Darktown

Thomas Mullen
Chez Rivages, 432 p
.

James Ellroy n’a qu’à bien se tenir.
Thomas Mullen, l’auteur des
Protecteurs a décidé d’arrêter sa
machine littéraire à remonter le
temps en avril 1948 dans cette
Géorgie où la ségrégation raciale
bat son plein. Les droits civils n’en
sont qu’à leurs balbutiements mais
dans la police d’Atlanta, une petite
révolution se prépare. Huit
hommes afro-américains viennent
d’y être admis. Ils vont devoir affronter outre le racisme « ordinaire »
de l’époque, la méfiance de leurs collègues et celle des quartiers
noirs de la ville.

S’inspirant d’une histoire vraie, Thomas Mullen a construit un roman
magistral où se greffe une histoire policière palpitante dans laquelle
deux flics enquêtant sur le meurtre d’une jeune métisse, mettent à
jour de multiples ramifications jusque dans leurs rangs. La violence
imprègne ce livre telle une gangrène qui contamine tout et tout le
monde. Tout est réuni pour faire de ce livre un classique du genre qui
résonne avec d’autant plus de force depuis les récents évènements
de Charlottesville. Plus qu’un roman, c’est une véritable leçon
d’histoire que l’on parcourt.

Laurent Pfaadt

La vallée des Immortels, T1 

Yves Sente, Teun Berserik,
Peter van Dongen : Blake et Mortimer, Dargaud

Des rivalités géopolitiques (la
guerre civile en Chine), un
artefact mystérieux et de la
science-fiction, le nouveau
cocktail Blake et Mortimer que
nous servent Yves Sente, Teun
Berserik et Peter Van Dongen
est toujours aussi délicieux.
Grâce à un subtil scénario signé
Yves Sente, qui en est à son
huitième Blake et Mortimer soit presque autant qu’Edgar P. Jacobs,
et qui prend la suite du Secret de l’Espadon combiné à la ligne claire
héritée du mystère de la Grand Pyramide, la première partie de ce
dyptique est, à n’en point douter, une réussite.

Respectant scrupuleusement des règles de composition pour
permettre de ne pas trahir l’héritage de Jacobs tout en jouant
astucieusement sur des thèmes prompts à convaincre les jeunes
générations, la vallée des Immortels devrait assurément convaincre
fans et néophytes. Et puis, quel plaisir de retrouver le colonel Olrik,
certainement l’un des plus beaux méchants de la bande-dessinée !

Laurent Pfaadt

Anatomie d’un scandale

Sarah Vaughan
Chez Préludes, 448 p. 

Devenue un phénomène littéraire
depuis la parution de sa Ferme au
bout du monde
, Sarah Vaughan
revient avec ce nouveau roman où
se mêlent psychologie et politique,
autant dire le cocktail idéal pour un
page-turner prompt à occuper vos
prochaines soirées d’hiver.

James Whitehouse, brillant
ministre, a tout pour devenir le
prochain chef du gouvernement britannique. Mais, à la surprise de
tous, il se voit accusé de viol. Sa carrière brisée, il s’en remet à
Sophie, sa femme, prête à tout pour ce mari qu’elle croit innocent à
l’inverse de Kate, cette avocate bien décidée à s’offrir le scalp du
ministre. Seulement, les choses ne vont pas du tout se passer comme
prévu et les protagonistes ainsi que le lecteur vont très vite
comprendre que les racines de cette affaire plongent dans un passé
que l’on croyait oublié. Car derrière ces vies parfaites se cachent des
blessures, des secrets. Mêlant astucieusement récits au présent et
au passé, l’ancienne journaliste a su s’appuyer sur sa connaissance
du monde politique pour bâtir un roman où l’ambition cache bien
souvent des choses beaucoup moins avouables.

Laurent Pfaadt

La Maison de verre

Pramoedya Ananta Toer
Chez  Zulma, 576 p.

