Le miracle d’Amsterdam

© OperaClick
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L’Amsterdam Baroque Orchestra and Choir et son emblématique chef, Ton Koopman, étaient de passage à Bordeaux

Amateurs ou novices, tous savent qu’en matière de musique baroque, il y a quelques orchestres et chefs à ne pas manquer si l’on veut écouter ce qui se fait mieux. Assurément, l’Amsterdam Baroque Orchestra and Choir conduit par son chef fondateur, Ton Koopman, fait partie de ces quelques ensembles de niveau international qu’il ne faut pas rater.

Et pour tout dire, dans ce magnifique auditorium de Bordeaux, le public venu en nombre n’a pas été déçu. Veille de réveillon oblige, le programme présentait l’Oratorio de Noël de Jean-Sébastien Bach, cette œuvre composée en 1734 à la gloire de la Nativité. Œuvre importante du Cantor de Leipzig, cet oratorio comporte six parties dont quatre seulement sont interprétées de nos jours. L’Amsterdam Baroque Orchestra and Choir avaient cependant choisi un découpage inhabituel en retenant la quatrième partie plutôt que la sixième en plus des trois premières.

L’ABO a une fois de plus été à la hauteur de sa réputation notamment avec ses vents si performants (Antoine Torunczyk se hissant au niveau d’un Marcel Ponseele notamment dans la quatrième partie), la clarté de ses percussions grâce à Luuk Nagtegaal et l’extraordinaire trompette de David Hendry, courtisée dans le monde sans oublier bien évidemment les cordes menées par un David Rabinovich très en forme.

Ton Koopman conduisit avec son enthousiasme habituel et si contagieux « son » orchestre fondé en 1979, accompagnant à l’orgue comme à son habitude tel instrumentiste ou tel chanteur. L’osmose fut ainsi parfaite entre le chœur, l’orchestre et les chanteurs, ces derniers venant parfaitement s’insérer dans l’interprétation. Très expressifs, les chanteurs offrirent une magnifique complémentarité comme le voulait à l’origine Bach. La très belle sensibilité du contre-ténor Maarten Engeltjes, notamment dans la deuxième partie « Und es waren Hirten in derselben Gegend » répondit parfaitement à la tessiture si douce de Klaus Mertens, basse recherchée par les plus grands chefs baroques (Jacobs, Herreweghe, Harnoncourt ou le regretté Brüggen) et vieux compagnon de Koopman avec qui il a notamment enregistré l’intégrale des cantates de Bach. Même si l’oratorio laisse peu de place à la soprano, Yolanda Arias Fernandez fit tout de même briller son incroyable voix notamment dans son formidable duo avec Mertens dans la troisième partie « Herrscher des Himmels, erhöre das Lallen » puis dans l’aria (n°39) de la quatrième partie « Fallt mit Danken, fallt mit Loben » dont l’écho avec l’une des sopranos du chœur fut proprement magnifique.

A la différence d’autres ensembles et d’autres chefs, l’Amsterdam Baroque Orchestra n’est jamais tonitruant, furieux. La musique qu’il répand tout en douceur nous interpelle en même temps qu’il délivre le message de Noël et de Bach. En l’entendant, on comprend mieux pourquoi Emmanuel Kant qualifiait la musique de langue des émotions.

Laurent Pfaadt

Le roi des peintres

VelazquezMagnifique ouvrage autour de l’œuvre de Velázquez

Il fut un géant de la peinture et demeure à jamais dans la mémoire des Espagnols comme leur plus grand peintre. Il éclaira de son génie une civilisation qui domina des armes et des arts l’Europe entière et fut le diadème du siècle d’or espagnol. Philippe IV d’Espagne gagna de nombreuses batailles, de Breda à Nordlingen en passant par Cadix mais aucune d’entre elles ne lui valut cette immortalité que lui consacra Diego Velázquez. Sans lui, le catholicisme espagnol ne serait jamais sorti des ténèbres de l’Inquisition. Il lui offrit la lumière de ses toiles. Après lui, l’art fut bouleversé à jamais. Oui, Diego Velázquez compte avec Van Eyck, Michel-Ange, le Caravage, Rubens parmi ces artistes qui révolutionnèrent la peinture.

