Le vivre-ensemble, notre bien le plus cher

© Ludovic Marin/AFP

Après les terribles
attentats de
Carcassonne et de
Trèbes et à l’heure où
notre nation, toutes
sensibilités
idéologiques et
religieuses
confondues, rend
l’hommage mérité au
héros national que
fut le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, il convient de garder son
sang-froid, de prendre un peu de recul et de préserver ce qui fait
notre bien le plus cher : le vivre-ensemble.

Ces derniers jours, l’attention s’est focalisée non pas sur l’Islam mais
sur une idéologie tirée de cette religion : le salafisme. S’il est vrai
qu’elle gagne l’esprit de certains musulmans qui ne constituent pas,
rappelons-le, la majorité de nos concitoyens français dont les aïeuls
ont contribué à libérer à Verdun, au chemin des Dames ou à
Strasbourg, le territoire d’un péril autrement plus mortel que le
salafisme, il faut réaffirmer que la très grande majorité des
musulmans de France aspire à vivre en paix, à être considéré comme
des citoyens à part entière et à inscrire leurs enfants dans notre
histoire commune afin qu’ils deviennent, sans renier leurs héritages
qu’ils soient cultuels ou culturels ou qu’ils aient opéré, de génération
en génération cette mutation, ces acteurs qui contribueront à faire
de notre pays une nation admirée et respectée pour l’histoire et le
message qu’elle a su porter et qu’elle portera, à n’en point douter,
dans les décennies et les siècles à venir.

A l’heure où bien souvent il est aisé de fustiger ce qui va mal, il
convient de regarder vers ce qui fait sens, vers ce qui fait société.
L’Islam, disons-le clairement, n’est pas une menace pour les sociétés
européennes. Bien au contraire. Cette religion peut être un atout
car il existe des lignes de convergence entre des points de vue qu’il
est dangereux d’opposer, au risque d’arborer le masque de celui que
l’on vilipende. J’en veux pour preuve le soufisme, approche
spirituelle et mystique de l’Islam qui se situe à l’opposé du salafisme
et qui place l’amour au cœur de son message. Nous devrions, tous, et
en premier lieu ceux qui agissent sur l’opinion publique, utiliser cette
arme idéologique, indépendamment de tous les instruments que
l’Etat met à notre disposition, pour lutter contre cette idéologie
islamique mortifère.

Le don de soi est une qualité devenue tellement rare en ces temps
d’individualisme effréné pour que le geste du lieutenant-colonel
Beltrame soit glorifié à sa juste valeur. Peu importe finalement que
ce geste ait été dicté par humanisme, conviction religieuse, sens du
devoir ou altruisme profond, il porte en lui un message éternel
relayé par ces hommes qui presque jour pour jour, il y a un siècle,
tombaient par milliers sur les champs de bataille de l’offensive du
printemps 1918 : ensemble nous serons toujours plus fort.

« Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore. C’est le passage
dont il est question dans les livres, l’ancien chemin obstrué, celui dont le
prince, harassé de fatigue, n’a pu trouver l’entrée »
écrivit dans le Grand
Meaulnes
, Alain-Fournier, mort au combat le 22 septembre 1914. Le
lieutenant-colonel Beltrame nous a montré l’entrée. A nous de nous
y engouffrer.

Laurent Pfaadt, écrivain

CD du mois d’avril

Ophélie Gaillard,
Richard Strauss,
Don Quixote et cello
works (Romanze,
Cello sonatas,
Morgen), Aparté

Ophélie Gaillard est
certainement l’une
des violoncellistes
les plus talentueuses
de sa génération.
Cofondatrice avec sa
sœur de l’ensemble
Amarillis qui sort ces derniers jours un magnifique album consacré à
Haendel, l’ancienne révélation des Victoires de la musique n’hésite
pas à s’aventurer sur des sentiers peu empruntés comme en
témoigne son précédent album, Exils où elle s’emparait des
influences hébraïques d’un Bloch, Korngold ou Prokofiev.

