Le dernier afghan

Avec Le dernier afghan, embarquez non pas dans un train mais dans le
fourgon des convoyeurs de fonds d’un centre commercial de
Batouïev. Les Afghans sont un réseau d’anciens militaires
soviétiques de la guerre d’Afghanistan revenus à la vie civile. Entre
eux existe une fraternité comme l’explique un ancien commandant
devenu parrain de la pègre : « Un flic afghan couvrira tes arrières. Un
bandit afghan ne s’en prendra pas à toi ». L’un des convoyeurs, un
ancien afghan, Guerman dit « l’Allemand » va pourtant briser cette
fraternité en dérobant le butin et filer dans la nature. S’ensuit alors
une chasse à l’homme absolument palpitante car pour Guerman, il
n’y a que deux possibilités : la disparition ou la mort.

A travers ce récit où se mêlent violence et désillusions, Alexei Ivanov
dresse le portrait d’une Russie rongée par le crime organisé et la
corruption, une Russie où le plomb dont on faisait les cercueils pour
les morts d’Afghanistan sert désormais à armer les vivants. C’est une
gangrène que nous dépeint l’auteur, celle d’un homme revenu de la
guerre, celle d’une mémoire bafouée, celle enfin d’un monde passé
du communisme au capitalisme sans lois où les anciennes structures
étatiques ont servi de fondations aux futures mafias. Les frontières
entre l’ordre et le désordre n’existent plus. Et les héros sont fatigués.

Par Laurent Pfaadt

Alexeï Ivanov, Le dernier afghan, traduit du russe par Raphaëlle Pache
Rivages noir, 640 p.

Le Metropol

Qui dit train, dit hôtel. Et celui dans lequel l’écrivain allemand, Eugen
Ruge, auteur du somptueux Quand la lumière décline (Les Escales,
2012) nous emmène, est un peu particulier. Il s’agit du Metropol, cet
hôtel moscovite qui accueillit sous Staline, étrangers se rendant en
URSS et caciques du régime. Il devint ainsi une sorte de prison dorée
avec ses menus et grands plaisirs. Dans l’une des chambres donnant
vue sur la sinistre Loubianka, prison où les opposants étaient
exécutés, vivent Charlotte et son mari Wilhelm, espion du NKVD,
qui ont fui l’Allemagne nazie.

L’action du livre se déroule durant les grandes purges staliniennes,
entre 1936 et 1938. Et Charlotte n’est autre que l’avatar de la
propre grand-mère de l’auteur. Dans ce huis clos oppressant où le
Metropol est, à l’instar de l’Overlook de Shining, un personnage à lui
seul, les êtres disparaissent, absorbés, écrasés par la machine de
terreur soviétique dont le grand inquisiteur, Vassili Vassilievich
Ulrich, vit un étage au-dessus de Charlotte. Et devant les sièges
restés vides lors des repas, l’angoisse saisit bientôt cette dernière. Et si elle et Wilhelm étaient les prochains ? Staline ne devrait-il pas être
au courant de ce qui se passe ici ? Car bien évidemment, il n’est pas
au courant…A travers cette fiction qui emprunte des éléments
autobiographiques, Eugen Ruge dépeint l’aveuglement idéologique
d’hommes et de femmes adhérant à un régime totalitaire ainsi que la
terrible mécanique intellectuelle de fabrication des coupables.

Par Laurent Pfaadt

Eugen Ruge, Le Metropol
Aux éditions Actes Sud/Jacqueline Chambon, 352 p
.