L’ouvrage d’anthologie publié par les éditions TASCHEN de José Lopez-Rey, historien de l’art espagnol qui reste à ce jour l’un des plus grands spécialistes du peintre né en 1599 en Andalousie, reflète merveilleusement ce génie. Ouvrage de collection autant que livre d’érudition, il se lit autant qu’il se touche. Mais surtout, il n’omet rien du testament du maître qui compte, selon les calculs des spécialistes, entre 120 et 125 œuvres peintes et dessinées.

Très didactique et suivant naturellement une progression chronologique, en plus d’être d’une beauté iconographique rarement atteinte, l’ouvrage montre bien les diverses influences dont Diego Velázquez s’imprégna durant ces jeunes années : celle d’un Greco (perceptible notamment dans son Couronnement de la vierge) et de son clair-obscur si particulier ; ou celle d’un Titien qu’il admirait par-dessus tout et qu’il eut l’occasion de copier lors de son premier séjour en Italie entre 1628 et 1631. Mais Velázquez ne devint pas Velázquez sans Gaspar de Guzman, le Comte-Duc d’Olivares, favori de Philippe IV qui favorisa la carrière de son compatriote andalou à la cour et finalement, ne fit que donner l’impulsion nécessaire au génie du peintre.

Bien entendu, ses chefs d’œuvre les plus connus sont là, tels les Ménines, la Vénus à son miroir mais on y trouve aussi des toiles moins connues comme le Portrait de Francesco II d’Este ou l’incroyable Saint Thomas conservé au musée d’Orléans sans oublier évidemment les innombrables portraits de Philippe IV, de la famille royale, de nobles, de cardinaux, de bouffons ou de nains qu’il humanisa ou de lui-même. Avec un chapitre qui leur sont particulièrement dédiés, les portraits de Philippe IV sont mis en exergue et l’auteur détaille avec précision les différentes allégories déployées dans ces portraits. « Ceux qui sont parvenus jusqu’à nous montrent qu’il a constamment donné au roi une présence vivante, en substituant une attitude détendue d’autorité innée à ce qui était manifestement pour lui la redondance de l’allégorie » écrit ainsi José Lopez-Rey. D’ailleurs, le monarque récompensa Velázquez bien modestement en l’anoblissant, fait rarissime pour un peintre.

Le portrait du pape Innocent X, conservé à la galerie Doria Pamphilj à Rome, qui ouvre l’ouvrage est d’une beauté à la fois fascinante et redoutable. Réalisé lors de son second séjour à Rome entre 1648 et 1651 et qui connut une grande renommée à l’époque, ce portrait est à la croisée des chemins de l’histoire de la peinture puisqu’il contient dans cet art propre à Velázquez toute l’influence du Titien et dégage, à travers le regard d’acier du pape et le tourbillon de carmin et de blanc, cette puissance que saura en tirer quelques siècles plus tard Francis Bacon. « Aucune reproduction ne peut aussi bien transmettre l’impact quasi physique du tableau original de cet homme sévère, vieux et laid, assis dans un énorme fauteuil » dira la grande spécialiste du peintre, Enriqueta Harris.

Véritable tombeau littéraire et artistique du maître andalou orné de ses plus beaux joyaux, on ne se lasse pas de tourner ces pages pour y croquer des yeux ces reproductions – comme y admirer en gros plan les rubans roses de la reine Marie-Anne d’Autriche – puis, quelques pages plus loin, y revenir une fois de plus, les yeux pleins de gourmandise. L’ouvrage procure un sentiment permanent de curiosité inassouvie. On veut continuer à le regarder, à l’admirer. Les grandes pages se déplient tels des parchemins anciens pour y découvrir ces trésors, ces toiles monumentales telle la reddition de Breda qui se découvre et se déploie sous nos yeux ébahis.