Ce nouveau disque est consacré au Don Quixote, ce poème
symphonique relativement peu connu pour violoncelle, alto et grand
orchestre de Richard Strauss. Elle est magnifiquement
accompagnée par l’alto de Dov Scheindlin qui tient le rôle de Sancho
Panza. Quant à l’orchestre, il arbore parfaitement son costume
straussien, tantôt puissant, tantôt espiègle. Dans les variations, le
violoncelle est à l’aise, complice d’un orchestre qui ne joue pas, au
contraire, la surenchère. On revient alors à sa platine et on met la
version Rostropovitch avec Koch et Karajan et on se rend compte
que l’élève touche du doigt le maître…

Par Laurent Pfaadt

CD du mois d’avril

Mahler 4, Orchestre philharmonique du Luxembourg,
Miah Persson dir. Gustavo Gimeno
Pentatone

Lentement mais sûrement, l’Orchestre philharmonique du
Luxembourg poursuit son ascension dans les hautes sphères
musicales européennes comme en témoigne ce nouveau disque
consacré à la quatrième symphonie de Mahler. Celle-ci est ici
interprétée avec une ferveur communicative mais également avec
une certaine maturité qui fait plaisir à entendre. La brillance de
l’orchestration mahlérienne n’est jamais aveuglante et
l’interprétation ne verse jamais dans la démonstration.

Le chef et son orchestre évitent ainsi parfaitement le piège d’une
succession d’effets sonores dans cette symphonie surreprésentée
par les bois et les cuivres. Au contraire, les équilibres sonores sont
respectés et la musique gagne en fraîcheur. Dans le troisième
mouvement, le souffle mahlérien oscille merveilleusement entre
murmure et plainte. Et même si la voix de Miah Persson dans ce
quatrième mouvement qui clôt la symphonie est assez éloignée du
chant d’enfant voulu par Mahler, l’ensemble est incontestablement
une réussite.

Anne Nivat, un continent derrière Poutine ?

A l’heure où le président russe
Vladimir Poutine a été réélu pour
un nouveau mandat, Anne Nivat,
spécialiste de la Russie, a parcouru
le pays le plus étendu de la planète,
de Saint-Pétersbourg à
Vladivostok en passant par
Irkoutsk ou Petrouchovo pour
savoir ce qu’en pensent les Russes.
Le récit qu’elle livre, combiné à un
documentaire diffusé sur France 5
le 18 mars dernier, est riche
d’enseignements et se résument à
peu près à cela : « les Russes sont
habitués à dramatiser : ils accusent les plus hautes instances, puis
haussent les épaules ».
Et tous, bon gré mal gré, se satisfont de
Poutine.

Après la fin de l’URSS et les humiliations subies par l’Occident, les
Russes qui se succèdent au fil des pages veulent être rassurés et se
sentir respectés. Et Vladimir Poutine leur apporte cela : une fierté
retrouvée et une stabilité même si cette dernière est toute relative
dans un pays où 1% de la population détient 75% des richesses et où
le dépeuplement et le déclassement sont des fléaux permanents.
Qu’il s’agisse de cet oligarque d’Irkoutsk qui voit Poutine en rempart
contre l’invasion chinoise ou de ce couple de Birobidjian, Lioudmila
et Serguei, notables ayant tout perdu lors de la crise de 2008, ils
restent lucides sur le régime mais le tolèrent. Jusqu’à quand ?

Par Laurent Pfaadt

Chez Seuil, 192p

Rastignac à Venise

Tintoret
© Philadelphia Museum of Art

A l’occasion du cinq
centième anniversaire de sa
naissance, le musée du
Luxembourg revient sur les
jeunes années du Tintoret.

Il fut un jeune loup de la
peinture, celui qui, en
peignant portraits et scènes
religieuses, aurait pu dire :
« Venise me voilà ! ». Et
pourtant, rien ne fut aisé
pour Jacopo Robusti dit
Tintoretto, fils de ce
teinturier qui, d’une certaine
manière, traça son destin. Car naître en 1518 alors que la
Renaissance voit briller ses derniers feux et que le Baroque n’est pas
encore né, et gravir les échelons de la vie picturale vénitienne à
l’ombre du grand Titien étaient plutôt prompts à vous condamner à
l’oubli. Mais c’était mal connaître le jeune Jacopo. Très influencé par
le Titien, il s’éleva à l’ombre de ce dernier comme en témoigne ses
personnages de dos et ses coloris vert, rose et orangé tirés par
exemple de l’Adoration des mages du musée du Prado et qui renvoient
immédiatement au géniteur de l’Aretin. Mais le Tintoret y ajouta
cette audace, cette impertinence propre à la jeunesse comme avec
cet Adam du Péché originel (1551-1552) où le premier homme
apparaît la nuque hâlée c’est-à-dire dévêtu et non nu, ou dans cet autoportrait de 1547 qui ouvre l’exposition et où on découvre un
jeune homme sûr de lui, prêt à tout. Et son ambition ne connut pas
de limites. Le Tintoret usa de tous les moyens pour parvenir à ses
fins : réseaux d’influences, stratégies commerciales et esthétiques. «
S’il continua à faire parler de lui, c’est qu’il l’avait voulu et calculé : avec
ses fresques murales des débuts, couvrant souvent à peine ses frais, à des
croisées de chemins stratégiquement efficaces (…) ou avec ses « joker »
dans les célèbres églises du diocèse, il fit sensation et se fit un nom, n’en
déplût à ceux qui l’enviaient »
écrit ainsi Erasmus Weddigen, l’un des
grands spécialistes du Tintoret. Ce dernier n’hésita d’ailleurs pas à condamner à l’oubli certains talents prometteurs qu’il tua dans l’œuf,
celui-là même avec lequel il confectionnait ses pigments, tels
Giovanni Galizzi à qui l’exposition rend justice. Vaincu, ce dernier se
résolut à plagier le maître. Triste destin.