Années de guerre

Après cette étape roumaine, notre train progresse un peu plus vers l’Est, en pleine seconde guerre mondiale avec l’un des plus grands
écrivains du 20e siècle, Vassili Grossman. En 1993 paraissait une
première version des articles qu’il publia entre 1942 et 1945 comme
correspondant de guerre pour L’Etoile rouge (Krasnaia Zvezda). Le
futur auteur de Pour une juste cause et de Vie et Destin n’a pas encore
rompu avec le régime soviétique et certains passages obligés
doivent encore satisfaire au régime. La version éditée cette année
débarrasse l’œuvre de ses oripeaux idéologiques et l’éditeur a fait
appel à Mathias Enard, prix Goncourt 2015, pour remettre la
littérature au centre du récit et « lire, à travers l’exemple de Grossman,
en filigrane, la tragédie que furent les vies, littéraires et personnelles, de
nombreux écrivains soviétiques, sous la pression du régime. »

La puissance des mots de Grossman, ainsi libérée, explose
littéralement. Dans ces articles où le reportage côtoie la fiction se lit déjà le futur Vie et Destin, l’auteur évoque la bataille de Stalingrad, le
camp de Treblinka « auprès duquel l’enfer de Dante n’est qu’un jeu
inoffensif et futile de Satan » ou le fameux tireur d’élite soviétique,
Vassili Zaïtsev dont il contribua à façonner la légende. L’histoire à
hauteur d’homme donc par ce géant de la littérature du 20e siècle.
La littérature sculptée par l’histoire avec comme artiste, ce génie.

Par Laurent Pfaadt

Vassili Grossman, Années de guerre, préface de Mathias Enard,
Autrement, 336 p.

Le livre des nombres

Le train vient de s’arrêter au milieu de la campagne transylvanienne.
En pleine Roumanie. Les voyageurs se pressent aux fenêtres et
voient des paysans. Mais les démons qui les assaillent sont bien pires
que les vampires. Il s’agit des affres du 20e siècle qui vont, dans ce
roman magistral, s’acharner sur les quatre générations de cette
famille de gens simples. A travers l’histoire de cette saga qui
traverse tout le siècle dernier, la romancière roumaine Florina Ilis a
bâti, à travers la voix de son narrateur et des différents
interlocuteurs qui s’y agrègent, un véritable puzzle mémoriel. Avec
une langue puissante, elle suit une sorte de quête visant à lutter
contre l’oubli, celui du temps qui efface tout et qui plonge les êtres
dans les marécages de l’histoire jusqu’à disparaître, que leurs vies
furent tragiques, heureuses ou les deux à la fois. Creusant la
mémoire et le passé comme on déterre sans le savoir les restes d’un
cadavre, le lecteur avance avec elle, entre excitation de ressusciter
quelque chose et crainte que cette découverte ne vienne causer plus
de  dégâts. Mais le lecteur, conduit par Florina Ilis, avance malgré
tout car au final, pour ces paysans comme pour nous, le pire est
d’ignorer son passé. Car sans lui, pas de futur. Alors est-on passé à
côté d’un chef d’œuvre ? Assurément oui.

Par Laurent Pfaadt

Florina Ilis, Le livre des nombres, traduit du roumain par Marily le Nir
Aux éditions des Syrtes, 522 p.

M, l’homme de la providence

Le train que nous propose de prendre l’écrivain italien est un express
filant à toute vitesse vers Milan Centrale, cette gare fasciste
inaugurée le 1 juillet 1931 en compagnie du Duce. Dans ce second
tome qui couvre la première décennie (1922-1932) du pouvoir de
Mussolini et du fascisme, Antonio Scurati mène, une fois de plus, son
récit, à tombeau ouvert. Celui où M s’attache les bonnes grâces de
Dieu et de l’Eglise avec les accords du Latran, le 11 février 1929,
devenant ainsi selon les mots du pape Pie XI, « l’homme de la
Providence ». Celui où il exécuta la démocratie d’une balle dans la
tête. Celui enfin où le pouvoir devint le plus puissant des
aphrodisiaques.