L’ouvrage refermé, les amoureux du peintre ne devront patientier que quelques semaines puisqu’une grande exposition autour de l’œuvre de Velázquez se tiendra au Grand Palais à partir du 25 mars 2015. Et si l’attente est trop longue, il faudra bien rouvrir une fois de plus ce musée ambulant…

José Lopez-Rey, Wildenstein Institute, Velázquez, l’œuvre complète, TASCHEN, 2015

Velázquez, Grand Palais, Galeries nationales, 25 Mars 2015 – 13 Juillet 2015

Laurent Pfaadt

Une saison enchantée

© ROH / AKA
© ROH / AKA

La saison 2015 du Royal Opera de Londres sera encore l’occasion de découvertes et de rencontres exceptionnelles.

Placée cette année sous le signe de la vie (ré)imaginée, le Royal Opera House de Londres et sa merveilleuse salle de Covent Garden fera briller de nombreuses étoiles au firmament de l’art lyrique. Fidèle à sa tradition d’excellence, les plus grands interprètes, metteurs en scène et chefs d’orchestres se succéderont dans la fosse et sur la scène.

Des classiques et des nouveautés, voilà le leitmotiv de tout opéra qui se respecte. Mais à Londres, en cette année 2015, les classiques seront sublimés et les nouveautés déconcertantes. Mozart sera bien là avec sa Flûte enchantée et son Don Giovanni mais grâce à la mise en scène de David Mc Vicar que les spectateurs de l’opéra du Rhin ont déjà pu admirer dans Siegfried (Wagner) ou l’incarnation de Poppée (Monteverdi), cette Flûte enchantée et son côté magique restera très certainement dans toutes les mémoires. L’opéra italien déploiera tout son faste et son excentricité avec Rossini (Il Turco di Italia, Guillaume Tell), Puccini (La Bohème, Madame Butterfly), Donizetti (L’Elisir d’Amore) et Verdi (Falstaff, la Traviata, Un Ballo in Maschera). Ce dernier opéra, peut-être un peu moins connu, fera l’objet d’une nouvelle production très attendue signée Katharina Thoma présentée en avant-première et qui situera le drame verdien dans une Europe centrale précédant la Première guerre mondiale. Enfin, Richard Wagner ne sera pas oublié avec un Tristan et Isolde et un Vaisseau fantôme qui ne devraient pas laisser le public insensible.

Côté nouveautés, pouvoir et argent seront disséqués dans Idoménée de Mozart mais également dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagony. On attend également avec impatience les nouvelles productions du Roi Roger de Karol Szymanowski et d’Orfeo de Claudio Monteverdi mis en scène par Marc Boyd, ancien directeur de la Royal Shakespeare Company). Plus déroutant sera certainement l’expérience musicale Listen to the Silence couronnée par plusieurs prix internationaux et qui proposera un voyage autour de la musique de John Cage, poète, plasticien et musicien américain.

Les plus belles voix se succéderont sur les planches de ce merveilleux opéra, de Placido Domingo (La Traviata) à Jonas Kaufmann (Andréa Chénier) en passant par Rolando Villazon (Don Giovanni), Ildebrando d’Arcangelo (Il Turco in Italia), Stephen Gould (Tristan und Isolde), Anna Netrebko (La Bohème) et Sonia Yoncheva (La Traviata). On suivra également tout particulièrement Anne-Sophie von Otter (Grandeur et décadence de la ville de Mahagony), le retour à Covent Garden du baryton polonais Mariusz Kwiecien (Roi Roger), la soprano Anna Siminska qui parcourt l’Europe entière en reine de la nuit et bien entendu la gallois Bryn Terfel en hollandais volant.

