L’esclavage, tout un monde

L’histoire de l’esclavage racontée sous toutes ses formes, de la
préhistoire à nos jours. Magistral

C’est certainement l’un des essais les plus importants de ces dix
dernières années. Qui fait et fera date. S’inscrivant dans cette
tendance historiographique d’une histoire mondiale comparée, cet
ouvrage dirigé par Paulin Ismard et agrégeant plus de cinquante
spécialistes venant d’horizons et de continents divers (historiens, archéologues, anthropologues, juristes, politistes, etc.) est
proprement stupéfiant. Il dessine une histoire de l’exploitation de
l’homme par l’homme depuis les origines – le chapitre de la
préhistoire qui s’appuie sur l’analyse de tombes mêlant serviteurs
tués avec leurs maîtres est l’un des plus fascinants – jusqu’à nos
jours et sous des formes diverses. Placée sous le signe du
comparatisme, la fonction de ces contributions, comme le rappellent
les trois coordinateurs de l’ouvrage, Benedetta Rossi, Cécile Vidal et
Paulin Ismard : « n’est pas de dessiner des types d’idéaux mais d’élaborer
des instruments à même d’éclairer réciproquement chacune des sociétés
étudiées ».

Le lecteur arpente ainsi l’espace et le temps à la rencontre de ces
différentes formes d’esclavage, de l’Antiquité où l’esclavage joua un
rôle social fondamental comme élément clé de la vie quotidienne au
Congo belge et à ses terribles exactions et au Minas Gerais du Brésil
en passant bien évidemment par la conquête des Amériques où les
auteurs insistent non pas sur un esclavage mais sur des esclavages,
la Corée du Sud et l’esclavage militaire en terre d’Islam avec
notamment les Mamelouks. Cette mise en perspective permet
également de comprendre les matrices qui permirent la mutation de
l’esclavage, à la fois historiquement et localement. Ainsi dans son
article passionnant consacré à Saint Augustin, Kyle Harper,
professeur à l’université d’Oklahoma, affirme que « le christianisme,
dans sa grande majorité, acceptait l’institution esclavagiste ». A partir de
là, l’ouvrage jette des passerelles avec la conquête espagnole du
Nouveau monde et le concept de race au XIXe siècle pour justifier
une règle de base : celle d’une infériorité de l’esclave.

D’autres exemples viennent alimenter cette histoire mondiale et
l’ouvrage ne fait bien évidemment pas l’impasse sur la traite
transatlantique sans pour autant lui conférer une place
prépondérante qui nuirait au propos. A ce titre, remettre à juste
place cet esclavage permet une déconstruction salutaire de notre
vision européocentriste d’un esclavage fondé sur la seule
exploitation économique, tout en rappelant à juste titre que
l’esclavage fut souvent réglementé et sa violence institutionnalisée.
Quelques découvertes expliquées par des spécialistes peu ou pas
traduits en France comme cet esclavage dans l’Alsace du Nord au IXe
siècle facilitent l’entrée dans la complexité du phénomène, ici
l’occurrence le passage historique de l’esclavage au servage.

Cette histoire comparée n’en oublie pas d’avancer des éléments
d’analyse pour notre époque en décrivant dans quelques contributions précieuses, les nouvelles formes d’esclavages
modernes, entre travail forcé et trafics d’êtres humains. Ainsi sont
évoqués les chantiers de la future coupe du monde de football au
Qatar et la réduction en esclavage des Yézidis par l’Etat islamique.
Dans sa contribution, Joël Quick, politiste sud-africain, estime ainsi
que l’esclavage est aujourd’hui plus diffus et plus difficile à cerner
car : « les systèmes complexes qui règlementaient et protégeaient
autrefois l’esclavage en tant qu’institution ont presque tous été
démantelés, même si  leur héritage perdure au sein des sociétés (…) Cette
transformation est lourde de conséquences pour toute entreprise de
définition de l’esclavage dans le monde contemporain ».

Preuve que malheureusement, cette histoire comparée nécessitera
très vite une mise à jour…

Par Laurent Pfaadt

Les Mondes de l’esclavage – Une histoire comparée sous la direction de Paulin Ismard
Le Seuil, 1168 p.

Gimeno transcende Mahler

L’Orchestre Philharmonique du Luxembourg a offert une troisième symphonie de Mahler pleine d’émotions et d’énergie

Gimeno transcende Mahler
©Alfonso Salgueiro)

Il est de ces concerts dont on se rappellera longtemps. Un concert où
le chef, allé au bout de lui-même, en ressort vidé, éreinté. Un concert
où l’orchestre a réellement fait corps avec l’œuvre. Un concert où le
chœur a parlé d’une seule et même voie.

Ce fut le cas lors de cette troisième symphonie de Gustav Mahler
absolument bouleversante. Composée en 1895 lors de l’une de ses
fameuses retraites à la montagne, le compositeur s’inspira
grandement de la nature environnante pour élaborer ses grandes
pages orchestrales. Et il faut dire qu’avec l’Orchestre
Philharmonique du Luxembourg, le spectateur eut réellement
l’impression d’être sur ces falaises abruptes, au milieu de ces prairies
et au bord d’un lac. Un équilibre sonore très bien respecté a magnifié
le message mahlérien notamment lors des fameux solos de la
trompette venue des coulisses et du premier violon qui délivra une
interprétation empreinte d’une atmosphère bucolique de toute
beauté.

