Les Journées Européennes de la Culture – EKT

Radikal AkteOuverture à
Karlsruhe d’EKT, les
Journées
Européennes de la
Culture qui se
tiennent du 20 avril
au 5 mai 2018. La
24e édition d’une
manifestation
partagée tous les
deux ans par les
institutions
culturelles sur
l’ensemble du
territoire.

Comme entrée en matière, une exposition, Revolution! Für
Anfänger*innen
(visible jusqu’au 11 novembre). De l’interactivité,
mais peu d’objets rares ou précieux comme pour celle, très belle,
consacrée aux Étrusques et toujours visible dans le même Badisches
Landesmuseum|Schloss
. C’est une vaste installation qui investit
l’ensemble de la salle d’un chaos ménageant des sous-espaces où
sont déclinées les différentes thématiques. Mentionnant les
premiers frémissements de la guerre des paysans, le projet source
clairement le phénomène dans la pensée philosophique et politique
européenne du « Siècle des Lumières » même si des évènements
extra-européens s’invitent à partir du XXe siècle. Ainsi les acteurs, la
place du Bade-Wurtemberg, les moyens : imprimerie ou plus
récemment réseaux sociaux, etc. L’une surprend : cet espace
guillotine, un instrument plutôt post-révolutionnaire permettant
aux vainqueurs de préserver leurs positions, leur pouvoir… Mais
Révolution française et Terreur ne sont-ils pas indissociables pour
un historien ? L’appropriation des idéaux, des symboles
révolutionnaires par la décoration, la littérature, certains artistes
clôture la visite… Y figurent, entre autres, la célébrissime photo du
Che, un manuel pour fabriquer sa guillotine et cette paire de
pantoufles (Reomira Krey : Pantoffeln « Die Revolution kommt »,
1998 Badisches Landesmuseum) qui symbolise peut-être une option
assez proche d’une révolution idéale : celle qui se ferait sans
victimes, sans dégâts et permettrait d’accéder sans effort à un statut
de pantouflard. La révolution, un rêve petit bourgeois ? Chaque
visiteur pourra d’ailleurs évaluer son potentiel de révolutionnaire en
participant à un quiz à chaque étape (toutes les réponses sont
bonnes) et en soumettant ses choix à l’ordinateur en fin de parcours.

Cérémonie officielle d’inauguration à l’hôtel de ville ensuite avec les
allocutions du maire de Karlsruhe, Dr Frank Mentrup, de Mme
Theresia Bauer, Ministre für Wissenschaft, Forschung und Kunst du
Bade-Wurtemberg et surtout du Prof. Dr Susanne Baer, juge au
tribunal fédéral depuis février 2011. Elle développe les enjeux en
termes de droits, le sens et les perspectives de ces luttes pour les
Mutations de nos sociétés dans une langue très musicale rythmée
par ces « Gleiche Reschte für Alle » comme un leitmotiv et ponctuée
avec gourmandise d’anglais.

En soirée, le spectacle inaugural invite dix-huit femmes de Karlsruhe
et environs à interpréter Radikal Akte, une pièce nourrie des mots de
luttes historiques ou contemporaines et qui scandent un quotidien
prédestiné par les mâles dominants et les combats pour s’en
émanciper. Sur scène, un gigantesque cœur fiché d’un canon, une
sorte de char d’assaut en guerre contre l’oppression masculine et
patriarcale. Son rouge sang circulera sur le plateau au gré des
tableaux, s’éparpillera avec ces feuillets rouges lus et jetées à la
volée, avec le pourpre des rubans abandonnés par les actrices lors
de la seconde partie de la pièce et offrira au final l’image d’un champ
de bataille. Le choix dramaturgique s’inspire de la tragédie grecque
avec une femme, vêtue d’une chemise de nuit, comme coryphée très
vite rejointe par un chœur exclusivement féminin. Des femmes
potiches toutes identiques : perruques blondes et bouclées,
chemisier blanc, jupe rose, seules les différences d’âge se devinent
sous le maquillage blanc. Au début, elles répètent ou prolongent
collectivement les mots du coryphée. Le premier tableau s’achève
avec la projection sur le fond de scène de ces mêmes femmes, une
chorégraphie de marche où elles viennent à tour de rôle face
spectateur avec leur look actuel (libéré ?), leurs diversités, leur âge
aussi. Au fil du spectacle, les individualités se détachent du groupe et
prennent corps grâce aux mots du texte de Gerhild Steinbuch. Des
séquences jouées, chantées, chorégraphiées. L’une déploie une
formidable énergie – la transe d’une boîte de nuit – où les femmes se
débarrassent de leur costume pour ne garder qu’un sous-vêtement
telle la coryphée au début. Une forme d’accouchement pour devenir
elles-mêmes ? Quelques petites pannes de mémoire vite rattrapées
laissent deviner qu’il s’agit de non-professionnelles, mais la
générosité de leur engagement rayonne et le spectacle en joue pour
poser la question de la radicalité : un passage obligé du changement ?