Alternant une fois de plus les voix et les formes narratives, l’auteur
bâtit ainsi une cathédrale noire dans laquelle M se prit pour Dieu, où
Hitler et Churchill vinrent y prier tandis que Mussolini entassait
dans la crypte toutes ses victimes. Et ce 11 février 1929, « il semble
faire nuit à midi et, devant la basilique de Saint-Jean-de-Latran, dans la
lumière pâle de l’hiver, brouillée par la puissance sentimentale du chant,
la frontière séparant la gloire terrestre de la gloire divine s’efface ».

Par Laurent Pfaadt

Antonio Scurati, M, l’homme de la providence, traduit de l’italien par Nathalie Bauer
Les Arènes, 660 p.

Beaux jours

Première étape de notre voyage, les Etats-Unis avec la grande Joyce
Carol Oates. Montez dans le 11h17, ce train de banlieue reliant le
New Jersey à New York et qui concentre toute l’humanité de
l’écrivaine américaine. Asseyez-vous dans le wagon silencieux, l’une
des huit nouvelles de ce recueil et observez. Ici, un professeur
reconnaissant une ancienne élève ou là un artiste abusant
psychologiquement de son modèle, là encore une croisière, terrain
de règlements de comptes d’un couple. Ces récits sont autant
d’explorations des rapports humains, d’analyses des profondeurs de
notre intimité, d’auscultation des failles de notre altérité. Qu’il
s’agisse de sexe, de deuil comme cette novella d’une belle-mère prise
dans sa culpabilité entre son mari et sa belle-fille morte, ou de
sadisme, l’écrivaine américaine dépeint une fois de plus à merveille
la psyché humaine et les tensions qui la sous-tendent.

A chaque nouvelle, le lecteur est bluffé par cette capacité d’analyse
que Joyce Carol Oates transforme en matériau littéraire pour
échafauder des histoires qui mettent à nu ses personnages mais
surtout nous renvoient des miroirs pas très flatteurs. Ses phrases
claquent comme des sentences. « Dans le déclin et la chute des autres,
nous voyons une trajectoire naturelle, inévitable ; dans la nôtre, une
source d’incompréhension, de surprise et d’indignation ». Du grand art,
comme toujours.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Beaux jours, traduit de l’anglais par Christine Auché
Aux édition Philippe Rey, 411 p
.

Sous l’oeil des muses

Un coffret revient sur les grands moments de la Mozartfest de Würzbourg

Kaisersaal of the Residenz
© Oliver Lang

Amadeus signifie en latin « Aimé de Dieu ». Ainsi depuis un siècle, les
muses des fresques de Tiepolo veillent, dans la résidence princière
de Würzbourg sur ce Mozart célébré par les hommes. Elles inspirent
aux solistes et aux chefs des moments d’exception et aux
spectateurs des instants d’éternité. A l’occasion de la célébration en
2021 de son centenaire, la Mozartfest, qui se réunit à chaque fin de
printemps dans la résidence du prince-évêque a ainsi édité un
coffret rassemblant pour la première fois, des enregistrements
inédits. Couvrant une période allant de 1954 à 2020, ces disques
constituent autant de témoignages uniques sur le rapport
qu’entretiennent de grands artistes de la musique classique avec le
plus célèbre des compositeurs.

Concerts symphoniques ou récitals, les surprises ne manquent pas. Il
y a bien évidemment les grandes symphonies et œuvres
orchestrales : La Jupiter par le Symphoniorchester des Bayerischen
Rundfunks menée par un Lorin Maazel maniant la baguette comme
un foudre, la 30e par un Kleiberth inspiré, et ce délicieux
divertimento plein d’entrain signé Il Giardino Armonico; les grands
concertos par les plus grands mozartiens, notamment ce 20e
concerto pour piano d’anthologie par un Brendel au somment de son
art et ce 5e concerto pour violon par une Ana Chumachenco virevoltante. Les grands airs lyriques semblent, quant à eux,
directement descendre des fresques. Qu’ils soient profanes avec
Erika Köth dans l’Enlèvement au sérail en compagnie d’Eugen Jochum
et avec Krassimira Stoyanova dans ce récitatif et rondo pour
soprano et orchestre, ou sacrés avec cette joie de retrouver la voix
de Lucia Popp dans cet enregistrement de 1981 de la Grande messe
qui offre un merveilleux écho, à vingt ans d’intervalle, avec une autre
grande voix mozartienne, celle de Diana Damrau, tous ces disques
émerveillent l’auditeur de leurs beautés.