Il n’empêche que tout cela ne fut possible sans le génie. Et du génie,
le Tintoret en avait à revendre comme en témoigne ses fabuleuses
toiles de la conversion de Saint Paul (1538-1539) pleine de bruit et de
fureur ou de l’enlèvement du corps de Saint Marc (1545) avec son sens
incroyable de la mise en scène. L’exposition s’aventure d’ailleurs
astucieusement dans la fabrication de l’œuvre du maître en
montrant son utilisation répétée de dessins de tête comme par
exemple celle d’Alvise Mocenigo ou ce partage d’un même modèle
avec d’autres peintres (Paris Bordone).

Devenu populaire et riche, il mène grand train. Toute la bonne
société vénitienne se presse chez le Tintoret pour avoir « son »
portrait. Cela donne les magnifiques Andrea Calmo, d’une
incroyable modernité expressionniste ou l’homme à la barbe blanche
(1545). Mais Tintoret, conscient de peintre sa légende, ne se livre
pas à la facilité. Bien au contraire. Sa conception picturale de la
femme, pleine d’empathie, éclate sur la toile. Il n’y a qu’à voir
l’incroyable puissance du Péché originel et de cette Eve qui capte
littéralement le regard. Près d’un demi-siècle avant le Caravage,
l’égalitarisme qu’il défendit en traitant sur le même plan princesses
et prostitués le rend profondément avant-gardiste.

En 1555, date à laquelle l’exposition prend fin, Le Tintoret, trente-
sept ans, est parvenu au faîte de sa gloire. Il ne lui restait plus qu’à
conquérir l’immortalité même si, comme cette exposition le montre
magnifiquement, Rastignac en avait déjà poussé la porte.

Par Laurent Pfaadt

Tintoret, naissance d’un génie,
Au Musée du Luxembourg, jusqu’au 1er juillet 2018

Le goulag de l’archipel

Toer
© Hogupplost pressbild

A l’occasion de la sortie du
troisième tome de son Buru
Quartet, retour sur la grande
œuvre de Pramoedya Ananta
Toer

Le Buru Quartet, c’est
l’histoire de Minke, ce jeune
indigène indonésien entré
dans la propriété des Mellema,
industriels néerlandais,
comme on entre sans le faire
exprès dans l’Histoire avec un
grand H de ces Indes
néerlandaises de la fin du 19e
siècle. Intelligent, ayant fait des études, Minke est promis à un avenir
de bupati, sorte de préfet. Dans cet incroyable destin qui commence
comme un roman d’apprentissage et se poursuit sous la forme d’une
fresque politique où les destins de quelques-uns percutèrent celui
d’une nation en devenir, notre héros trouva sur sa route Ontosoroh,
sorte de féministe avant l’heure et amazone des temps modernes
vendue à Robert Mellema, l’homme fort de la région, par un père en
quête de reconnaissance sociale et prêt à tout pour s’élever. La
lâcheté du père n’aura d’égal que le courage de la fille, opposant ainsi
ceux qui composent, se compromettent avec le système colonial et
ceux qui veulent le changer, le briser.

La beauté de cette fresque qui déploie une galerie de personnages si
attachants, du peintre français Jean Marais, ancien mercenaire
ayant adopté la fille de son ennemie à Mei, cette activiste chinoise
dans une empreinte sur la terre en passant par Surati qui se mutila
pour préserver sa liberté, tient également à l‘absence de
manichéisme. Certes, les rôles de chacun sont codifiés mais cette
société coloniale laisse parfois quelques interstices de liberté qui
sont autant d’espoirs dans lesquels nos héros se glissèrent au fur et
à mesure du temps. De ces interstices, ils en firent des failles d’où
allait couler le fleuve de la liberté comme un barrage fissuré prêt à
exploser. Ontosoroh profita ainsi de la bonté de son maître et mari
pour acquérir non pas un statut social et familial qui lui fut refusé
par la loi mais une prédominance domestique. Malgré cela, Minke et
Ontosoroh perdirent tout mais se relevèrent. Toer nous montre
ainsi dans ces figures majestueuses la capacité de l’être humain à
pouvoir se reconstruire encore et encore même après avoir subi les
pires cruautés, les jalousies les plus iniques.