Par Luc Maechel

L’âme des objets transmissionnels, liens familiaux avec la Shoah

Photo Claude Menninger

Plusieurs
animations sur ce
thème ainsi qu’une
exposition
photographique
réalisée par Michel
Borzykowski, coa-animateur du
« Réseau 2G » à
Genève, nous donnent à voir et à appréhender « ce que tu as
hérité de tes pères », selon l’expression de Goethe, reprise
par le psychiatre et psychanalyste Daniel Lemler.

Ces « objets transmissionnels » mis en scène dans des
photographies prises par Michel Borzykowski, comme leur
qualificatif l’indique, ont été transmis aux survivants de la
Shoah. Dans le mot « transmissionnel », l’on perçoit
également la notion de « mission » car c’est à un véritable
devoir de mémoire que ces objets font référence.

C’est ainsi que lors de rencontres avec des descendants de la
2e ou  3e génération de rescapés de la Shoah, des objets mis
en lumière ont témoigné de l’âme toujours présente de ceux
qui ne sont plus. Ces objets font le lien avec les vivants et les
morts.

Ils nous parlent tel ce morceau de plomb qui servait au père
de Lydia à presser les tissus à découper et sa fille, de nous
confier, qu’il contient tout « un poids affectif ». Pour
Charlotte, c’est une théière d’Indonésie qui lui permet de
renouer avec sa famille juive déportée. Yves, quant à lui,
jongle avec les chapeaux de ses oncles ! L’écrivain Joseph
Joffo exhibe la bille qu’il avait obtenue en échange de son
étoile jaune…Gloria a conservé une poupée qui pleure quand
on tourne la clé insérée dans son dos et qui, à n’en pas
douter, fait remonter à la surface du monde les larmes qui
hantent ses nuits.

Car tous ces objets, aussi modestes soient-ils, contribuent à
lutter contre l’oubli. Et même si « l’intensité du traumatisme
s’atténue à chaque génération » comme le pense Michel qui a
conservé une montre qui lui fait signe depuis l’au-delà, il
prend soin d’ajouter « les dangers de demain nous sont
encore inconnus ».

Et Daniel Lemler de conclure dans sa conférence que chaque
objet transmissionnel renvoie à une histoire particulière en
lien avec l’Histoire avec un grand H et d’affirmer, à très juste
titre, que nous sommes tous des « survivants de la Shoah »
qui a secoué l’Europe dans les tréfonds de l’âme humaine. Il
nous appartient aujourd’hui de sortir de notre carcan
narcissique pour accueillir l’altérité qui ne peut que nous
ouvrir des horizons meilleurs.

Françoise Urban-Menninger

Lieu d’Europe – Strasbourg

La nuit des taupes

L’après-midi des taupes

Nous voilà donc aux prises avec ces drôles de bestioles que sont les taupes, celles qui creusent, vivent dans le noir sont quasi aveugles et font monter de petits monticules dans nos jardins.

Philippe Quesne a décidé d’en faire les principales protagonistes de deux spectacles, l’un pour adultes, intitulé  » La nuit des taupes « , l’autre pour le jeune public et c’est  » L’après-midi des taupes « .

L’installation, qui représente le monde souterrain, avec grottes, stalactites en papier et grandes stalagmites en carton, nécessitait un grand plateau. C’est donc au Maillon-Wacken que les représentations ont eu lieu, le spectacle étant invité par le TJP et le Maillon.

A quoi fallait-il s’attendre après le défilé des Taupes dans les rues de la ville ?

A quelque chose de bizarre, d’original, de déjanté et c’est bien ce qui nous a été proposé et montré tout particulièrement dans  » La nuit des taupes « .