L’ancien percussionniste devenu chef – il a prolongé jusqu’en 2025 à
la tête de la phalange du Grand-Duché – a porté une attention toute
particulière à ses instruments de prédilection afin de retranscrire la
dimension tellurique de l’œuvre. La batterie avec son côté marche
militaire qui annonce les symphonies à venir de Chostakovitch était
ainsi parfaitement en place. Tout comme celles du tambourin et des
cymbales servant les figures mythologiques de la symphonie : le dieu Pan dans le premier mouvement mais également celle de Gerhild
Romberger, alto transfigurée en pythie mahlérienne, regard
insondable et destin dans la voix. Car au bord de ce lac se trouvait un
temple. Et tout autour des vents répandaient leurs chants funèbres.
Sans savoir s’il s’agissait d’harpies ou de sirènes, le spectateur, attiré
par cette mélodie lugubre et irrésistible, entra alors dans l’édifice et
y vit son destin.

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez toute la programmation de l’OPL sur :
https://www.philharmonie.lu/fr/

Franc-tireur et partisan

Deux ouvrages remettent en lumière la figure oubliée du dirigeant communiste et écrivain Jean Kanapa

Bilan globalement positif, soutien à l’intervention soviétique en
Afghanistan, l’attitude de Georges Marchais, secrétaire général du
PCF, restera définitivement ancrée dans un passé stalinien révolu,
figée dans une idéologie d’un autre âge. Pourtant, il en aurait pu être
autrement grâce notamment à Jean Kanapa, son conseiller pour les
affaires étrangères et membre du bureau politique du PCF. Gérard
Streiff, ancien collaborateur de Jean Kanapa et journaliste à
l’Humanité, nous relate ainsi dans un ouvrage passionnant la vie de
ce dirigeant communiste et écrivain accompli, les éditions La
Déviation publiant d’ailleurs l’un de ses romans, la Crise, petit bijou
sentimentalo-politique, paru en 1962.

Cette passion des lettres traça d’ailleurs le fil rouge d’une vie, de son
entrée comme rédacteur en chef de la revue communiste La Nouvelle Critique à ses rapports de politique étrangère qui influencèrent les
grandes lignes idéologiques d’un parti en mutation et en firent un
interlocuteur de choix de la très pointue Foreign Affairs, la revue
américaine de politique étrangère.

Mais d’autres fils rouges, ceux qui séparèrent le PCF de son grand
frère soviétique, constituèrent les grands repères, les frontières de
ce fils d’un banquier juif qui pourtant approuva en 1953, la
répression stalinienne et antisémite des blouses blanches. Devenu
très vite un proche de plusieurs secrétaires généraux et notamment
de Marchais qui le surnomma son « éminence grise », Jean Kanapa
demeura longtemps, dans les cercles politiques français, un stalinien
pur et dur, participant notamment à la chute de Laurent Casanova
après avoir été son « estafette idéologique ». Gérard Streiff décortique
intelligemment l’évolution de cet homme qui souhaita réellement
sortir le communisme français de son impasse idéologique sans pour
autant y parvenir. L’évolution de Kanapa, ce puzzle idéologique
reconstitué par l’auteur est fascinant à suivre. Trop nombreux furent
les hommes du PCF à s’enfermer dans une attitude monolithique
intangible. Avec ce livre et ce travail bénéficiant du recul historique
nécessaire, l’auteur remet un peu d’objectivité et nous permet
d’appréhender à sa juste valeur ces individualités comme Kanapa
qui tentèrent de fissurer le granit communiste.

Ainsi les critiques de Kanapa vis-à-vis d’une URSS enfermée dans la
glaciation mortifère du brejnévisme, son activisme en faveur de
l’eurocommunisme ou la transformation du PCF en parti de
gouvernement attestent de cette indéfectible volonté politique qui
acheva presque de convaincre un Georges Marchais attentif à
l’évolution du parti, mais que la mort de Kanapa stoppa nette.
D’ailleurs, la figure de l’ancien secrétaire général apparaît, dans ce
livre, plus nuancée que l’image que lui, en premier lieu, ainsi que ses
opposants, ont bien voulu donner.

A travers Jean Kanapa, le récit de Gérard Streiff nourri d’entretiens
avec de hauts responsables du parti nous raconte ainsi cette période
charnière de l’histoire, celle d’une époque où le PCF était le premier
parti de France avant d’être supplanté par le PS d’un Mitterrand
lancé dans son inexorable ascension et où le monde était divisé
entre deux superpuissances, les Etats-Unis à l’égard desquels
Kanapa prônait le pragmatisme et cette URSS, cette étoile morte
qu’il qualifia au seuil de la mort, de « gâchis ».

Par Laurent Pfaadt

Gérard Streiff, Le Puzzle Kanapa,
La Déviation, 280 p.

Jean Kanapa, La Crise,
La Déviation, 120 p.