Dans la fosse la baguette sera notamment tenue par son directeur musical, Antonio Pappano, mais également par Andris Nelsons qui, aux commandes du navire wagnérien qu’il a récemment gravé sur le disque et a mené dans les eaux sacrées de Bayreuth, nous fera entendre son talent, par Marc Minkowski (Idoménée) dont ce sera les débuts au ROH et par Alain Altinoglu dirigeant Don Giovanni.

Côté ballet, le programme sera bien entendu royal avec un Lac des cygnes dans la version Petipa, un Don Quixote que revisitera Carlos Acosta, l’après-midi d’un faune signé Jérôme Robbins, un Bayardère et les héritages de Kenneth MacMillan et de John Cranko. Mais l’évènement sera indubitablement la création du Woolf Works de Wayne McGregor autour de l’œuvre de Virginia Woolf qui verra notamment le retour de la danseuse étoile Alessandra Ferri.

Entre comédie et tragédie, les spectateurs ne devraient avoir que peu de temps pour se remettre de leurs émotions parmi toutes ces étoiles.

Retrouvez toute l’actualité du Royal Opera House sur www.roh.org.uk

Laurent Pfaadt

Le retour du roi

simeonL’ancien roi de
Bulgarie se raconte et raconte son siècle.

Comme le rappelle le titre de l’ouvrage, la vie de Siméon II de Bulgarie devenu Siméon Sakskoburggotski fut un destin singulier. Devenu roi de Bulgarie à l’âge de 6 ans puis destitué par l’Empire soviétique, trois ans plus tard en 1946, le monarque déchu vécut un demi-siècle en exil avant de revenir dans son pays comme Premier ministre.

Il raconte aujourd’hui sa vie exceptionnelle dans son autobiographie. Car celui qui est aujourd’hui un citoyen de la République de Bulgarie qu’il a contribué à servir aux plus hautes fonctions a connu les grandes tragédies du XXe siècle, le fascisme, le communisme, l’Europe de Stefan Zweig et le monde de Milton Friedman, la mort des libertés et leur renaissance.

Cette formidable destinée – cas unique dans l’histoire récente – commence réellement en 1943 à la mort brutale de son père, le roi Boris III de Bulgarie, monté sur le trône en 1917 et qui dut assumer la position de la Bulgarie dans le camp de la Triple Alliance au côté de l’Allemagne. Très populaire et hostile aux régimes fascistes qui l’entouraient (Roumanie, Hongrie), le roi Boris décéda mystérieusement, peut-être de la main des nazis.

« Une autre vie commençait pour nous tous. Une vie tissée de tristesse et d’incertitudes » écrit Siméon II. La régence est confiée à son oncle, le prince Kirill qui est exécuté sitôt l’Armée rouge entrée dans Sofia en février 1945. Siméon II est contraint de fuir son pays natal mais n’abdique pas. Les pages que Siméon II consacre à son règne sont assez brèves. Face aux évènements tragiques et historiques qui se déroulent sous ses yeux, il est projeté dans cette guerre qui le dépasse et sur ce trône trop grand pour lui.

Commence alors pour Siméon II, ce roi sans royaume, une vie d’exil, une errance qui durera plus d’un demi-siècle. Après l’Egypte, c’est véritablement en Espagne qu’il s’établit, grandit et se forme. Les années passent, et la Bulgarie communiste de Jivkov, ce roi rouge installé par Staline, semble devoir être éternelle. Son enfance bulgare n’est alors plus qu’un lointain souvenir, lui-même parlant très mal sa langue natale. Durant ces nombreuses pages espagnoles, Siméon II raconte cette vie de cour en exil au milieu de cet jet set que l’on croise à Monte Carlo ou à la Scala avec les figures de Juan Carlos, d’Otto de Habsbourg ou celles plus singulières de Maurice Druon ou de Marie Bonaparte