D’entrée de jeu on est face à une sorte de grosse boîte en carton bien éclairée. Au-dessus, à  côté, tout est plongé dans le noir. On devine, toutefois, placés côté cour les instruments d’un petit orchestre.

Un coup, puis deux, puis trois dans la cloison de la boîte! Apparaît la pointe d’une pioche et un trou qui s’agrandit, s’ouvre sur un tunnel par lequel se glisse péniblement la première taupe poussant une énorme boule. Son arrivée intempestive est bientôt suivie par celles de ses comparses qui se bousculent entremêlent leurs fourrures, poussent des grognements et finissent par faire tomber toutes les parois, donnant au monde souterrain toute l’ampleur qu’elles se promettent d’ investir.

C’est leur apparence qui nous frappe, ces épais costumes bruns ou gris signés Corine Petitpierre qui dissimulent complètement leurs visages et leurs corps, ces grosses pattes griffues, ces groins un peu porcins et leur manière pataude de se déplacer, d’aler et venir sans but réel entraînant chutes, glissades et roulades.

Dans ce monde souterrain, si leurs attitudes paraissent souvent déjantées, il n’en demeure pas moins  que ces personnages évoquent par certains de leur comportements  ceux des hommes préhistoriques. Ne se livrent-ils pas à des rituels autour de la nourriture, à des rassemblements, des jeux, des danses ?  Ne les voit-on pas s’endormir, pratiquer le coït, accoucher, s’occuper des morts, dessiner sur les parois ? Tout cela sans un mot mais accompagnés de grognements fort bien modulés.

C’est burlesque, insolite, mais aussi musical car les taupes jouent de la musique et très bien d’ailleurs et l’on s’étonne, qu’enserrées dans de tels costumes, elle y parviennent si parfaitement. D’autant qu’on finit par oublier que sous leurs apparences de grosses bêtes poilues il ya des acteurs en chair et en os, des humains qui transpirent comme  on le constatera quand, au salut, ils découvriront leurs visages ruisselant de sueur.

L’Après-midi des taupes sera un spectacle plus soft.
Ayant réussi à pénétrer dans la salle où s’est tenu un goûter d’anniversaire elles démolissent un peu tout, se jettent les restes et les boissons à la figure et dansent comme des folles avec les gros nounours trouvés dans la chambre des enfants, au son des musiques que quelques-unes d’entre elles produisent avec talent et énergie.

On est bien dans le farfelu mais après avoir vu  » La nuit..  » Cet
 » Après-midi. . » nous a paru un peu trop léger.

Par Marie-Françoise Grislin

Alfredo Müller

Consulat
général de
Suisse,
Institut
italien de la
Culture

A l’occasion de la
publication du
catalogue raisonné de la peinture d’Alfredo Müller, une
double exposition se tient actuellement à Strasbourg pour
lui rendre hommage et mettre en lumière les œuvres de
cet artiste encore trop méconnu.

C’est Hélène Koehl, présidente des Amis d’Alfredo Müller,
qui a rédigé ce catalogue raisonné en trois langues
(français, italien, anglais) avec en outre la contribution
d’historiens de l’art des trois nationalités.

La double exposition présentée à Strasbourg illustre la
dimension internationale de cet artiste de nationalité
suisse, né en 1869 à Livourne en Italie et décédé à Paris en
1939. Disciple du maître portraitiste florentin Michele
Giordani, il participe à l’Exposition universelle de Paris en
1889, il découvre l’oeuvre de Manet, puis celle de Cézanne
en 1895 dont on reconnaît l’influence dans ses tableaux.

L’histoire d’Alfredo Müller est liée à la grande Histoire, au
Krach de 1890, aux tensions politiques, à la guerre de
1914 qui se profile…Mais l’artiste n’est guère reconnu à sa
valeur, la critique officielle ira jusqu’à railler son
« cézanisme » !

Et pourtant, c’est une œuvre considérable que nous laisse
cet artiste peintre et graveur qui vit tour à tour en Toscane,
en France…Une œuvre qui nous parle indéniablement
aujourd’hui avec force et sensibilité dans la double
exposition présentée à Strasbourg car Alfredo Müller le
signifiait lui-même : « Le secret de l’acte de peindre ne
procède pas d’un raisonnement mais d’une émotion
instinctive dont le mystère résiste à toute interrogation ».

