Les héros chantent à nouveau

Angela Meade © The Metropolitan Opera
Angela Meade © The Metropolitan Opera

Des opéras oubliés
ressortent au disque

L’histoire de la musique est parfois insondable. Elle
sélectionne des opéras ayant connu des succès modestes et oublie ceux qui ont triomphé sur les plus grandes scènes européennes. Ainsi Carmen de Bizet ou la Traviata de Verdi qui furent des fours retentissants sont devenus aujourd’hui de grands classiques de la musique. D’autres sont tombés dans l’oubli et ne suscitent qu’épisodiquement la curiosité de directeurs musicaux téméraires ou de labels audacieux.

A ce titre, le label Opera Rara, comme son nom l’indique, tente de redonner une seconde vie à ces opéras de grands compositeurs mis en sommeil pour diverses raisons. Après avoir redonné vie au
Aureliano in Palmira de Rossini ou à la Straniera de Bellini, Opera Rara a décidé d’enregistrer le duc d’Albe  de Gaetano Donizetti.

Composé en 1839 par Donizetti sur un livret de l’un des plus grands librettistes de son temps, Eugène Scribe, à qui l’on doit notamment les Huguenots de Meyerbeer ou les Vêpres siciliennes de Verdi, l’opéra a été laissé inachevé avant d’être créé plus de trente ans après la mort du compositeur.

Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que les sables de la musique ensevelissent l’œuvre mais également pour permettre une nouvelle naissance au disque et surtout une surprise de taille grâce à cette formidable interprétation. Cet opéra fidèle à la tradition
romantique, qui conte les aventures du duc d’Albe, régent des
Pays-Bas espagnols luttant contre les rebelles flamands, a été injustement oublié car il est proprement magnifique. L’orchestre Hallé, sous la conduite de son chef, Sir Mark Elder, délivre une interprétation de haute volée. Grâce à une direction modérée et claire, le chef maintient parfaitement les équilibres sonores tandis que le choeur n’est jamais envahissant, ce qui est fort appréciable.

Dans cette orchestration se fond à merveille un casting pour le moins éblouissant. La soprano américaine Angela Meade, très à l’aise avec les rôles du bel canto et qui a notamment brillé au Met de New York dans Ernani en mars 2015 ou dans le Trouvère plus récemment, rayonne une fois de plus dans le rôle d’Hélène d’Egmont tandis que Laurent Naoury interprète un duc d’Albe ténébreux à souhait. La tessiture d’Angela Meade coule dans nos oreilles tel un nectar divin surtout dans le premier acte (« Au sein des mers » et « Du courage, du courage »). Michael Spyres, ténor américain courtisé par les plus grands opéras dont la diction impressionne restera pendant longtemps l’interprète de référence d’Henri de Bruges. Son « Punis mon audace ! » à l’acte I puis son merveilleux duo avec
Angela Meade à l’acte II « Noble martyr de la patrie » sont de toute beauté.

Si le régent des Pays-Bas espagnols, de guerre lasse, quitta le pouvoir, l’Aiglon, le fils de Napoléon, ne l’exerça jamais alors qu’il était programmé pour cela. L’opéra que lui consacrèrent Jacques Ibert et Arthur Honegger en 1937 demeura à l’image du destin de leur héros, un coup d’épée dans l’eau. Aujourd’hui, grâce à la passion conjuguée de Kent Nagano et de l’orchestre symphonique de Montréal, il est possible de découvrir cette œuvre. L’interprétation colorée de l’orchestre canadien qui, tantôt prend des accents straussiens avec cette valse viennoise à l’acte III pour restituer l’atmosphère de la cour de Vienne, cette prison dorée du duc de Reichstadt, tantôt se mue en chant martial lorsqu’il entonne la Marseillaise à l’acte IV, est très agréable.

Les voix accompagnent parfaitement l’irrémédiable destin de
l’Aiglon emporté par la phtisie comme dans un sortilège à l’image de ce cauchemar dans lequel le fils de Napoléon revit la bataille de
Wagram au milieu des fantômes des soldats de son père. Il ne restait plus qu’à la baguette inspirée de Kent Nagano de traduire les angoisses prophétiques d’Ibert et Honegger qui composèrent cet opéra deux ans avant une guerre qui allait emporter notre pays.

Avec ses assertions de chansons populaires –  « il pleut bergère » ou « sur le pont d’Avignon » – l’oeuvre oscille en permanence entre opéra et opérette. C’est peut-être ce côté inclassable qui causa son oubli. En tout cas, aujourd’hui, avec ces enregistrements de référence, ces deux opéras devraient trouver toute leur place dans la discographie avant, espérons-le, d’intégrer les programmations des opéras du monde entier et de conquérir le cœur du public.

Donizetti, Le Duc d’Albe, Hallé Orchestra, Opera Rara chorus,
dir. Sir Mark Elder,
Opera Rara, 2015

Honegger & Ibert, L’Aiglon, Orchestre symphonique de Montréal,
dir. Kent Nagano,
Decca, 2016

Laurent Pfaadt