Il est bien loin le temps où le jeune
Minke entrait dans la maison de
Robert Mellema pour y rencontrer
Ontosoroh. Les années ont passé et
d’autres flammes notamment celle,
grandiose, de la liberté ont envahi
son être et ont construit cet homme
qui défia le pouvoir colonial. Ce
dernier matérialisé dans la
personne du commissaire
Pangemanann, celui que Minke aurait pu être dans d’autres circonstances, use de ses dernières
armes pour le faire taire. Mais, on se rend bien compte que, dans ces
Indes néerlandaises parvenues à leur crépuscule, l’appareil répressif
est usé.

La liberté finit toujours pas gagner. Tel un poison, elle s’instille dans
les veines de la dictature et la détruit, lentement. Même ses séides
finissent par retourner leurs armes contre elle. Voilà le message
éclatant de Pramoedya Ananta Toer, qui a transformé son
oppression en arme littéraire, en panégyrique de la liberté. Il est
toujours émouvant de parvenir à la fin de l’un des grands
monuments de la littérature mondiale, de se dire que c’est terminé,
qu’il n’y aura plus rien après cela. Mais c’est ainsi. Minke restera
longtemps dans notre tête.

Laurent Pfaadt

Une histoire d’imbroglios

D’une guerre à l’autre, le destin
de Maxime Weygand rappelle
que l’histoire française connut de
nombreux soubresauts.

On se souvient des mots de
Charles de Gaulle qui fut son sous-
secrétaire d’Etat en juin 1940 puis
son contempteur: « Weygand, était,
en effet, par nature, un brillant
second »
ce qui, dans la bouche du
général, a tout de la litote. Issu
d’un milieu conservateur et
catholique qui influença durablement ses choix, Maxime Weygand eut certes un parcours
atypique mais cela ne l’empêcha pas de se hisser durant le premier
conflit mondial et dans le sillage de Ferdinand Foch jusqu’au sommet
de la hiérarchie militaire. On le retrouva ainsi dans le wagon de
Rethondes, lisant à la délégation allemande les conditions
d’armistice. Pourtant, s’il se voulut le double de Foch, allant même
jusqu’à porter l’habit d’académicien de ce dernier, Weygand n’en fut
cependant que l’ombre. Max Schiavon, auteur d’un remarquable
ouvrage sur la guerre en Orient montre également que l’homme
inscrivit ses pas dans ceux d’un autre maréchal, Philippe Pétain.

Grace à de nouvelles archives inédites notamment privées, Max
Schiavon évite ainsi de tomber dans le piège de l’historiographie
gaulliste qui, très tôt, a voué Weygand aux gémonies. Il décrit un
personnage complexe, d’une très grande probité et ayant le service
de la nation chevillé au corps. Profitant de la disparition successive
des grands chefs militaires de la Première guerre mondiale et de la
disgrâce de Maurice Gamelin, le chef d’état-major, en 1940,
Weygand se retrouva aux avant-postes. Celui qui ne connut jamais
le feu dut ainsi éteindre le plus grand incendie qu’ait connu la France
contemporaine. Weygand contribua à précipiter la fin de la
Troisième République en favorisant l’armistice, puis soutint la
révolution nationale du maréchal Pétain tout en préparant la
revanche. Car Weygand demeura avant tout légaliste et en tant que
soldat, la préservation de l’honneur de l’armée constitua pour lui
une priorité, condition nécessaire selon lui au relèvement du pays.
Quitte à apparaître comme un Janus selon les mots de Charles
Zorgbibe dont le nouvel ouvrage, brillant, traite des liens étroits que
nouèrent en Afrique du Nord, la France de Vichy et les Etats-Unis.

Fidèle au maréchal et antiallemand, Maxime Weygand devint ainsi
très vite une alternative crédible pour des Américains qui ne voyait
en de Gaulle qu’un autocrate illuminé. Délégué général de la France
vichyste à Alger, Maxime Weygand entretint d’excellentes relations
avec l’envoyé spécial du président américain, Robert Murphy et
l’ambassadeur William Leahy. Mais l’influence croissante de la
faction pro-allemande conduite par Pierre Laval eut finalement
raison de lui. La dernière entrevue entre les deux hommes fut à ce
titre glaciale : « Je hais les Boches et votre politique de chien couchant
qui salit le maréchal »
lança un Weygand qui, cependant, ne franchit
pas le Rubicon vers la France libre. « Il commet là sans doute une faute
qu’il paiera au prix fort »
écrit à juste titre Max Schiavon.

