Livre du mois

Alan Hollinghurst,
L’Affaire Sparsholt,

Chez Albin Michel,
608 p.

Oxford 1940 :
plusieurs jeunes gens
cultivés observent
depuis leur fenêtre le beau David Sparsholt. De ce fantasme allait
naître l’affaire Sparsholt qui structure sans être le point central le
nouveau roman d’Alan Hollinghurst, révélé au public français avec
l’enfant de l’étranger.

Car ce nouveau roman ressemble à plus d’un titre à son illustre aîné.
Fresques s’étalant sur le 20e siècle, ils abordent la question de
l’évolution de la société britannique, et notammen la question de
l’homosexualité tantôt dévoilée, tantôt cachée selon les époques.
Porté par une magnifique plume qui plonge dans l’encre du 19e
siècle pour sculpter ces personnages du 20e, L’Affaire Sparsholt est
une succession de tableaux au propre comme au figuré dans
lesquels David Sparsholt, son fils Johnny et ceux qui regardaient par
cette fenêtre n’auront de cesse de se questionner et de questionner
leur époque et leur pays. Avec ses vapeurs d’affaire Profumo, on se
rend très vite compte que cette affaire n’est qu’un prétexte. Un état
de secret donc plus qu’un secret d’Etat.

Par Laurent Pfaadt

Le sang en héritage

Adlène Meddi signe
un polar choc sur la
décennie sanglante
en Algérie

Les hommes meurent
mais leurs ombres
funestes subsistent
et viennent hanter sans cesse les vivants. C’est en substance ce que
semble nous dire Adlène Meddi dans son troisième roman, 1994,
récent prix Transfuge 2018 du meilleur polar francophone.

A l’occasion de la mort en 2004 du colonel des services de
renseignement, Zoubir Sellami, les protagonistes de ce roman
replongent dix ans en arrière, dans le chaudron des sorcières que
constitua la guerre civile algérienne déclenchée après l’interruption
par l’armée du processus électoral suite à la victoire du FIS. Et en
premier lieu, Amin, le propre fils du colonel, interné et son ami,
Sidali, qui a choisi l’exil pour fuir les spectres de cet assassinat, ce
meurtre qui n’a fait que les hanter. Car 1994 c’est d’abord une bande
d’amis fauchée par la haine et la guerre où la frustration amoureuse
d’un adolescent envers la rebelle Kahina et qui ne devait être qu’une
déception passagère, devint dans ce terreau de violence libérée, de
violence étatisée par le propre père d’Amin, une vengeance
sanglante, personnelle. Car ces adolescents qui voient leurs proches
mourir, vont faire le deuil de leur jeunesse pour devenir comme
leurs pères, des bêtes sauvages. « Ils ont incendié notre jeunesse »
concède ainsi, fataliste, l’un des personnages.

Dans une construction narrative assez astucieuse où ces jeunes
assassins sont devenus vieux avant l’heure et où pierre après pierre,
la trame de la mort de Mehdi, le frère de Kahina, jaillit des ruines de
ces vies et de cette nation, et dessine progressivement un mirage
qui ne se dissipe pas. Dressés sur ces ruines, les pères d’Amin et de
Sidali, le premier véritable Achille algérien et le second ayant choisi
l’oubli pour exorciser cette violence qui les a construit, rejoint par le
général Aybak, sorte de Smiley algérien, ne comprennent pas qu’ils
ont abandonnés leurs enfants à ce monde qu’ils ont conquis et
transformé en cimetière.

Amin comme Sidali, Farouk ou Nawfel se retrouvèrent à devoir
porter un passé qui n’est pas le leur dans un présent qui les dépasse.
Constamment au bord de l’abîme, certains y sombrèrent, d’autres se
sauvèrent. Mais, avec cet héritage sanglant, ils se retrouvèrent tous
à faire la guerre : contre les islamistes, contre leurs pères, contre soi-
même. Et à chaque fois la main qu’ils agrippèrent fut tachée de sang.
« On l’a fait juste parce que vous autres, nos pères, nos légions de pères,
nous faites payer le prix ingrat de votre lâche échec, de votre si belle vie à
l’ombre des nuages noirs que avez refusé de voir, décennie après
décennie » 
lança un Sidali amer.