Mais Gala laisse vite place dans cette autobiographie au Monde diplomatique lorsqu’arrive novembre 1989 et l’effondrement du mur de Berlin. Il faudra néanmoins à Siméon II attendre encore sept années avant qu’il pose à nouveau le pied sur sa terre chérie. Il décide de reprendre les choses là où il les avait laissé en 1946, de rattraper le cours de l’histoire en quelque sorte. « Pour les Bulgares, j’étais le roi, le lien avec le passé, mais aussi la possibilité d’un avenir plus prometteur » écrit-il. Son investissement dans la campagne législative de 2001 qu’il remporta à la tête de son mouvement national Siméon II (NDSV) et sa nomination en tant que Premier ministre par le président de la République d’alors, Petar Stoyanov, représentent les plus belles pages de l’ouvrage. On y découvre un homme d’Etat investi d’une mission envers un peuple – « pour moi, la seule et unique question a été celle de servir mon pays, aveuglément » – mais surtout de belles leçons de courage où tout combat même perdu d’avance peut être gagné.

Pendant quatre ans, il gouverna la Bulgarie, préparant l’adhésion de cette dernière à l’Union européenne, cette Europe qu’il avait vu brûler de ses yeux d’enfant, avant que son parti ne disparaisse de la scène politique bulgare. Cette autobiographie permet aujourd’hui de comprendre la vie de ce monarque, de cet homme, de ce personnage qui marqua à jamais, de par son destin, l’histoire de notre continent.

Siméon II de Bulgarie, un destin singulier, Flammarion, 2014.

Laurent Pfaadt

La mort lui va si bien

MoriartyNouvelle aventure autour de
Sherlock Holmes signée Anthony Horowitz.

On les avait laissés pour mort en Suisse au fond des chutes du Reichenbach. Les deux ennemis parmi les plus connus de la littérature mondiale, Sherlock Holmes et le professeur James Moriarty disparaissaient ensemble dans ce tombeau littéraire que fut les chutes du Reichenbach avant que Sherlock Holmes ne renaisse trois ans plus tard dans la Maison vide où l’on apprenait que notre détective préféré avait simulé sa mort y compris à son plus fidèle ami, le docteur Watson.

Si l’on connait la suite, cela n’empêche pas d’apprécier ce nouvel opus de la saga holmesienne signé Anthony Horowitz, autorisé par les descendants de Conan Doyle à poursuivre l’œuvre du maître et déjà auteur de la très réussie Maison de soie (Calmann-Lévy, 2011). Moriarty débute donc en Suisse, au pied des chutes du Reichenbach. Là-bas, au milieu de ce torrent furieux, deux hommes, un inspecteur de Scotland Yard, Athelney Jones et un détective américain, Frederick Chase mènent l’enquête.

Dans ce copycat littéraire où les personnages ressemblent à ne s’y méprendre et avec – il faut le dire – beaucoup de talent à leurs illustres aînés, les surprises et les revirements ne manquent pas. Avec sa mécanique intellectuelle, sorte de mini Rolex de Sherlock Holmes, Athelney Jones est tout à fait convaincant tandis que son acolyte outre-Atlantique lui, est plus cartésien ou plutôt devrait-on dire plus watsonien.

Moriarty ne serait qu’un pastiche fort amusant certes mais très vite lassant s’il n’y avait pas derrière toute cette histoire, une véritable enquête qui mène nos deux héros sur la piste d’un étrange personnage, Clarence Devereux, nouveau Machiavel du crime qui a repris à son compte le sombre héritage de Moriarty. Se plaçant dans l’ombre tutélaire du seul homme à avoir fait vaciller Sherlock Holmes, Devereux sème la terreur partout où il passe, n’hésitant pas à attaquer Scotland Yard à coup de bombes.