La musique de chambre n’est pas oubliée, loin de là et les habitués
des Mozartfest se rappelleront, à n’en point douter, les souvenirs de
ces dernières années lorsqu’ils eurent la chance d’écouter une jeune
Veronika Eberle au talent si prometteur dans ces magnifiques
nocturnes pour violon, alto et piano en 2013 et, il y à peine un an et
demi, l’incroyable pianiste allemande surdouée, Ragna Schirmer
dans cette huitième sonate à donner le tournis.

Un coffret nécessaire donc à tous les amoureux du grand Mozart. Un
coffret pour patienter avant de retrouver les muses, celles des
fresques et celles des scènes et qui, chacune à leurs manières et
peut-être ensemble, font tourner les têtes et chavirer les cœurs.
Rendez-vous donc fin janvier avec l’annonce de la programmation de
la Mozartfest 2022.

Par Laurent Pfaadt

Wolfgang Amadé Mozart, Imperial Hall Concerts, Live from the Residence, First release, Orfeo
BR Klassik, 100 Jahre Mozartfest, Würzburg, 6 CD.

Tableaux d’un retour au pays natal

Plusieurs expositions réhabilitent le peintre alsacien
Jean-Jacques Henner

La Religieuse (détail de la Religieuse, musée des Beaux-Arts de Nancy)

Tous les élèves savent ce que 1870 représente dans l’histoire de
France. La guerre, la défaite face à l’Allemagne de Bismarck, la perte
de l’Alsace-Lorraine et le mythe d’une revanche entretenu dans
chaque salle de classe, chaque foyer, chaque assiette jusqu’à la
Première guerre mondiale. Nul mieux que cette gouache de Jean-
Jacques Henner du musée des Beaux-Arts de Mulhouse, L’Alsace, elle
attend symbolisa parmi d’autres, cette Alsace captive, celle dont on
espérait le retour dans la mère patrie, celle dont Gambetta affirmait
« n’en parlez jamais, pensez-y toujours ».

Le rêve de cette province perdue a pris place dans le musée national
Jean-Jacques Henner, peintre alsacien célébré à Paris. L’exposition
montre combien le culte du souvenir et de la haine allemande fut
cultivée dans les journaux – avec en tête le Petit Journal et ses unes
incroyables – mais également dans la vie quotidienne des Français.
On chantait la province perdue, on mangeait dans des services de
table décorés par l’artiste alsacien Hansi. L’exposition mobilise ainsi
dans cette « petite Alsace » qu’est ce très beau musée parisien, les
grands artistes alsaciens et leurs œuvres : les sculptures d’Auguste
Bartholdi notamment le fameux buste d’Erckmann et Chatrian
(1872) côtoient  la très évocatrice Alsace meurtrie (1872) de Gustave
Doré. Avec d’autres artistes comme Edouard Detaille ou Emile Gallé,
ces œuvres participèrent ainsi à alimenter le souvenir, avec au milieu
de ces dernières, le maître des lieux brillamment représenté avec
son Alsacienne tricotant (1871) dont la composition évoque Vermeer
ou La Légende d’Alsace (1904).