La réflexion sur la langue comme instrument de domination mais
également comme arme d’émancipation traverse de part en part le
Buru Quartet. Minke, devenu journaliste et écrivain à ses heures,
commença par écrire en néerlandais. Mais dans cette conscience
politique que l’on voit naître et croître tout au long de ces pages, il
n’eut de cesse d’être tiraillé entre ces lumières européennes qui
cachent ces ombres où sont rejetées tous les dominés et les
ténèbres d’une vie de luttes au bout desquelles brille la lueur de ce
mince espoir de liberté. A travers la langue et les mots qu’utilise
Minke, le lecteur est témoin de ce combat intérieur sans cesse
renouvelé. Ayant commencé par publier des nouvelles en
néerlandais, Minke allait fonder un journal indépendant en malais,
utilisant ainsi les chaînes de l’ennemi pour mieux s’en libérer.

Enfermé dans un bagne sur l’île de Buru pendant près de quatorze
ans pour son appartenance communiste et son opposition au
dictateur Suharto, Pramoedya Ananta Toer que l’on surnomma
affectueusement Pram raconta pendant des années l’histoire de
Minke à ses codétenus avant de la coucher sur le papier. Ode à la
liberté en même temps que manifeste contre les asservissements de
toutes sortes et confiance absolue dans la capacité de l’être humain
à transcender sa nature profonde, le Buru Quartet est aujourd’hui
devenu l’un des monuments de la littérature mondiale, traduit dans
le monde entier et aujourd’hui accessible au public français grâce à
Zulma et à son éditrice, Laure Leroy. Les grandes œuvres littéraires
naissent souvent des tragédies du monde. Il n’y a qu’à citer
Alexandre Soljenitsyne, Primo Levi ou Imre Kertesz. Certes. Mais
mon Dieu que c’est beau.

Par Laurent Pfaadt

Pramoedya Ananta Toer,
Une empreinte sur la terre, Zulma, 2018. 

A lire également les deux premiers tomes du Buru Quartet,
le Monde des hommes et Enfant de toutes les nations,
également disponible aux éditions Zulma.

Descentes aux enfers

Canty
© Tom Bauer missoulian

Quand un accident
dans une mine met à
nu une société. Du
grand Kevin Canty 

En cette année 1972,
les Etats-Unis sont
au faîte de leur
puissance. Richard
Nixon n’a jamais été
aussi populaire et
l’économie
américaine grâce à l’extraction minière est florissante. Les mineurs
travaillent durs mais sont bien payés. Les samedis soir, tous se
retrouvent au bar et la révolution sexuelle bat son plein. Dans cette
région de l’Idaho, on pourrait croire que tout va bien. Et pourtant. A
l’image de ces hommes qui sentent la gerbe et de ces femmes qui
exhalent le shampoing bon marché, les descentes dans les
profondeurs ne sont pas qu’un métier, il s’agit d’un état d’esprit. Elles
sont permanentes nous dit Kevin Canty. C’est devenu un mode de
vie.

Les héros du nouveau roman de l’écrivain américain que l’on
compare déjà à Richard Ford ou à Ernest Hemingway sont jeunes
mais ils donnent l’impression d’avoir déjà vécu. Mariages ratés,
dépendance à l’alcool, stérilité ou règlements de comptes, ils sont
nombreux tels Ann ou David à vouloir autre chose, à souhaiter une
autre vie. Mais ce rêve s’arrête bien souvent à l’entrée de cette
maudite mine qui avale les hommes, sorte d’abîme mental dont on
ne sort jamais. Car passé ce bref espoir, la mine se rappelle à eux.
Même lorsqu’on n’y travaille pas. Encore et encore. Car derrière ces
montagnes, ils sont persuadés qu’il n’y a rien pour eux.

Il va falloir un accident où périrent 91 mineurs pour que tout cela
vole en éclat, pour que cette prison mentale ne s’effondre. « Tout a
commencé à changer – son père ivre mort comme jamais David ne l’a vu –
mais après ce moment, rien ne sera plus jamais pareil. Il y aura un avant
et un après »
écrit ainsi l’auteur. Avec ses phrases courtes,
tranchantes comme des lames de rasoirs, Kevin Canty nous dépeint
cette microsociété qui se fracture, se désagrège. On pourrait croire

à une caricature si on n’avait pas l’impression qu’elle nous ait
tellement familière d’avoir déjà vu telle bagarre pour un honneur
que l’on brandit quand on a plus rien ou tel ivrogne agressif parce
que sans perspectives. Dans cette déchéance collective où l’auteur
brosse quelques tableaux d’une incroyable beauté littéraire comme
ces scènes poignantes de l’incertitude qui précède l’annonce de la
mort des mineurs, il est aisé de conclure qu’il n’y a rien à faire, que la
fatalité a définitivement gagné.