Horowitz trempe avec malice et pour le bonheur des lecteurs sa plume dans le nectar de Conan Doyle pour revisiter le mythe. Il y mêle la boue, le sang et les excréments de cette Londres de la fin du XIXe siècle, où les enfants font la manche pour donner leur argent à leur mère prostituée et où les cadavres de la pègre passent inaperçus à force d’être nombreux. On est bien loin de Baker Street et tant mieux car tout nous y ramène y compris son locataire principal qui, croyez moi, n’a pas dit son dernier mot. Véritable voyage au bout de la mort, Moriarty avance de surprise en surprise dans une enquête rondement bien menée.

On se demande d’ailleurs pourquoi Conan Doyle n’a jamais intitulé l’une de ses nouvelles Moriarty, tellement ce personnage est brillant, dense et complexe. C’est chose faîte avec le roman d’Anthony Horowitz qui rend ainsi un hommage appuyé et vibrant à l’un des grands noms de la littérature mondiale.

Anthony Horowitz, Moriarty, Calmann-Lévy, 2014

Laurent Pfaadt

Emanuel Ax : « la musique de Brahms est très inspirante »

AxA l’occasion d’un cycle Brahms à la salle Pleyel en compagnie du Chamber Orchestra of Europe sous la direction du chef d’orchestre Bernard Haitink, le pianiste américain Emanuel Ax était à Paris. Né à Lvov en Pologne et vainqueur de nombreux prix internationaux, Emanuel Ax joue depuis quarante ans les grandes œuvres du répertoire avec les plus grands orchestres. A cette occasion, il est revenu sur le rapport particulier qu’il entretient avec Brahms

Quelle est votre approche de la musique de Brahms ?

Elle est très inspirante et en même temps très logique et historiquement très orientée. Si vous regardez sa musique, elle est toujours connectée avec ce qui s’est passée avant. Brahms fut à mon sens le premier compositeur à aimer et à collecter ce qui s’est fait avant, en additionnant les héritages de Chopin, de Schumann, de Bach ou de Beethoven. Prenez par exemple le deuxième concerto pour piano, il renvoie au cinquième concerto de Beethoven tandis que le premier concerto de Brahms rappelle le troisième de Beethoven.

Ce lien musical entretenu entre Chopin et Brahms rappelle votre propre histoire…

Oui, j’ai découvert les concertos pour piano de Brahms en écoutant les versions de Rubinstein qui fut l’un des plus grands interprètes de Chopin mais également de Brahms. Ses versions de la sonate pour deux pianos en fa mineur ou du quintette pour piano et cordes demeurent encore à ce jour mes favorites.

Quelles sont les spécificités du premier concerto, très différent du second…

Oui, il a du paraître très étrange au public lors de sa création en 1859. D’ailleurs, il a été mal reçu et c’est assez compréhensible en raison de sa structuration qui a pu paraître compliquée. Le dernier mouvement est très excitant alors que le premier est très sombre, très déconcertant. De plus, la virtuosité de la pièce à l’époque ne fut pas la même qu’aujourd’hui.

Vous avez interprété ce concerto sous la direction de nombreux chefs, James Levine, Leonard Slatkin ou Kent Nagano notamment. En quoi, celle de Bernard Haitink est-elle particulière ?

Parce que Bernard Haitink quel que soit l’œuvre jouée ou le tempo choisi, c’est toujours le juste tempo. Et si vous parlez avec les membres de l’orchestre, ils vous diront la même chose : ils savent exactement comment jouer. Il a un langage physique très expressif et n’a pas besoin de parler. Il est très professionnel et vous savez exactement ce qu’il veut, c’est très clair.

Et avec James Levine ?

C’est différent. Nous nous connaissons depuis tellement longtemps. Lorsque nous avons enregistré le disque des concertos Brahms, nous étions jeunes. Cet enregistrement constitue l’un des grands moments de ma vie car ma fille est née deux jours avant cet enregistrement. Ce fut un souvenir incroyable.

Vous connaissez également bien le Chamber Orchestra of Europe pour avoir interprété le premier concerto pour piano de Brahms à Londres en 2011.