Si Jean-Jacques Henner fut membre de la Ligue des patriotes,
mouvement nationaliste fondé par Paul Déroulède, il demeura
moins un instrument artistique de la revanche qu’un peintre
inclassable. La grande et majestueuse rétrospective que lui consacre la ville de Strasbourg, complétée par celle de Mulhouse, lui rend
enfin une justice méritée. Rare peintre à posséder son musée
particulier, encensé par ses contemporains, fréquenté par les hautes
autorités de la République, son œuvre a malheureusement été
confinée dans les oubliettes de l’histoire de l’art par la déferlante
impressionniste. Aujourd’hui, grâce à l’intrépidité de quelques
conservateurs désireux de rattraper « cet oubli impardonnable » selon
les mots de Paul Lang, directeur des Musées de la ville de
Strasbourg, il est enfin possible de mesurer l’incroyable étendue de
son art.

Le musée Jean-Jacques Henner a ainsi été vidé de ses plus belles
pièces pour cette exposition tout à fait passionnante, et complétée
d’œuvres venues des principaux musées alsaciens ainsi que de
collections particulières. Celle-ci revient ainsi sur la vie de ce fils de
paysans du Sundgau devenu académicien et grand officier de la
Légion d’honneur. Après avoir perfectionné son art à travers des
scènes typiques alsaciennes, il se rendit en Italie pour admirer et
copier les grands maîtres tels que Titien, le Corrège ou Léonard de
Vinci. Mais pas le Caravage, considéré comme peu d’intérêt mais
qu’Henner admira en secret comme en témoigne le très beau Christ
en prison (1861) du musée Unterlinden. Il ramena ainsi d’Italie un
coup de pinceau, ce sfumato qui allait constituer sa marque de
fabrique, notamment dans ses Madeleine aux cheveux roux, et cette
composition appliquée à sa Chaste Suzanne (1864) dont l’exposition
montre les très belles études.

Après trois échecs, Jean-Jacques Henner finit par obtenir la
consécration avec le prix de Rome en 1858 pour Adam et Eve
trouvant le corps d’Abel mort. Le trait est encore marqué par une
forme de classicisme et la composition répond aux codes de
l’époque. De ses visites au Louvre, il poursuivit son étude des grands maîtres en s’imprégnant des Christ morts d’Holbein et de
Champaigne. Mais il ne faut pas voir en Henner, un vulgaire copieur
car comme le rappelle Isabelle de Lannoy, historienne de l’art et
auteure du catalogue raisonné de l’artiste : « si Henner s’est
parfaitement imprégné des grands maîtres qu’il a étudié, il les a
transcendé avec un oeil qui lui est propre »

Outre le fait qu’il fut un dessinateur talentueux que montre à
merveille l’exposition du musée des Beaux-Arts de Mulhouse, Jean-
Jacques Henner développa un art singulier, révolutionnaire. Car
comment ne pas être ébloui par cette incroyable Piéta où il a
représenté ses parents. Comment dans ce Christ mort, ne pas être
fasciné par le réalisme abouti de la figure du fils de Dieu.

Progressant dans l’exposition, le visiteur constate également que
l’art d’Henner opéra des mutations, évoluant vers des noirs et des
chairs plus tranchés, vers une composition épurée à l’extrême. Cela
donna la Religieuse du musée des Beaux-Arts de Nancy, l’un des chefs
d’œuvre de l’exposition, absolument fascinante et que l’on
contemple sans fin. Si Manet ou Velázquez se lisent sur cette toile,
c’est bel et bien à Jean-Jacques Henner que le visiteur a affaire. Ses
nus deviennent diaphanes, ses femmes aux cheveux roux telles que
La Liseuse (1883) ou La Source (1881) entrent dans les salons des
puissants de la République. Lorsqu’il présente la Femme au divan noir
au salon en 1869, le peintre n’a plus rien en commun avec le
vainqueur du prix de Rome onze ans plus tôt sauf peut-être cette
passion à peindre la femme, à tourner autour d’elle comme un
sculpteur autour de sa muse et qui donna les incroyables études
préparatoires à l’huile et au fusain de cette Salomé qui ferme une
exposition consacrant enfin Jean-Jacques Henner au panthéon des
grands peintres français.