Au Consulat de Suisse, on découvre, émerveillé, les années
françaises de 1895 à 1912 ainsi que les années toscanes
de 1913 à 1932. On ne peut que tomber sous le charme de
toiles belles, intemporelles qui semblent suspendre le
temps comme dans la scène où des jeunes femmes se
réunissent sur l’herbe ou encore dans cette nature morte
qui génère la sérénité.

A l’Institut italien, les Arlequinades nous entraînent dans
un joyeux charivari de couleurs dont l’écrivain Taine dans
son « Voyage en Italie » nous disait « qu’elles nous aidaient
à oublier les maux de la vie ». Mais derrière les masques et
les jeux d’ombres et de lumières, c’est toute la mélancolie
inhérente à la Commedia dell’Arte que l’on pressent.

Cette double exposition exceptionnelle permet non
seulement au public de découvrir ou redécouvrir Alfredo
Müller mais également d’inscrire cet artiste dans une
dimension, voire une identité européenne dont il s’est fait,
à n’en pas douter, l’un des précurseurs.

Par Françoise Urban-Menninger

Le vivre-ensemble, notre bien le plus cher

© Ludovic Marin/AFP

Après les terribles
attentats de
Carcassonne et de
Trèbes et à l’heure où
notre nation, toutes
sensibilités
idéologiques et
religieuses
confondues, rend
l’hommage mérité au
héros national que
fut le lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, il convient de garder son
sang-froid, de prendre un peu de recul et de préserver ce qui fait
notre bien le plus cher : le vivre-ensemble.

Ces derniers jours, l’attention s’est focalisée non pas sur l’Islam mais
sur une idéologie tirée de cette religion : le salafisme. S’il est vrai
qu’elle gagne l’esprit de certains musulmans qui ne constituent pas,
rappelons-le, la majorité de nos concitoyens français dont les aïeuls
ont contribué à libérer à Verdun, au chemin des Dames ou à
Strasbourg, le territoire d’un péril autrement plus mortel que le
salafisme, il faut réaffirmer que la très grande majorité des
musulmans de France aspire à vivre en paix, à être considéré comme
des citoyens à part entière et à inscrire leurs enfants dans notre
histoire commune afin qu’ils deviennent, sans renier leurs héritages
qu’ils soient cultuels ou culturels ou qu’ils aient opéré, de génération
en génération cette mutation, ces acteurs qui contribueront à faire
de notre pays une nation admirée et respectée pour l’histoire et le
message qu’elle a su porter et qu’elle portera, à n’en point douter,
dans les décennies et les siècles à venir.

A l’heure où bien souvent il est aisé de fustiger ce qui va mal, il
convient de regarder vers ce qui fait sens, vers ce qui fait société.
L’Islam, disons-le clairement, n’est pas une menace pour les sociétés
européennes. Bien au contraire. Cette religion peut être un atout
car il existe des lignes de convergence entre des points de vue qu’il
est dangereux d’opposer, au risque d’arborer le masque de celui que
l’on vilipende. J’en veux pour preuve le soufisme, approche
spirituelle et mystique de l’Islam qui se situe à l’opposé du salafisme
et qui place l’amour au cœur de son message. Nous devrions, tous, et
en premier lieu ceux qui agissent sur l’opinion publique, utiliser cette
arme idéologique, indépendamment de tous les instruments que
l’Etat met à notre disposition, pour lutter contre cette idéologie
islamique mortifère.

Le don de soi est une qualité devenue tellement rare en ces temps
d’individualisme effréné pour que le geste du lieutenant-colonel
Beltrame soit glorifié à sa juste valeur. Peu importe finalement que
ce geste ait été dicté par humanisme, conviction religieuse, sens du
devoir ou altruisme profond, il porte en lui un message éternel
relayé par ces hommes qui presque jour pour jour, il y a un siècle,
tombaient par milliers sur les champs de bataille de l’offensive du
printemps 1918 : ensemble nous serons toujours plus fort.

« Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore. C’est le passage
dont il est question dans les livres, l’ancien chemin obstrué, celui dont le
prince, harassé de fatigue, n’a pu trouver l’entrée »
écrivit dans le Grand
Meaulnes
, Alain-Fournier, mort au combat le 22 septembre 1914. Le
lieutenant-colonel Beltrame nous a montré l’entrée. A nous de nous
y engouffrer.