A travers ce récit d’une jeunesse volée et fracassée, Adlène Meddi
fait le procès des pères fondateurs d’une nation, solidement
installés sur leurs piédestaux, et que des milliers d’enfants ont
entrepris de détruire. Au marteau.

Par Laurent Pfaadt

Adlène Meddi, 1994, Rivages, 334 p.

Affluents de la révolution

Alaa El-Aswany © Joël Saget Agence France-Presse

Les évènements de
la place Tahrir en
2011 vus par Alaa
El-Aswany. Un chef
d’œuvre.

Seul Alaa El-Aswany,
le génial auteur de
l’immeuble Yacoubian
ou d’Automobile Club,
pouvait édifier un tel monument littéraire sur la révolution manquée
de la place Tahrir en 2011 qui vit la chute du « pharaon » Hosni
Moubarak remplacé par Abdel Fatah Al-Sissi. Dans un formidable
roman choral qui reste à ce jour interdit dans son pays, l’écrivain
égyptien revient sur cet évènement majeur pour nous offrir une
impressionnante radiographie de la société de son pays.

Une douzaine de personnages principaux et une vingtaine de
personnages secondaires plus passionnants les uns que les autres
composent une fresque comme autant d’affluents qui se jettent
dans cette mer qu’est la fameuse place Tahrir devenue en même
temps la source des maux d’une nation. Même la mise en place de
tous ces personnages dans un roman qui ne dure que 432 pages, est
admirablement réalisée et on prend plaisir à découvrir ces hommes
et ces femmes truculents, pathétiques, héroïques ou sadiques et à se
familiariser avec leurs quotidiens et leurs névroses qui sont légions.
Quelques-uns sortent du lot : bien évidemment le général Alouani,
chef de la sécurité d’Etat et héros national, qui regardent en secret
des films pornographiques et prend plaisir à superviser la torture
d’opposants pour combler sa frustration sexuelle, Akram, la
servante d’un acteur sur le déclin dont les ébats amoureux – il faut
lire ces pages splendides détaillant comment séduire une servante –
donnent sur cette place où plusieurs révolutions se jouent, ou
l’opportuniste Nourhane, présentatrice à la télévision, qui nous
émeut avec sa volonté de s’élever en prenant sa revanche sur cette
société masculine.

L’auteur montre parfaitement que la révolution est dans toutes les
têtes et surtout sur tous les corps. Il y a bien entendu la révolution
politique, cette quête de liberté et de justice réclamée par certains
personnages comme Asma mais également cette révolution
sexuelle, sorte barrage fissuré prêt à rompre. Du divorce interdit
chez les coptes à la morale sexuelle véhiculée par des exégètes du
Coran, tel le ridicule cheikh Chamel qui frise souvent l’absurde, Alaa
El-Aswany nous fait pénétrer l’intérieur des foyers pour nous
montrer que ce qui est tabou en public se libère, de la façon la plus
sensuelle, dans le privé. Mais cette séparation qui conduit à tous les
excès de frustration, peut-elle, en cette époque de transparence à
outrance, subsister ? La réponse est non et la place Tahrir en devient
le réceptacle.

Les divers modes narratifs tels que la forme épistolaire ou la
confession concourent grandement à l’absence d’ennui et à
maintenir un rythme littéraire qui ne fait que s’accélérer à mesure
que se précipitent les évènements. Ils desservent des personnages
profonds et complexes, à l’image de cette société dont ils essaient,
parfois en vain, de s’extraire, et dont les échos de leurs destinées se
répondent, s’affrontent.

Avec ce roman Alaa El-Aswany montre, s’il est encore nécessaire de
le prouver, qu’il est, en digne successeur de Naguib Mahfouz, non
seulement l’un des plus grands écrivains du monde arabe, mais peut-
être l’un des plus grands tout court.

Par Laurent Pfaadt

Alaa El-Aswany, J’ai couru vers le Nil,
Actes Sud, 432 p.