Oui, vous n’avez pas besoin de moi pour dire que c’est un orchestre fantastique. C’est très excitant, formidable de jouer avec eux, de sentir chaque musicien, chaque énergie individuelle.

Après ces nombreuses interprétations des concertos de Brahms, que ressentez-vous à la veille d’une nouvelle interprétation ?

De la nervosité, comme toujours…

Interview Laurent Pfaadt

L’hiver (re)vient

WinterfellLe tome 5 de l’intégrale du Trône de fer enfin disponible.

Les lecteurs devenus spectateurs ou les spectateurs devenus lecteurs selon que l’on a sauté littérairement ou cinématographiquement dans le train du Trône de fer qui désormais sillonne la planète entière guettent avec impatience toute nouvelle publication de cette saga devenue culte. L’intégrale n°5 que publie ces jours-ci Pygmalion, l’éditeur français historique de George R.R. Martin, offre ainsi une séance de rattrapage et une mise à niveau pour tous ceux qui n’auraient pas lu les volumes parus isolément. Mais surtout, elle devance la diffusion de son adaptation télévisuelle pour tous ceux qui ne peuvent patienter.

Regroupant le bûcher d’un roi (2012), les dragons de Meereen (2012) et une danse avec les dragons (2013), cette intégrale colle en réalité à la publication anglo-saxonne d’une saga qui devrait comporter sept volumes en tout.

Il est bien loin le temps où Eddard Stark régnait sur un Nord pacifié, où la maison Baratheon était la famille dominante et où les Targaryen n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Ceux que l’on croyait alors définitivement défaits et que l’on considérait comme les pires ennemis du royaume des Sept Couronnes n’étaient rien à côté des Lannister, cette famille incroyable et infernale qui cumule tous les vices : l’inceste, la corruption, le lucre, l’ambition sans limite, la cruauté. Mais au fait, ces qualités ou ces défauts selon que l’on soit leurs vassaux ou leurs ennemis, ne sont-ils pas les traits de caractère de tous les personnages de cette saga en même temps qu’ils sont aimants, généreux, cléments et courageux ? Car c’est bien là tout le succès du Trône de fer. Les personnages y sont terriblement humains avec leur grandeur d’âme et leurs bassesses. Ils ne sont ni des héros, ni des tyrans mais les deux.

Avec son sens incroyable du récit où chaque chapitre est la vision d’un personnage et où le récit est relaté à travers son aventure personnelle et devient, agrégé à l’ensemble des autres chapitres, une sorte de prisme lumineux à multifacettes permettant de comprendre la globalité de l’histoire, George R.R. Martin a le don de nous surprendre en faisant mourir les personnages principaux et en donnant aux seconds couteaux les premiers rôles. Grâce à ces ingrédients, il revivifie en permanence le récit qui ne perd pas son souffle, bien au contraire. Dans cet univers terriblement réel, les saints et les démons disparaissent et laissent leurs places à ces êtres, hommes ou femmes, qui sont un peu des deux et se battent en permanence pour survivre dans des univers, des sociétés qui ne sont pas les leurs mais qu’ils parviennent à dominer à force d’opiniâtreté. C’est le cas du nain Tyrion Lannister, du bâtard Jon Snow ou de l’héritière sans royaume, Daenerys Targaryen, ces quelques héros formidables parmi la pléiade de personnages que comportent cette saga et qui constituent les figures de proue de ce cinquième tome.

La dernière page lue, on voudrait comme toujours en savoir plus. Il faudra cependant patienter encore quelques mois pour lire le prochain tome, The Winds of Winter, le sixième, qui emmènera ses lecteurs dans de batailles gigantesques mais également au-delà du mur, bien au-delà, à la rencontre des Autres…

« L’hiver vient » a-t-on coutume de dire à Winterfell. Celui-ci risque bien de revenir plusieurs fois, à commencer par cette année au cours duquel, vos soirées ne seront pas assez longues pour arpenter le royaume des Sept Couronnes.