Laurent Pfaadt, écrivain

CD du mois d’avril

Ophélie Gaillard,
Richard Strauss,
Don Quixote et cello
works (Romanze,
Cello sonatas,
Morgen), Aparté

Ophélie Gaillard est
certainement l’une
des violoncellistes
les plus talentueuses
de sa génération.
Cofondatrice avec sa
sœur de l’ensemble
Amarillis qui sort ces derniers jours un magnifique album consacré à
Haendel, l’ancienne révélation des Victoires de la musique n’hésite
pas à s’aventurer sur des sentiers peu empruntés comme en
témoigne son précédent album, Exils où elle s’emparait des
influences hébraïques d’un Bloch, Korngold ou Prokofiev.

Ce nouveau disque est consacré au Don Quixote, ce poème
symphonique relativement peu connu pour violoncelle, alto et grand
orchestre de Richard Strauss. Elle est magnifiquement
accompagnée par l’alto de Dov Scheindlin qui tient le rôle de Sancho
Panza. Quant à l’orchestre, il arbore parfaitement son costume
straussien, tantôt puissant, tantôt espiègle. Dans les variations, le
violoncelle est à l’aise, complice d’un orchestre qui ne joue pas, au
contraire, la surenchère. On revient alors à sa platine et on met la
version Rostropovitch avec Koch et Karajan et on se rend compte
que l’élève touche du doigt le maître…

Par Laurent Pfaadt

CD du mois d’avril

Mahler 4, Orchestre philharmonique du Luxembourg,
Miah Persson dir. Gustavo Gimeno
Pentatone

Lentement mais sûrement, l’Orchestre philharmonique du
Luxembourg poursuit son ascension dans les hautes sphères
musicales européennes comme en témoigne ce nouveau disque
consacré à la quatrième symphonie de Mahler. Celle-ci est ici
interprétée avec une ferveur communicative mais également avec
une certaine maturité qui fait plaisir à entendre. La brillance de
l’orchestration mahlérienne n’est jamais aveuglante et
l’interprétation ne verse jamais dans la démonstration.

Le chef et son orchestre évitent ainsi parfaitement le piège d’une
succession d’effets sonores dans cette symphonie surreprésentée
par les bois et les cuivres. Au contraire, les équilibres sonores sont
respectés et la musique gagne en fraîcheur. Dans le troisième
mouvement, le souffle mahlérien oscille merveilleusement entre
murmure et plainte. Et même si la voix de Miah Persson dans ce
quatrième mouvement qui clôt la symphonie est assez éloignée du
chant d’enfant voulu par Mahler, l’ensemble est incontestablement
une réussite.

Anne Nivat, un continent derrière Poutine ?

A l’heure où le président russe
Vladimir Poutine a été réélu pour
un nouveau mandat, Anne Nivat,
spécialiste de la Russie, a parcouru
le pays le plus étendu de la planète,
de Saint-Pétersbourg à
Vladivostok en passant par
Irkoutsk ou Petrouchovo pour
savoir ce qu’en pensent les Russes.
Le récit qu’elle livre, combiné à un
documentaire diffusé sur France 5
le 18 mars dernier, est riche
d’enseignements et se résument à
peu près à cela : « les Russes sont
habitués à dramatiser : ils accusent les plus hautes instances, puis
haussent les épaules ».
Et tous, bon gré mal gré, se satisfont de
Poutine.

Après la fin de l’URSS et les humiliations subies par l’Occident, les
Russes qui se succèdent au fil des pages veulent être rassurés et se
sentir respectés. Et Vladimir Poutine leur apporte cela : une fierté
retrouvée et une stabilité même si cette dernière est toute relative
dans un pays où 1% de la population détient 75% des richesses et où
le dépeuplement et le déclassement sont des fléaux permanents.
Qu’il s’agisse de cet oligarque d’Irkoutsk qui voit Poutine en rempart
contre l’invasion chinoise ou de ce couple de Birobidjian, Lioudmila
et Serguei, notables ayant tout perdu lors de la crise de 2008, ils
restent lucides sur le régime mais le tolèrent. Jusqu’à quand ?

Par Laurent Pfaadt

Chez Seuil, 192p

Rastignac à Venise

Tintoret
© Philadelphia Museum of Art

A l’occasion du cinq
centième anniversaire de sa
naissance, le musée du
Luxembourg revient sur les
jeunes années du Tintoret.