Cependant, l’incroyable puissance du livre tient au message de
Canty. Il n’y a de salut que pour ceux qui traversent le purgatoire.
Qu’il faut endurer la perte, la douleur pour parvenir au bonheur et à
la liberté. David, Ann et Lyle l’apprendront à leurs dépens. Pour cela,
il leur faudra passer de l’autre côté des montagnes. Une vraie leçon
d’humanité.

Par Laurent Pfaadt

Kevin Canty,
De l’autre côté des montagnes,
chez Albin Michel, 272p.

Refaire civilisation

Mars © REUTERS/NASA/JPL-Caltech/Handout

Nouvelle publication
de la trilogie
martienne
désormais culte de
Kim Stanley
Robinson

La question qui
anime chaque
lecteur lorsqu’il
parcourt un roman
de science-fiction a fortiori quand il s’agit de hard science, ce
courant littéraire développé par Arthur Clarke ou Stephen Baxter
qui s’appuie sur des évolutions technologiques et des formes
sociétales pour élaborer un avenir potentiellement crédible, est
celle-ci : et si c’était possible ?

Et il faut dire qu’avec la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson
qui a obtenu les principaux prix littéraires (Hugo, Nebula, Locus),
série désormais culte de la littérature de science-fiction, cette
question ne manque pas d’interpeller. Des colons rassemblés dans le
vaisseau Ares, les Cent Premiers emmenés par John Boon, sorte de
Neil Armstrong de Mars, se sont installés vers 2020 sur la planète
Mars et l’ont exploré pour y implanter une nouvelle civilisation, pour
la coloniser afin de soulager la Terre de sa surpopulation. D’emblée,
on reconnait chez Kim Stanley Robinson ce tropisme américain pour
la conquête de terres vierges, inexplorées, cette nouvelle frontière à
conquérir.

La trilogie martienne c’est à nouveau la bataille entre les Anciens et
les Modernes, entre ceux, les Rouges qui souhaitent garder Mars
telle qu’elle fut à l’origine et emmenés par Ann Clayborne et les
tenants de ce nouveau progrès qui souhaitent la moderniser, la «
terraformer » en y implantant forêts, mers, végétaux et animaux. La
lutte entre écologistes sectaires et libéraux modernisateurs à
outrance est ici à peine voilée avec cependant cette petite subtilité :
ceux qui rendent la planète plus verte sont ces apôtres de ce nouvel
libéralisme. A travers ce combat sans cesse renouvelé, Kim Stanley
Robinson explore également les phénomènes de pouvoir et de
domination en montrant que les humains retomberaient vite dans
leurs vices et leurs erreurs passées. Car si les humains ont réussi à
maîtriser et à dompter la vie extraterrestre, ils n’en demeurent pas
moins des humains, ces animaux politiques comme le rappelait à
juste titre Aristote. Les luttes idéologiques sont permanentes
conduisant à deux révolutions, celle de 2127 réussissant à obtenir
l’indépendance de Mars là où celle de 2061 avait échoué.
Entretemps, la Résistance réfugiée dans l’underground a élaboré
des systèmes économiques et politiques alternatifs qu’elle sut faire
fructifier au moment de la réconciliation.

Dans le même temps, la Terre continue pour ainsi dire de tourner
mais subit les fléaux déjà à l’œuvre de nos jours : dérèglement
climatique provoquant montées des eaux et surpopulation
entraînant notamment une troisième guerre mondiale. Le
néolibéralisme représenté par les transnationales, ces nouvelles
formes monstrueuses de multinationales, est arrivé à ses fins car en
plus d’avoir le pouvoir économique, il dispose du pouvoir politique et
entend bien exploiter Mars comme une colonie, en tout cas jusqu’à
la révolution de 2127. Mais bientôt Mars ne suffit plus. D’autres
planètes commencent à être colonisées. Qui a dit que l’histoire était
un éternel recommencement ? Certainement pas Kim Stanley
Robinson.

Par Laurent Pfaadt

Kim Stanley Robinson,
La trilogie martienne (Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue),
Presses de la cité, 656 p, 894 p, 845 p, 2018