Retour en enfer

Avec ce livre passionnant, Luba Jurgenson nous emmène sur les
traces de Varlam Chalamov

Il y a quarante ans disparaissait Varlam Chalamov, l’un des grands
écrivains de l’univers concentrationnaire soviétique avec Alexandre
Soljenitsyne, Gueorgui Demidov, Evguénia Guinzbourg – dont nous
fêtons également le 45e anniversaire de la mort – et d’autres. Varlam
Chalamov naquit en 1907. Ingénieur, il fut envoyé une première fois,
entre 1929 et 1932, dans un camp de travail situé dans l’Oural. «
Disparu à l’âge de trente ans » écrit Luba Jurgenson, il est à nouveau
condamné en 1937 pour son soutien à Trotski et expédié dans cette
région inhospitalière de Sibérie au nom si bucolique de Kolyma qui
allait symboliser pour des millions d’hommes, de femmes et
d’enfants, l’enfer sur terre.

Chalamov fut le premier à écrire sur le goulag, bien avant le grand
Soljenitsyne qu’il rencontra en 1962 et avec qui il allait se brouiller.
Pour remonter le temps, s’engager sur les sentiers de Chalamov et entrer dans cette Kolyma devenu l’autre nom du goulag, il nous suffit
de suivre les pas de Luba Jurgenson, maître de conférences à l’université de Paris, qui traduisit en compagnie de Sophie Benech
(lire l’interview) les récits de Chalamov parus en 2003 aux éditions
Verdier et signe l’appareil critique de ces Souvenirs de la Kolyma qui
paraissent aujourd’hui et dans lesquels se dégagent une figure plus
personnelle de Chalamov, ce poète qui forgea ses vers dans les
glaces de la mort.

Nous voilà donc revenu quelques soixante-dix ans plus tôt, dans les
contrées glacées de la Kolyma. Le camp est une maladie incurable
nous dit Luba Jurgenson. Elle vous poursuit jour et nuit, modifie vos
comportements, s’empare progressivement de votre être au
moment où vous pensez être guéri et se nourrit de votre espoir
comme un parasite. « Sa chambre, bien assez grande, ressemble de
manière insaisissable, à la baraque d’un planqué du camp » note
l’écrivain Alexander Gladkov en 1972 cité par Luba Jurgenson. Le
cœur du livre tient dans cette phrase : revivre le camp, dans ses os
mais également dans cette mémoire fragmentée que l’auteur
reconstitue pour nous offrir aussi bien un magistral essai littéraire
sur la création artistique trempé dans les affres de la mort, une
biographie composite de l’auteur et l’inscription de Chalamov dans
la mémoire littéraire d’une Russie qui, aujourd’hui, lui a tourné le
dos.

Le récit de l’auteur épouse le corps noueux, l’âme torturée, incurable
de Chalamov qui finit dans un asile de vieillards. Les rapports à la
chair, au paysage sont évoqués pour écrire, tracer sur ces chemins
tortueux l’élaboration de ce chef d’œuvre que fut les Récits de la
Kolyma. Comme un tatouage dont on suit les lignes. « Le propre de la
nature est qu’elle reste indifférente à l’égard de l’homme (…) Elle
l’abandonne à son destin ». Avec toujours, ce constat implacable que la
mort vaut parfois mieux que la vie, ce qui le différencia par exemple
d’un Soljenitsyne qui avec d’autres dont Gueorgui Demidov,
traversent le livre. Comme une excavation, le récit fait ressurgir la
puissance du verbe chalamovien. Dans les mots de Luba Jurgenson
éclate ainsi la force du récit de Chalamov, celui d’une fatalité
implacable que rien ne peut empêcher, même pas les bourreaux.
Même pas Dieu. Comme une histoire dévorant ses propres enfants.
Et lire cela vous terrifie.

Par Laurent Pfaadt

Luba Jurgenson, Le semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov
Aux éditions Verdier, 336 p.

A lire également :

Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Appareil critique par Luba Jurgenson,
Aux éditions Verdier, 320 p.

L’œuvre de Soljenitsyne parue chez Fayard