Après le débarquement allié en Afrique du Nord, le 8 novembre
1942, que relate presque heure par heure Charles Zorgbibe,
Roosevelt dut composer avec de Gaulle tout en ne rompant pas
complètement avec Vichy. Ce sera la fameuse photo et le simulacre
de la conférence d’Anfa avec les généraux de Gaulle et Giraud.
Quelques jours plus tard, Weygand est arrêté et envoyé au château
d’Itter où il retrouva Paul Reynaud, président du conseil en mai
1940. Les Etats-Unis ne se résolurent finalement à reconnaître la
France libre qu’en août 1943 avant que le général de Gaulle
n’impose à la libération un gouvernement provisoire aux Alliés. «
Cette fois, l’imbroglio a pris fin »
conclut Charles Zorgbibe. Vingt ans
plus tard, en 1965, Weygand rendait son dernier souffle. Devenu
président de la République, Charles de Gaulle lui refusa les
honneurs militaires aux Invalides. Espérons que ces ouvrages
permettent enfin de dissiper cet ultime imbroglio.

Laurent Pfaadt

Max Schiavon, Weygand l’intransigeant,
Chez Tallandier, 592 p.

Charles Zorgbibe, l’Imbroglio : Roosevelt, Vichy et Alger,
Editions de Fallois, 496 p.

L’envers du décor

Haruki Murakami
signe une
fantastique odyssée
sur la création

Que cherche donc le
narrateur de cette
nouvelle fresque littéraire ? La question se pose jusqu’à la dernière page lorsque
progressivement, tel ses portraits, une autre réalité se dévoile,
lorsqu’une autre peinture apparaît derrière le vernis, lorsqu’une
autre vie se dissimule derrière l’histoire d’un homme, lorsqu’un
autre décor voile celui de l’Histoire ? C’est à ces interrogations que
le lecteur, comme à chaque fois chez Murakami, est amené à
répondre.

Après un divorce et une errance, un portraitiste trouve refuge grâce
à un ami dans une maison isolée au sommet d’une montagne. Elle
appartenait à un célèbre artiste, spécialiste de peintures
traditionnelles japonaises. Dans cet isolement, l’homme fait le bilan
de sa vie. Il n’a plus le goût à peindre. Mais ses rencontres avec un
tableau oublié du maître des lieux, le fameux Meurtre du
Commandeur
qui donne son titre au livre, étrange métaphore du Don
Giovanni de Mozart, un étrange voisin, avec un ancien golden boy
désireux de rencontrer sa fille cachée, et avec l’esprit du personnage
principal du tableau, sorte d’idée matérialisée en commandeur, vont
bouleverser son existence et l’emporter dans un tourbillon
métaphysique.

Comme à chaque fois, dans un récit dense porté par une plume de
cristal qui pénètre jusqu’à l’intimité de ses personnages, Murakami
navigue entre réalité, fantasme et monde spirituel. Ses mots
semblent nous dire que nos rapports aux objets et aux autres ne
sont, au final, que des histoires de perception. Utilisant cette fois-ci
le médium de la peinture et de cet homme capable selon les mots de
son ex-femme de reproduire sur la toile, le « vrai moi » de chacun, le
monde de Murakami revêt une fois de plus l’aspect d’un miroir que
l’on traverse en permanence au son de cette petite clochette, sorte
de signal d’un changement de réalité entre ce qui a été et qui aurait
pu être.  Le lecteur ne sort ainsi pas indemne d’une telle lecture qu’il
faut poursuivre, coûte que coûte, sans s’arrêter comme ce
personnage principal qui peut, à chaque instant, tout arrêter, dire
non et qui pourtant, veut en savoir plus et descend, à ses risques et
périls, cet escalier psychologique.

