Une histoire d’amitiés et d’exil

Coffret inédit dédié à l’altiste et chef d’orchestre Rudolf Barshaï

barshaiLa musique c’est un peu comme l’archéologie, il y a toujours quelque chose à découvrir, caché au fin fond d’une bibliothèque ou dormant sur les étagères poussiéreuses d’un conservatoire. Le coffret
consacré à l’altiste et chef d’orchestre Rudolf Barshaï publié aujourd’hui par le label ICA Classics appartient indiscutablement à ces trésors oubliés.

Rudolf Barshaï (1924-2010) a traversé d’Est en Ouest un siècle
musical intense et divisé par un rideau de fer. De l’alto à la baguette, il a laissé un legs important que vient encore enrichir ce magnifique
coffret composé en très grande majorité d’inédits que l’on doit en grande partie à sa veuve, Elena Barshaï.

La vie de cet homme, considéré comme l’un des plus grands altistes du XXe siècle démarre dans le conservatoire de Moscou, ce haut-lieu de la musique européenne qui a vu Tchaïkovski, Prokofiev,
Rachmaninov ou Chostakovitch. Plusieurs étudiants dont Barshaï et Dubinsky rejoints très vite par Rostropovitch fondèrent le quatuor Borodine en 1945. Cette histoire d’amitié fut à l’origine de l’une des plus belles aventures de la musique de chambre du siècle passé. Les enregistrements du quatuor sont légions mais ceux enregistrés au conservatoire de Moscou nous font entrer dans une intimité de toute beauté en particulier dans cette merveille du premier quatuor à cordes de Chostakovitch qui n’hésita pas dans son quintet pas à
accompagner cette petite troupe au piano ! On y apprécie également ce merveilleux Bach que Barshaï fit résonner avec ce
Stradivarius qui appartint en son temps à Henri Vieuxtemps.

Du quatuor à l’orchestre de chambre, il n’y eut qu’un pas que Barshaï franchit avec allégresse. Ce fut l’aventure du Moscow Chamber
Orchestra qui s’imposa très vite comme un orchestre de référence. Barshaï noua des amitiés avec un certain nombre de compositeurs présents dans le coffret dont Alexandre Lokshin et Revol Bounine qui lui dédia son concerto pour alto et surtout Dimitri Chostakovitch dont Barshaï et le MCO créèrent la 14e symphonie le 29 septembre 1969. Même si le coffret contient une version ultérieure (1971), elle témoigne bien de cette admiration réciproque et de cette articulation magistrale entre les cordes, les percussions et les voix que sut saisir Barshaï. On raconte d’ailleurs que lors d’une répétition du quintet pour piano, Barshaï se trompa d’entrée. Cette erreur plût tellement à Chostakovitch qu’il l’a consigna dans la partition. Le
coffret se fait également l’écho de ces amitiés avec Emil Gilels (concerto pour piano n°21 de Mozart) ou David Oïstrakh dans cet incroyable Rondo de Mozart qui marquèrent la légende du Moscow Chamber Orchestra.

Vint 1977 et l’exil. Le banni se fit alors citoyen du monde. En Israël dont il prit la nationalité, à Paris, à Vancouver et surtout à la tête du Bournemouth Symphony Orchestra où il laissa un souvenir mitigé parmi les musiciens. Le chef ukrainien Kirill Karabits, son lointain successeur à la tête de l’orchestre, reconnaît pourtant que « Barshaï contribua grandement au son de cordes de l’orchestre mais également de lui avoir apporté le répertoire russe, en particulier Chostakovitch ». Sur le disque, cette collaboration laissa des témoignages uniques tels que la cinquième symphonie de Lokshin. Mais surtout, Barshaï, qui se sacrifia totalement à la musique, revint aux sources de ce 20e siècle qui l’émerveilla et le fit souffrir. Il avait embrassé Chostakovitch, il servit Mahler, ce compositeur qu’il n’avait jamais cessé d’aimer et de promouvoir en URSS. Son travail sur la 10e symphonie, laissée inachevée par le maître et arrangée par Barshaï, révèle une autre facette de l’homme mais surtout, montre que s’il a choisi d’être interprète, il aurait pu devenir compositeur. C’est ce qu’avaient parfaitement compris Loshkin, Kryukov, Bounine ou Chostakovitch. Même si le
régime soviétique qu’il servit magnifiquement avec son alto tenta d’effacer sa mémoire, le concert de 2003 à Tokyo qui ferme ce
coffret rappelle avec éclat que son empreinte musicale demeure
ineffaçable. Car au final, la musique a raison de tout, surtout de ceux qui prétendent la confisquer.

A tribute to Rudolf Barshaï,
œuvres de Vivaldi, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Mahler,
Chostakovitch, Bounine, Britten, Tippett
notamment ICAB 5136 ICA Classics, 2015.

Laurent Pfaadt