Il fut un jeune loup de la
peinture, celui qui, en
peignant portraits et scènes
religieuses, aurait pu dire :
« Venise me voilà ! ». Et
pourtant, rien ne fut aisé
pour Jacopo Robusti dit
Tintoretto, fils de ce
teinturier qui, d’une certaine
manière, traça son destin. Car naître en 1518 alors que la
Renaissance voit briller ses derniers feux et que le Baroque n’est pas
encore né, et gravir les échelons de la vie picturale vénitienne à
l’ombre du grand Titien étaient plutôt prompts à vous condamner à
l’oubli. Mais c’était mal connaître le jeune Jacopo. Très influencé par
le Titien, il s’éleva à l’ombre de ce dernier comme en témoigne ses
personnages de dos et ses coloris vert, rose et orangé tirés par
exemple de l’Adoration des mages du musée du Prado et qui renvoient
immédiatement au géniteur de l’Aretin. Mais le Tintoret y ajouta
cette audace, cette impertinence propre à la jeunesse comme avec
cet Adam du Péché originel (1551-1552) où le premier homme
apparaît la nuque hâlée c’est-à-dire dévêtu et non nu, ou dans cet autoportrait de 1547 qui ouvre l’exposition et où on découvre un
jeune homme sûr de lui, prêt à tout. Et son ambition ne connut pas
de limites. Le Tintoret usa de tous les moyens pour parvenir à ses
fins : réseaux d’influences, stratégies commerciales et esthétiques. «
S’il continua à faire parler de lui, c’est qu’il l’avait voulu et calculé : avec
ses fresques murales des débuts, couvrant souvent à peine ses frais, à des
croisées de chemins stratégiquement efficaces (…) ou avec ses « joker »
dans les célèbres églises du diocèse, il fit sensation et se fit un nom, n’en
déplût à ceux qui l’enviaient »
écrit ainsi Erasmus Weddigen, l’un des
grands spécialistes du Tintoret. Ce dernier n’hésita d’ailleurs pas à condamner à l’oubli certains talents prometteurs qu’il tua dans l’œuf,
celui-là même avec lequel il confectionnait ses pigments, tels
Giovanni Galizzi à qui l’exposition rend justice. Vaincu, ce dernier se
résolut à plagier le maître. Triste destin.

Il n’empêche que tout cela ne fut possible sans le génie. Et du génie,
le Tintoret en avait à revendre comme en témoigne ses fabuleuses
toiles de la conversion de Saint Paul (1538-1539) pleine de bruit et de
fureur ou de l’enlèvement du corps de Saint Marc (1545) avec son sens
incroyable de la mise en scène. L’exposition s’aventure d’ailleurs
astucieusement dans la fabrication de l’œuvre du maître en
montrant son utilisation répétée de dessins de tête comme par
exemple celle d’Alvise Mocenigo ou ce partage d’un même modèle
avec d’autres peintres (Paris Bordone).

Devenu populaire et riche, il mène grand train. Toute la bonne
société vénitienne se presse chez le Tintoret pour avoir « son »
portrait. Cela donne les magnifiques Andrea Calmo, d’une
incroyable modernité expressionniste ou l’homme à la barbe blanche
(1545). Mais Tintoret, conscient de peintre sa légende, ne se livre
pas à la facilité. Bien au contraire. Sa conception picturale de la
femme, pleine d’empathie, éclate sur la toile. Il n’y a qu’à voir
l’incroyable puissance du Péché originel et de cette Eve qui capte
littéralement le regard. Près d’un demi-siècle avant le Caravage,
l’égalitarisme qu’il défendit en traitant sur le même plan princesses
et prostitués le rend profondément avant-gardiste.

En 1555, date à laquelle l’exposition prend fin, Le Tintoret, trente-
sept ans, est parvenu au faîte de sa gloire. Il ne lui restait plus qu’à
conquérir l’immortalité même si, comme cette exposition le montre
magnifiquement, Rastignac en avait déjà poussé la porte.