De part et d’autre de ce miroir se croisent alors les vivants et les
morts : la petite Marié, fille de ce riche voisin venu lui commander
son portrait et celui de sa progéniture et la propre sœur du
narrateur, Komi, morte à douze ans ; la femme de ce love hôtel,
aventure d’une nuit et son ex-compagne Yuzu ; le voisin et ce
commandeur. La construction narrative d’une réalité distordue
rappelle Kurosawa ou Lynch. Sur le tableau du maître, en bas à
gauche, un homme regarde depuis une trappe aménagée dans le sol.
Le lecteur qui s’identifie très vite à ce dernier se demande alors en
permanence, tout au long de ces quelques 900 pages,  ce qu’il voit et
ce qu’il doit voir. « L’allégorie ou la métaphore ne devrait point être
expliquée avec des mots. Elle devrait être avalée telle quelle »
affirme
ainsi le Commandeur. Insaisissable jusqu’à la fin comme une brume
se levant sur l’aube, l’intrigue finit par éclater avec toute sa lumière
et ses couleurs. On comprend alors. Murakami est un génie. Et pas
seulement de la peinture.

Laurent Pfaadt

Haruki Murakami, Le Meurtre du Commandeur,
livre 1, une Idée apparaît, 456 p,
livre 2, la métaphore se déplace, 480 p.

Prophète de malheurs

Une nouvelle publication de
l’œuvre de John Brunner
permet de revenir sur le
caractère visionnaire de
cette dernière.

Disparu il y a plus de vingt ans
maintenant, John Brunner
(1934-1995) reste l’un des
grands écrivains de science-
fiction. Mais à y regarder de
plus près et en relisant ses
œuvres dystopiques, elles
nous apparaissent étrangement contemporaines. Changement climatique, explosion
démographique, révolutions technologiques, atomisation de
l’individu ou terrorisme endémique, ce que l’on a baptisé la
tétralogie noire a tout, un demi-siècle après sa publication, de la
prophétie. Et pourtant, lorsque ce jeune écrivain de 34 ans, auteur
déjà prolifique, publie Tous à Zanzibar en 1968, personne ne
s’attendait à un tel choc. L’ouvrage allait non seulement remporter
les principaux prix dont le Hugo en 1969, devenir un classique de la
science-fiction et installer son auteur au rang des plus grands.

Pour comprendre l’impact de cette œuvre majeure de la littérature
mondiale – et pas uniquement de science-fiction – il faut se souvenir
qu’à l’époque de Tous à Zanzibar (1968), de L’Orbite déchiquetée
(1969), du Troupeau aveugle (1972) et dans une moindre mesure de
Sur l’onde de choc (1975), les ressources de la planète étaient
considérées comme inépuisables et les problèmes énergétiques ne
relevaient que de quelques idéologues fanatiques. Patrick Moran,
professeur de littérature comparée, rappelle d’ailleurs dans la
préface qu’il consacre à la tétralogie noire que la littérature de
Brunner tend à démontrer « non pas sa capacité à prédire de manière
exacte à quoi ressemblera la technologie du futur, mais sa propension à
extrapoler à partir du présent pour mettre celui-ci en lumière, et s’il le
faut, lancer l’alerte ».

Ainsi dans Tous à Zanzibar qui se déroule en 2010, les Etats-Unis
gouvernés par le président Obomi, sont la proie de terroristes visant
des gratte-ciels et l’homosexualité est parfaitement acceptée dans
les opinions publiques. Dans l’Orbite déchiquetée qui se tient en
2014, le racisme est ainsi pointé du doigt en même temps que
l’influence du complexe militaro-industriel. On pourrait ainsi
multiplier les situations, les considérations géopolitiques ou les
objets du quotidien aujourd’hui parfaitement acceptés et qui, lors de
la publication des œuvres de Brunner, paraissaient totalement
impensables. Les réflexions que Brunner en tira confèrent
aujourd’hui à ses romans une incroyable actualité en même temps
qu’une troublante acuité.

