’occupation nazie, il s’exila aux Etats-Unis puis en France où il devint professeur d’optique. Ses deux enfants, Philippe et Anne-Marie Naumiak retracent dans leur livre l’incroyable destin de leur père en y agrégeant les témoignages d’autres survivants. Un livre fondamental pour graver dans la mémoire des hommes celles non seulement des survivants de l’Holodomor et des morts afin d’éviter que ces derniers ne tombent dans l’oubli.

Golda Meir, Ma vie, traduit de l’anglais par Georges Belmont et Hortense Chabrier, éditions Les Belles Lettres, 672 p.

Enfin, même si nous n’oublions pas l’Ukraine, nous ne pouvions terminer ce septième épisode sans tracer un parallèle entre les conflits qui opposent l’Ukraine et la Russie d’un côté et Israël et le Hamas de l’autre, pour rappeler que de nombreuses personnalités politiques et intellectuelles israéliennes nées avant la création de l’État d’Israël en mai 1948 furent originaires d’Ukraine. Certains subirent la Shoah et survécurent avant d’émigrer en Israël comme les écrivains Aharon Appelfeld (1932-2018), prix Médicis étranger en 2004 pour Histoire d’une vie (L’Olivier) ou Shmuel Yosef Agnon, premier auteur de langue hébraïque à avoir reçu le prix Nobel (1966) qui naquit à Bucazacz en Galicie où se prennent place les ouvrages d’Omer Bartov.

Du côté des politiques, le père d’Ytzakh Rabin, futur Premier ministre (1992-1995) naquit lui-aussi en Ukraine, près de Kiev comme Golda Meir. L’ancienne Première ministre (1969-1974) évoque ainsi dans ses mémoires aujourd’hui rééditées son enfance ukrainienne, ses paysages, les mendiants et les Cosaques qui l’effrayaient. « Je me souviens surtout de Pinsker Blotte comme nous l’appelions chez nous, ces marécages qui m’apparaissaient comme des océans de boue et qu’on nous apprenait à éviter  comme la peste » écrit-elle. Des marécages qui engloutiront un monde et ses habitants quelques années après.

Par Laurent Pfaadt