Par Laurent Pfaadt

Jean-Jacques Henner (1829-1905), La chair et l’Idéal, Musée des Beaux-arts de Strasbourg
jusqu’au 24 janvier 2022.

Alsace ! Rêver la province perdue, Musée national Jean-Jacques Henner (Paris)
jusqu’au 7 février 2022

Jean-Jacques Henner (1829-1905), dessinateur, Musée des Beaux-Arts de Mulhouse
jusqu’au 30 janvier 2022

La jeune fille de l’étranger

A l’occasion du 115e anniversaire de sa naissance, un somptueux cahier de l’Herne revient sur la vie et l’œuvre d’Hannah Arendt

Telle fut l’expression empruntée à Schiller par Heinrich Bühler, son
mentor politique pour désigner cette femme philosophe et juive, née
en Allemagne et qui entretint une relation avec l’un des plus
importants philosophes du 20e siècle, Martin Heidegger, qui
pourtant se compromit avec le Troisième Reich. Le très beau cahier
de l’Herne consacré à Hannah Arendt permet ainsi de comprendre
cette femme qui bouleversa notre rapport à la philosophie, à
l’Histoire et à ce 20e siècle marqué par les deux grands
totalitarismes que furent le communisme et le nazisme.

Nourri comme à chaque fois par un certain nombre d’inédits, ici de
correspondances notamment celle, absolument fascinante, avec
Hermann Broch, l’auteur des Somnambules, et de conférences, ce
cahier de l’Herne parvient pleinement à « autonomiser » la figure
d’Hannah Arendt ainsi que sa philosophie de celle trop longtemps écrasante de Martin Heidegger qui ne fait qu’une brève apparition.
De plus, la singularité de sa démarche historique et philosophique
inscrite dans son positionnement académique est parfaitement
explicitée car rappellent Martine Leibovici et Aurore Mréjen qui ont
coordonné le cahier, « Hannah Arendt ne veut pas endoctriner ». Ce
que confirme Pierre Bouretz, directeur d’études à l’EHESS qui lui,
dirigea le volume de la collection Quarto chez Gallimard regroupant
les Origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem : « Elle se battait
contre l’histoire, s’acharnait à la comprendre, polémiquant avec le
monde ». Inclassable donc. Donc difficile à cerner.

Et pourtant l’articulation de sa pensée est d’une extrême limpidité.
Analysant dans les Origines du totalitarisme l’émergence de ces
nouveaux régimes, inédits et donc bien distincts des tyrannies,
autoritaires et même fascistes, Hannah Arendt expliqua
parfaitement leur mécanique d’installation liée notamment à la
décomposition progressive de l’Etat-nation et à l’éradication de
toutes les formes de liberté y compris celle de penser qui conduisit
« à organiser le peuple en accord avec une seule idée susceptible de
l’animer » selon Roger Berkowitz. La clef de voûte du système
d’Hannah Arendt réside bien dans cette « absence de penser ». Ainsi,
la déstructuration de l’Etat-nation priva les citoyens, par l’éclairage
de divers corps constitués et autres mécanismes, de leur faculté de
juger, de s’interroger, d’exercer leur libre-arbitre, fabriquant ainsi
des êtres comme Adolf Eichmann, des êtres privés de leur devoir
moral, des êtres pour qui le mal devint si banal qu’aucune
considération ne les empêcha de l’exercer.