Au-delà de ces considérations certes majeures, la tétralogie noire
n’en demeure pas moins une grande fresque littéraire qui fait le lien
entre Dos Passos et la science-fiction actuelle. A Dos Passos, il
emprunte cette alternance de plusieurs modes narratifs. Sur l’onde
de choc
, nouvelle variation du 1984 d’Orwell, s’aventure avec brio
sur le terrain de la surveillance des citoyens. Le roman annonce
clairement le mouvement cyberpunk dans lequel allaient s’illustrer
des auteurs majeurs comme William Gibson qui reconnait
l’influence qu’a eu sur lui la lecture du Troupeau aveugle. D’une
incroyable unité, la tétralogie noire est cependant plus un panorama
qu’une saga, ce qui la rend plus puissante encore. Certes l’œuvre de
Brunner est empreinte d’un pessimisme qui lui a été souvent
reproché mais au regard des phénomènes qu’il décrit et qui se
déroulent sous nos yeux, on ne peut que se rendre à l’évidence : il
avait vu juste.

Laurent Pfaadt

John Brunner, La Tétralogie noire, intégrale
Editions Mnémos, 1024 p.

Miroir d’âmes

Leibowitz © Annie Leibovitz, the early years

Magnifique
rétrospective des
premières années de la
photographe Annie
Leibovitz

Annie Leibovitz peut
être considérée à
raison comme l’une des
plus importantes
photographes de la
deuxième partie du 20e
siècle. Connu
mondialement pour ses
portraits, son travail fait aujourd’hui référence. L’ouvrage publié par les éditions Taschen
en lien avec la Fondation LUMA et consacré aux jeunes années
d’Annie Leibovitz, permet d’en savoir un peu plus sur la fabrication
de son art.

Influencée par Henri Cartier-Bresson et Robert Frank, Annie
Leibovitz sillonna dès 1970 les Etats-Unis pour le magazine Rolling
Stone en compagnie des célébrités du moment, qu’elles furent
musicales, littéraires ou politiques. Très vite, ses photos révélèrent
une approche différente de la célébrité et un rapport particulier à
l’intimité de ses sujets grâce à la mise en valeur de certains détails
ou sa volonté de les photographier chez eux. Il en résulta à la fois
une solitude touchante immédiatement perceptible comme chez
Joan Baez ou Edmund Muskie et une proximité troublante entre le
modèle et celui qui le regarde.

Cet ouvrage qu’on ne cesse de parcourir est à la fois fascinant et
gênant tellement on a l’impression de saisir, de surprendre
l’angoisse d’un Normal Mailer, l’état second d’une Patti Smith ou les
failles d’un Jerry Brown, candidat aux primaires démocrates de
1976, et de comprendre, de découvrir leurs véritables
personnalités. Avec Annie Leibovitz, les rois et les reines sont nus.
Leurs faiblesses explosent sur la pellicule et leurs artifices s’effacent.
Loin d’être effrayées par la démarche de la photographe, les
célébrités se bousculèrent derrière son objectif.

« Les photographies de Leibovitz charrient désormais le privilège et le
poids de l’importance historique »
écrit ainsi Matthieu Humery,
directeur du Programme d’Archives vivantes de la fondation LUMA.
Ces photographies, outre leur beauté esthétique, sont aujourd’hui
devenues des icônes. Comment ne pas voir dans le nu d’un Arnold
Schwarzenegger regardant son entraîneur, une nouvelle variation
du Pygmalion antique. Comment ne pas penser que la journaliste
Sally Quinn, accroupie dans sa chambre d’hôtel, un téléphone à
l’oreille lors de la convention démocrate de 1976, personnifie le
journalisme d’investigation à l’américaine. Ou comment ne pas
ressentir la puissance de cet amour qui unit un John Lennon en
position fœtale et Yoko Ono. La photo fut prise cinq heures avant
l’assassinat du chanteur en bas de chez lui. Ces derniers instants
gravés dans l’intimité résonnent toujours avec autant de force, plus
de trente ans plus tard. L’œil d’Annie Leibovitz est demeuré ouvert.
Et le nôtre avec.

