Descentes aux enfers

Canty
© Tom Bauer missoulian

Quand un accident
dans une mine met à
nu une société. Du
grand Kevin Canty 

En cette année 1972,
les Etats-Unis sont
au faîte de leur
puissance. Richard
Nixon n’a jamais été
aussi populaire et
l’économie
américaine grâce à l’extraction minière est florissante. Les mineurs
travaillent durs mais sont bien payés. Les samedis soir, tous se
retrouvent au bar et la révolution sexuelle bat son plein. Dans cette
région de l’Idaho, on pourrait croire que tout va bien. Et pourtant. A
l’image de ces hommes qui sentent la gerbe et de ces femmes qui
exhalent le shampoing bon marché, les descentes dans les
profondeurs ne sont pas qu’un métier, il s’agit d’un état d’esprit. Elles
sont permanentes nous dit Kevin Canty. C’est devenu un mode de
vie.

Les héros du nouveau roman de l’écrivain américain que l’on
compare déjà à Richard Ford ou à Ernest Hemingway sont jeunes
mais ils donnent l’impression d’avoir déjà vécu. Mariages ratés,
dépendance à l’alcool, stérilité ou règlements de comptes, ils sont
nombreux tels Ann ou David à vouloir autre chose, à souhaiter une
autre vie. Mais ce rêve s’arrête bien souvent à l’entrée de cette
maudite mine qui avale les hommes, sorte d’abîme mental dont on
ne sort jamais. Car passé ce bref espoir, la mine se rappelle à eux.
Même lorsqu’on n’y travaille pas. Encore et encore. Car derrière ces
montagnes, ils sont persuadés qu’il n’y a rien pour eux.

Il va falloir un accident où périrent 91 mineurs pour que tout cela
vole en éclat, pour que cette prison mentale ne s’effondre. « Tout a
commencé à changer – son père ivre mort comme jamais David ne l’a vu –
mais après ce moment, rien ne sera plus jamais pareil. Il y aura un avant
et un après »
écrit ainsi l’auteur. Avec ses phrases courtes,
tranchantes comme des lames de rasoirs, Kevin Canty nous dépeint
cette microsociété qui se fracture, se désagrège. On pourrait croire

à une caricature si on n’avait pas l’impression qu’elle nous ait
tellement familière d’avoir déjà vu telle bagarre pour un honneur
que l’on brandit quand on a plus rien ou tel ivrogne agressif parce
que sans perspectives. Dans cette déchéance collective où l’auteur
brosse quelques tableaux d’une incroyable beauté littéraire comme
ces scènes poignantes de l’incertitude qui précède l’annonce de la
mort des mineurs, il est aisé de conclure qu’il n’y a rien à faire, que la
fatalité a définitivement gagné.

Cependant, l’incroyable puissance du livre tient au message de
Canty. Il n’y a de salut que pour ceux qui traversent le purgatoire.
Qu’il faut endurer la perte, la douleur pour parvenir au bonheur et à
la liberté. David, Ann et Lyle l’apprendront à leurs dépens. Pour cela,
il leur faudra passer de l’autre côté des montagnes. Une vraie leçon
d’humanité.

Par Laurent Pfaadt

Kevin Canty,
De l’autre côté des montagnes,
chez Albin Michel, 272p.

Refaire civilisation

Mars © REUTERS/NASA/JPL-Caltech/Handout

Nouvelle publication
de la trilogie
martienne
désormais culte de
Kim Stanley
Robinson

La question qui
anime chaque
lecteur lorsqu’il
parcourt un roman
de science-fiction a fortiori quand il s’agit de hard science, ce
courant littéraire développé par Arthur Clarke ou Stephen Baxter
qui s’appuie sur des évolutions technologiques et des formes
sociétales pour élaborer un avenir potentiellement crédible, est
celle-ci : et si c’était possible ?

Et il faut dire qu’avec la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson
qui a obtenu les principaux prix littéraires (Hugo, Nebula, Locus),
série désormais culte de la littérature de science-fiction, cette
question ne manque pas d’interpeller. Des colons rassemblés dans le
vaisseau Ares, les Cent Premiers emmenés par John Boon, sorte de
Neil Armstrong de Mars, se sont installés vers 2020 sur la planète
Mars et l’ont exploré pour y implanter une nouvelle civilisation, pour
la coloniser afin de soulager la Terre de sa surpopulation. D’emblée,
on reconnait chez Kim Stanley Robinson ce tropisme américain pour
la conquête de terres vierges, inexplorées, cette nouvelle frontière à
conquérir.

La trilogie martienne c’est à nouveau la bataille entre les Anciens et
les Modernes, entre ceux, les Rouges qui souhaitent garder Mars
telle qu’elle fut à l’origine et emmenés par Ann Clayborne et les
tenants de ce nouveau progrès qui souhaitent la moderniser, la «
terraformer » en y implantant forêts, mers, végétaux et animaux. La
lutte entre écologistes sectaires et libéraux modernisateurs à
outrance est ici à peine voilée avec cependant cette petite subtilité :
ceux qui rendent la planète plus verte sont ces apôtres de ce nouvel
libéralisme. A travers ce combat sans cesse renouvelé, Kim Stanley
Robinson explore également les phénomènes de pouvoir et de
domination en montrant que les humains retomberaient vite dans
leurs vices et leurs erreurs passées. Car si les humains ont réussi à
maîtriser et à dompter la vie extraterrestre, ils n’en demeurent pas
moins des humains, ces animaux politiques comme le rappelait à
juste titre Aristote. Les luttes idéologiques sont permanentes
conduisant à deux révolutions, celle de 2127 réussissant à obtenir
l’indépendance de Mars là où celle de 2061 avait échoué.
Entretemps, la Résistance réfugiée dans l’underground a élaboré
des systèmes économiques et politiques alternatifs qu’elle sut faire
fructifier au moment de la réconciliation.

Dans le même temps, la Terre continue pour ainsi dire de tourner
mais subit les fléaux déjà à l’œuvre de nos jours : dérèglement
climatique provoquant montées des eaux et surpopulation
entraînant notamment une troisième guerre mondiale. Le
néolibéralisme représenté par les transnationales, ces nouvelles
formes monstrueuses de multinationales, est arrivé à ses fins car en
plus d’avoir le pouvoir économique, il dispose du pouvoir politique et
entend bien exploiter Mars comme une colonie, en tout cas jusqu’à
la révolution de 2127. Mais bientôt Mars ne suffit plus. D’autres
planètes commencent à être colonisées. Qui a dit que l’histoire était
un éternel recommencement ? Certainement pas Kim Stanley
Robinson.

Par Laurent Pfaadt

Kim Stanley Robinson,
La trilogie martienne (Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue),
Presses de la cité, 656 p, 894 p, 845 p, 2018