Par Laurent Pfaadt

Tintoret, naissance d’un génie,
Au Musée du Luxembourg, jusqu’au 1er juillet 2018

Le goulag de l’archipel

Toer
© Hogupplost pressbild

A l’occasion de la sortie du
troisième tome de son Buru
Quartet, retour sur la grande
œuvre de Pramoedya Ananta
Toer

Le Buru Quartet, c’est
l’histoire de Minke, ce jeune
indigène indonésien entré
dans la propriété des Mellema,
industriels néerlandais,
comme on entre sans le faire
exprès dans l’Histoire avec un
grand H de ces Indes
néerlandaises de la fin du 19e
siècle. Intelligent, ayant fait des études, Minke est promis à un avenir
de bupati, sorte de préfet. Dans cet incroyable destin qui commence
comme un roman d’apprentissage et se poursuit sous la forme d’une
fresque politique où les destins de quelques-uns percutèrent celui
d’une nation en devenir, notre héros trouva sur sa route Ontosoroh,
sorte de féministe avant l’heure et amazone des temps modernes
vendue à Robert Mellema, l’homme fort de la région, par un père en
quête de reconnaissance sociale et prêt à tout pour s’élever. La
lâcheté du père n’aura d’égal que le courage de la fille, opposant ainsi
ceux qui composent, se compromettent avec le système colonial et
ceux qui veulent le changer, le briser.

La beauté de cette fresque qui déploie une galerie de personnages si
attachants, du peintre français Jean Marais, ancien mercenaire
ayant adopté la fille de son ennemie à Mei, cette activiste chinoise
dans une empreinte sur la terre en passant par Surati qui se mutila
pour préserver sa liberté, tient également à l‘absence de
manichéisme. Certes, les rôles de chacun sont codifiés mais cette
société coloniale laisse parfois quelques interstices de liberté qui
sont autant d’espoirs dans lesquels nos héros se glissèrent au fur et
à mesure du temps. De ces interstices, ils en firent des failles d’où
allait couler le fleuve de la liberté comme un barrage fissuré prêt à
exploser. Ontosoroh profita ainsi de la bonté de son maître et mari
pour acquérir non pas un statut social et familial qui lui fut refusé
par la loi mais une prédominance domestique. Malgré cela, Minke et
Ontosoroh perdirent tout mais se relevèrent. Toer nous montre
ainsi dans ces figures majestueuses la capacité de l’être humain à
pouvoir se reconstruire encore et encore même après avoir subi les
pires cruautés, les jalousies les plus iniques.

La réflexion sur la langue comme instrument de domination mais
également comme arme d’émancipation traverse de part en part le
Buru Quartet. Minke, devenu journaliste et écrivain à ses heures,
commença par écrire en néerlandais. Mais dans cette conscience
politique que l’on voit naître et croître tout au long de ces pages, il
n’eut de cesse d’être tiraillé entre ces lumières européennes qui
cachent ces ombres où sont rejetées tous les dominés et les
ténèbres d’une vie de luttes au bout desquelles brille la lueur de ce
mince espoir de liberté. A travers la langue et les mots qu’utilise
Minke, le lecteur est témoin de ce combat intérieur sans cesse
renouvelé. Ayant commencé par publier des nouvelles en
néerlandais, Minke allait fonder un journal indépendant en malais,
utilisant ainsi les chaînes de l’ennemi pour mieux s’en libérer.

Enfermé dans un bagne sur l’île de Buru pendant près de quatorze
ans pour son appartenance communiste et son opposition au
dictateur Suharto, Pramoedya Ananta Toer que l’on surnomma
affectueusement Pram raconta pendant des années l’histoire de
Minke à ses codétenus avant de la coucher sur le papier. Ode à la
liberté en même temps que manifeste contre les asservissements de
toutes sortes et confiance absolue dans la capacité de l’être humain
à transcender sa nature profonde, le Buru Quartet est aujourd’hui
devenu l’un des monuments de la littérature mondiale, traduit dans
le monde entier et aujourd’hui accessible au public français grâce à
Zulma et à son éditrice, Laure Leroy. Les grandes œuvres littéraires
naissent souvent des tragédies du monde. Il n’y a qu’à citer
Alexandre Soljenitsyne, Primo Levi ou Imre Kertesz. Certes. Mais
mon Dieu que c’est beau.

Par Laurent Pfaadt

Pramoedya Ananta Toer,
Une empreinte sur la terre, Zulma, 2018. 

A lire également les deux premiers tomes du Buru Quartet,
le Monde des hommes et Enfant de toutes les nations,
également disponible aux éditions Zulma.