Laurent Pfaadt

Annie Leibowitz, the Early years (1970-1983),
Aux éditions TASCHEN, 200 p.

Hymn to love

Après Après avoir été bouleversés par son « Magnificat » lors du Festival Premières en 2011 puis par son « Requiemachine » en 2013 co-produit par Le Maillon, nous sommes réjouis en découvrant que Le Maillon avait programmé l « Hymn to love » de Marta Gornicka et nous l’attendions avec grande impatience.

Et ce fut, comme on le prévoyait un grand moment, un de ceux qui nous emmènent, nous transportent, nous plongent dans l’irrémédiable beauté d’un spectacle original, que l’on peut qualifier de « parfait » parce qu’il dit tout et porte avec justesse la critique de la réalité sociale et politique qui se vit actuellement aussi bien en Pologne que dans beaucoup de pays occidentaux en pleine crise d’identité.

Il le dit avec cette façon très particulière que Marta Gornicka a imaginée pour porter haut et fort les critiques qu’elle juge indispensables et qui doivent être communiquées au plus grand nombre. Son outil, est ce choeur, cet ensemble de plus de vingt personnes qui, à l’image de la société se compose de gens aux allures, aux âges très divers, de conditions différentes, parmi elles on y repère aussi bien un enfant qu’une trisomique. C’est un corps aux multiples visages dont la force, l’énergie nous galvanise par sa détermination à nous faire entendre, à travers des chants magnifiquement interprétés, ce message qui dit à la fois l’amour du pays et la catastrophe quand il devient nationalisme ardent, refus de l’histoire, dédouanement pour un passé douteux pour ces crimes de guerre qui ont eu lieu sur le sol de la Pologne.

C’est aussi un corps chorégraphié qui s’avance vers nous, martelant le sol se disloquant parfois avant de se reconstituer par petits groupes, défilant de façon martiale, portant sur le public des regards pénétrants.

Ainsi nous nous trouvons immanquablement impliqués et saluons l’habilité de la metteure en scène qui a su se servir pour écrire le texte de ce spectacle des chants traditionnels, patriotiques de son pays, montrer de manière enthousiasmante les dangers d’un nationalisme qui de fait jour chez eux et se fait galopant un peu partout, s’accompagnant de ce refus de s’ouvrir aux autres pour sauvegarder une « intégrité » dont on sait qu’elle conduit au repli sur soi, à la haine des étrangers voire aux exactions criminelles.
Merci à Marta Gornicka et à ce magnifique ensemble pour ce superbe et nécessaire avertissement.

Il est vraiment dommage qu’un incident technique ait conduit à annuler la seconde représentation au grand dam de ceux qui désiraient fortement voir ce spectacle.

Marie-Françoise Grislin avoir été bouleversés par son « Magnificat » lors du Festival Premières en 2011 puis par son « Requiemachine » en 2013 co-produit par Le Maillon, nous sommes réjouis en découvrant que Le Maillon avait programmé l « Hymn to love » de Marta Gornicka et nous l’attendions avec grande impatience.

Et ce fut, comme on le prévoyait un grand moment, un de ceux qui nous emmènent, nous transportent, nous plongent dans l’irrémédiable beauté d’un spectacle original, que l’on peut qualifier de « parfait » parce qu’il dit tout et porte avec justesse la critique de la réalité sociale et politique qui se vit actuellement aussi bien en Pologne que dans beaucoup de pays occidentaux en pleine crise d’identité.

Il le dit avec cette façon très particulière que Marta Gornicka a imaginée pour porter haut et fort les critiques qu’elle juge indispensables et qui doivent être communiquées au plus grand nombre. Son outil, est ce choeur, cet ensemble de plus de vingt personnes qui, à l’image de la société se compose de gens aux allures, aux âges très divers, de conditions différentes, parmi elles on y repère aussi bien un enfant qu’une trisomique. C’est un corps aux multiples visages dont la force, l’énergie nous galvanise par sa détermination à nous faire entendre, à travers des chants magnifiquement interprétés, ce message qui dit à la fois l’amour du pays et la catastrophe quand il devient nationalisme ardent, refus de l’histoire, dédouanement pour un passé douteux pour ces crimes de guerre qui ont eu lieu sur le sol de la Pologne.