George R.R. Martin, Le Trône de Fer, intégrale tome 5, Pygmalion, 2014.

Laurent Pfaadt

Comme dans un rêve

ONBALe ballet de l’opéra de Bordeaux présentait son Casse-Noisette.

A chaque hiver, à l’approche des fêtes de Noël, son ballet de Tchaïkovski. L’opéra de Bordeaux et le directeur de son ballet, Charles Jude ont choisi cette année Casse-Noisette plutôt que le Lac des cygnes qui sera présenté au printemps 2015. Œuvre incontournable des ballets blancs, Casse-Noisette de Piotr Illitch Tchaïkovski, créé en 1892 au théâtre Mariinsky d’après un livret de Marius Petipa, comporte deux actes, trois tableaux et quinze scènes. Il s’inspire du conte d’Hoffmann, Casse-Noisette et le Roi des souris qui conte l’histoire de Marie qui, durant la nuit de Noël, voyage au pays des rêves et des jouets grâce à son casse-noisette.

Il faut dire que Charles Jude connait bien son sujet pour l’avoir interprété auprès de Rudolf Noureev en tant qu’étoile de l’opéra de Paris notamment dans le rôle du Prince mais également pour l’avoir chorégraphié ici, à l’opéra de Bordeaux où il est le directeur de la danse depuis 1996.

Le Casse-Noisette présenté cet hiver est la reprise de l’édition de 2011. Le parti pris du chorégraphe est, dès les premiers tableaux, clairement affiché : le rêve enfantin. Et il faut dire que, grâce également aux décors de Giulio Achilli, la magie opère très vite aussi bien chez les adultes que chez les enfants, d’ailleurs venus en nombre. Quelle que soit l’entrée, chaque génération, chaque enfant qui sommeille en nous, y trouve une porte vers ce monde de rêves dans lequel pénètre Marie. Les sources d’inspiration sont multiples : Charles Dickens (premiers tableaux), Tintin (notamment dans la figure du prince masqué au quatrième tableau ou des danses du second acte) ou Tim Burton (le drosselmeier ressemble à ne s’y méprendre à un personnage entre Sweeney Todd et Sleepy Hollow). Ces influences se sont parfaitement intégrées dans l’univers tiré du conte d’Hoffmann. On retiendra notamment le magnifique quatrième tableau, celui au cours duquel des rats menés par leur roi affrontent des soldats de plomb dans une bataille parfaitement chorégraphiée.

Les danseurs ont également été au rendez-vous. On y a pu apprécier la vélocité et les jetés d’Igor Yebra dans un rôle qu’il connaît bien et l’interprétation très convaincante d’Oleg Rogachev en drosselmeier dont il prenait le rôle. Mais la grande nouveauté de ce ballet a été la révélation de Sara Renda en Marie, magnifique d’émotions et de technique. Ses pas de deux lors du cinquième tableau et celui précédent l’apothéose ainsi que ses menées ont été prodigieux. Enfin, n’oublions pas les différents solistes qui ont tenu avec grâce leur rang notamment une splendide Mika Yoneyama et ont complété un corps de ballet de grande qualité qui a excellé dans le royaume des neiges ou la danse des fleurs.

La musique accompagne parfaitement les danseurs avec une justesse très appréciable et menée superbement par son chef, Ermanno Florio, grand spécialiste du répertoire de ballet qui a fait des merveilles à Amsterdam. On y reconnaît les grands airs (Valse des fleurs, danse de la fée Dragée) mais surtout la musique n’est pas omniprésente et réussit à accompagner la chorégraphie sans la gêner.

Avec ses canons tirant des bonbons, son chameau farceur ou sa neige tombée du ciel, ce Casse-noisette réussi est un véritable sucre d’orge qu’il convient de déguster sans modération.

Laurent Pfaadt