La banalité du mal. Ainsi née la polémique, notamment avec la
publication d’Eichmann à Jérusalem, enseignements tirés du procès
d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961. L’invention de ce concept
renverse le modèle kantien de « mal radical ». Cette idée déclencha
de vives polémiques de part et d’autre de l’Atlantique, notamment
aux Etats-Unis où un intense lobbying s’attacha à retirer l’ouvrage
des libraires. Le cahier permet ainsi de déconstruire les contresens
nés de cette campagne mais également de rappeler la trahison
d’Eichmann lui-même lors de son procès lorsqu’il mêla devoir moral
et devoir d’obéissance aux lois de son pays. Hannah Arendt eut
l’occasion de préciser sa pensée lors d’une conférence donnée
devant les étudiants juifs de Chicago, le 30 octobre 1963 : « Qu’ai-je
voulu dire ? Pas que le mal est ordinaire : l’ordinaire est ce qui arrive
fréquemment (…) Ce sont les motifs les plus banals, et non des motifs
particulièrement méchants (comme le sadisme, la volonté d’humilier ou la
volonté de puissance) qui ont fait d’Eichmann ce fauteur de mal tellement
effrayant » lit-on dans le petit carnet A propos de l’affaire Eichmann qui
complète judicieusement ce cahier.

Karl Jaspers, psychiatre et philosophe suisso-allemand qui fut son
directeur de thèse à l’université d’Heidelberg et un indéfectible
soutien résuma ainsi dans A propos de l’affaire Eichmann, la démarche
d’Hannah Arendt : « l’humus qui la fait vivre est fait de volonté de vérité,
d’humanité au sens propre. » Relire Hannah Arendt a ainsi quelque
chose d’effrayant. Outre la terrible lucidité avec laquelle elle analyse
notre monde, sa réflexion semble encore terriblement pertinente.
On referme les différents livres avec cette question : elle nous a prévenu, pourquoi ne faisons-nous rien ? Puis la peur s’empare du
lecteur lorsqu’il envisage cette autre question : pourquoi n’avons-
nous rien fait ?

Par Laurent Pfaadt

Hannah Arendt, sous la direction de Martine Leibovici et Aurore Mréjen,
Cahier de l’Herne, 312 p. 2021

Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem, sous la direction de Pierre Bouretz, Collection Quarto,
Chez Gallimard, 1624 p, 2002

Karl Jaspers, Hannah Arendt, A propos de l’affaire Eichmann,
Carnets L’Herne, 112 p. 2021

Des dynasties gravées dans le marbre

Dans la cadre de « la sculpture 18e », deux expositions majeures mettent en lumière l’incroyable rayonnement de la statuaire lorraine

Statue d-Apollon attribuée à Barthelemy Guibal

Stanislas est de retour. Chez lui. Dans ce château de Lunéville, ce
« Versailles lorrain » qu’il a transcendé architecturalement. Voilà ce
que le visiteur ressent en contemplant la magnifique statuette en
biscuit de porcelaine à l’effigie de l’ancien roi de Pologne tirée de la
manufacture Cyfflé. Mais dès avant l’arrivée de Stanislas
Leszczynski, les ducs de Lorraine comprirent très vite que la
statuaire constituait un outil de propagande et de prestige qu’ils
s’évertuèrent à décliner sur les murs, dans les jardins et les
appartements. En témoigne ainsi ce très beau buste en terre cuite
du duc Léopold par Jacob Sigisbert Adam. Chez Léopold « l’image de
la jeunesse du souverain vêtu de la cuirasse du chef de guerre sert l’idée
d’un pouvoir conquérant » écrit Thierry Franz, responsable du musée
du château de Lunéville et commissaire de l’exposition dans le très
beau catalogue qui accompagne cette dernière. A la cour, les
premiers artistes arrivèrent pour donner corps à cette ambition. Ils
se nomment François Dumont et Germain Boffrand et laisseront des
traces indélébiles comme ce formidable Titan foudroyé du musée du
Louvre.

Le duc Stanislas amena la rocaille, ce goût du mouvement magnifié
par le duo Barthélémy Guibal- François Héré à nouveau réuni pour
donner vie, dans les jardins avec cette magnifique statue d’Apollon
ou ces fontaines de métal, aujourd’hui chez l’électeur palatin
Charles-Théodore, aux rêves artistiques du duc. A l’intérieur, dans
les appartements, la sculpture servit les fastes du quotidien comme
dans ces figures du magnifique miroir de la duchesse Elisabeth-
Charlotte d’Orléans.