C’est aussi un corps chorégraphié qui s’avance vers nous, martelant le sol se disloquant parfois avant de se reconstituer par petits groupes, défilant de façon martiale, portant sur le public des regards pénétrants.

Ainsi nous nous trouvons immanquablement impliqués et saluons l’habilité de la metteure en scène qui a su se servir pour écrire le texte de ce spectacle des chants traditionnels, patriotiques de son pays, montrer de manière enthousiasmante les dangers d’un nationalisme qui de fait jour chez eux et se fait galopant un peu partout, s’accompagnant de ce refus de s’ouvrir aux autres pour sauvegarder une « intégrité » dont on sait qu’elle conduit au repli sur soi, à la haine des étrangers voire aux exactions criminelles.

Merci à Marta Gornicka et à ce magnifique ensemble pour ce superbe et nécessaire avertissement.

Il est vraiment dommage qu’un incident technique ait conduit à annuler la seconde représentation au grand dam de ceux qui désiraient fortement voir ce spectacle.

Marie-Françoise Grislin

At the still point of the turning world

Au Centre Dramatique National, ce fut la création de Renaud
Herbin, son directeur qui ouvrit la saison avec une pièce étonnante dont le titre « At the still point of the turning world » est un vers du poète T.S Eliot et peut se traduire en français par :  » Au point de quiétude du monde qui tournoie ».

Repoussant un rideau de fils apparaît la marionnette réduite à son corps premier que nous avons déjà vue dans « Milieu », conduite par Renaud Herbin qui manipule délicatement les fils qui la mettent en mouvement, lui prête vie et la font avancer vers nous, la tête levée vers le ciel.

Quand ce solitaire s’esquive, c’est une foule qui surgit dans la lumière, une foule dense composée d’une multitude de petits sacs blancs suspendus à des fils. Cela nous intrigue et fait vagabonder notre imagination qui soudain se met à évoquer le pèlerinage à La Mecque! (dieu seul sait pourquoi !)

Que contiennent-ils ces petits sacs ? on apprend qu’ils sont 1600. Peut-être chacun cache-t-il une petite marionnette au repos, voire délaissée, abandonnée, comme celles vues par Renaud quand il visita les entrepôts du Théâtre de Ljubljana. Pressés les uns contre les autres, ils forment une sorte de tapis de picots. Leur immobilité, leur horizontalité ne durent que peu de temps car soudain a jailli en face d’eux un être humain bien en chair, la danseuse et chorégraphe Julie Noche qui entame une danse de relation, tordant son torse, étirant ses jambes, tendant vers eux ses bras. Bientôt, la foule se met à bouger, esquisse une respiration induite par la danseuse qui, elle aussi, gonfle son buste et semble capter le mouvement de la foule dans ses poumons. C’est alors que, côté jardin, Renaud Herbin et son complice, le marionnettiste, Aïtor Sanz Juanes sont à la manoeuvre tirant au sens propre et au sens figuré les ficelles de cet étonnant spectacle. La machine se met en route, soulevant le tapis, lui impulsant des vagues dans lesquelles plonge la danseuse qui disparaît, pour reparaître, écartant les petits sacs qui s’accrochent parfois à son costume.

Côté cour nous parviennent des sons sourds qui, peu à peu, s’amplifient provenant d’un dispositif instrumental manipulé par la compositrice Sir Alice. Elle accompagne les émergences de la danseuse d’un chant étrange venu des profondeurs de l’être.
Une fois le tapis soulevé, Julie Noche apparaît, rampant sur le sol, comme emprisonnée, menacée. Cependant Renaud est de retour avec la grande marionnette. Entre eux se déroule une sorte de ballet qui dit la rencontre, la compréhension l’entraide et cela passe par des regard, des portages, des enlacements affectueux.

Nous avons partagé avec tous les spectateurs l’envoûtement généré par ce croisement de la danse et de la marionnette à fils.

Marie-Françoise Grislin