Jacob Sigisbert Adam, patriarche d’une dynastie de sculpteurs
lorrains qui allait rayonner sur l’Europe, mit lui aussi son art au
service de Stanislas. Ses descendants, réunis dans la magnifique
exposition du musée des Beaux- Arts de Nancy organisée en
partenariat avec le musée du Louvre avec plus de cent sculptures,
convoque le visiteur à un voyage à travers l’Europe des Lumières, de
Versailles à Potsdam en passant par Berlin et Rome.

C’est véritablement le fils de Jacob Sigisbert, Lambert Sigisbert qui
allait inscrire les Adam au panthéon de la sculpture française en
participant notamment au concours de la fontaine de Trevi organisé
par le pape Clément XII en 1730 et en réalisant un bas-relief dans la
chapelle du souverain pontife au sein de l’église Saint-Jean-de-Latran à Rome. L’art de Lambert Sigisbert profondément imprégné
du Bernin transcende littéralement le matériau. Ses visages sont
marqués par de petites lèvres, de grands yeux et par ces muscles
tendus comme chez son Neptune calmant la tempête, l’une des plus
belles pièces de l’exposition. On reste fasciné par tant de génie,
s’attendant à tout instant à voir le dieu de la mer détourner son
regard vers nous. Son fétichisme pour les chevelures – qui restera
une des marques de fabrique de la famille – ou ces drapés gonflés
par le vent dénotent une technicité assez remarquable. Comme à
Lunéville, des pièces exceptionnelles, issues de collections
prestigieuses ou jamais montrées, notamment l’Agonie du Christ au
jardin des Oliviers ou la Nativité du carmel Sainte-Thérèse de Créteil.

Les successeurs de Lambert Sigisbert sauront faire fructifier cet
héritage. Ses deux frères, Nicolas Sébastien Adam qui réalisa le
monument funéraire du duc Stanislas aujourd’hui visible dans
l’église Notre-Dame-de-Bonsecours, et dont l’exposition présente le
très beau Prométhée déchiré par un aigle ainsi que François Gaspard,
premier sculpteur à la cour de Frédéric II de Prusse, qui participa
notamment au chantier du bassin de Neptune de Versailles et
complètera les sculptures offertes par Louis XV au roi de Prusse
pour son château de Sans-souci demeurèrent fidèles à la tradition
sculpturale familiale avec leurs beaux drapés soufflés. Sa dernière
réalisation, la très belle Minerve de 1760 atteste ainsi de son
incroyable talent.

Claude-Michel dit Clodion, peut-être le plus connu des Adam, resta
fidèle au style rocaille tout en diversifiant un art qui excella dans les
compositions mythologiques. Formé auprès de Jean-Baptiste
Pigalle, celui qui comptait quelques grands personnages de la cour
parmi ses protecteurs dont Charles-Alexandre Calonne, contrôleur
général des finances de Louis XVI et auteur de la fameuse statue de
Montesquieu, laissa quelques témoignages remarquables dont ce
très beau relief en marbre (La Marchande d’Amours) ou le fleuve
Scamandre desséché par les feux de Vulcain qui le rattache à ses
ancêtres.

« Vous vivrez toujours et votre ouvrage sera immortel » avait dit le roi
Fréderic du Danemark à Nicolas Sébastien Adam, le frère de
Lambert Sigisbert. Avec cette remarquable exposition, il faut en
convenir : le souverain danois avait raison.

Par Laurent Pfaadt

La sculpture en son château. Variations sur un art majeur, château de Lunéville,
jusqu’au 9 janvier 2022

Les Adam, la sculpture en héritage, Musée des Beaux-Arts de Nancy,
jusqu’en 9 janvier 2022