Hamlet Diptych

Bussang 2022 : Hamlet & Hamlet-Machine

©Jean Louis Fernandez

Chahuté par les restrictions, l’été 2020 avait dû se limiter au beau (et court) moment du texte de Stig Dagerman, aussi l’association gestionnaire du théâtre avait décidé de reporter à 2022 le projet de Simon Deletang d’« offrir un chemin jusqu’à Hamlet-Machine » avec la pièce de Shakespeare programmé l’après-midi.
Dans sa proposition, les deux pièces sont liées – même décor, même distribution, même énergie – et mises en dialogue par petites touches. Elles sont très rarement jouées dans la continuité et en France c’est une première.


passacaille

Quatre cubes blancs à cour, autant à jardin dressent vers le fond et sa porte coulissante une perspective épurée. Le rideau à l’avant-scène la découvre, la voile au besoin pour un jeu ou un changement de scène : l’un ou l’autre cube glisse et quelquefois un ou plusieurs crânes s’imposent en volumineux obstacles aux trajectoires des personnages (en avertissement aussi). Cette économie visuelle focalise la tragédie sur les corps. Vêtus de robes de clergyman noires, ils surgissent des travées du décor en un énergique ballet de va-et-vient, tendus et affairés tels des businessmen surbookés. Ils se croisent beaucoup, s’accrochent quelquefois impulsant un pas de deux, de trois… La découverte vers la forêt amplifie la chorégraphie en appogiatures baroques ritualisées et mortifères : les enterrements, les duels. L’espace devient le lieu d’une mécanique de la mort qui s’éploie en majesté selon l’ensorcelante partition visuelle et sonore (musiques finement choisies !) élaborée par le metteur en scène.

De ces marionnettes jouets de leurs ambitions et/ou de leurs désirs, se détache l’Hamlet envoûté de Loïc Corbery (le seul à être en pantalon). Un être en suspension dans cet univers en apparence si net et qui semble savoir où il va (ce que proclament les corps et les discours). Lui doute, est désuni entre la vengeance réclamée par l’ombre de son père, son amour ambigu pour Ophélie, les complots de cour… Tour à tour distant, complice, emporté ou se confiant au public, il promène son intériorité tourmentée dans ce monde d’intrigants et déploie avec une palette fine, délicate et virtuose une incarnation fascinante et d’une rare subtilité.

Avec sa robe carmin, Ophélie hante Elseneur comme une blessure. Elle aussi vacille mais pas du même côté qu’Hamlet et, incapables de se trouver, ils seront dévorés par la machine de mort.
En contrepoint d’Hamlet, Jean-Claude Luçon en figure harassée d’imprécateur d’outre-tombe ne cesse de réactiver la malédiction… jusqu’à en contaminer son propre fils.

L’arrière-fond de guerre se limite aux drapeaux noirs et rouges brandis comme lors des préludes de bataille chez Kurosawa (Kagemusha, Ran), ils resurgiront dans Hamlet-Machine notamment durant lesmanifestations. Quatre rôles masculins sont distribués à des femmes et l’ensemble de la troupe – professionnels, amateurs confondus – affiche une belle unité et un ardent engagement jusqu’aux saluts.

scherzo

Et justement les saluts d’Hamlet ouvrent la pièce de 1977 installant Shakespeare en vaste prologue de celle d’Heiner Müller.
À l’avant-scène, Simon Deletang se fait conteur, dit son admiration, invoque la filiation d’Artaud – son Théâtre et la peste –, commente l’enregistrement historique du texte allemand avec la voix de l’auteur (entre autres) qui sera diffusé.
Derrière lui, les machinistes complètent à vue le décor. Un panneau doré sur deux des cubes, des chaises pour tout le monde : la petite bourgeoisie a pris le pouvoir et ne transige pas avec son confort. Régulièrement les cubes obstruent la perspective, cassent l’espace auparavant si ordonnancé et, en quatre siècles, les crânes ont perdu leurs dents…

Entrent les personnages, ils se sont individualisés – jeans, chemises ou sweats, tenues de sport… Mais leur diversité est laminée : chez Heiner Müller, le collectif remplace les individualités et la parole circule librement entre des actants interchangeables. Hamlet y proclame même son indifférence au rôle (en écho à ses choix d’interprétation dans le Shakespeare). Dans la mise en scène de Bussang, il libère même Ophélie de ses bandages vers la fin. D’ailleurs le dramaturge ne s’embarrasse guère des conflits de la tragédie, il règle plutôt ses comptes avec l’Europe, la modernité, l’oppression, l’injustice, le pouvoir…

La mort n’est plus nette et tranchante comme un uppercut, elle est plus sournoise, plus diluée (cancer du sein, Ophélie finit en fauteuil roulant…). Refoulée ?
Mais conjurer la barbarie reste toujours extraordinairement difficile. On s’y essaye par la révolution ou par l’étourdissement : le glamour avec ce slow final sous une boule disco… en forme de crâne. Car la barbarie perdure sous une autre forme : Fernsehn Der tägliche Ekel Ekel (Télévision L’abomination quotidienne Abomination) ou Heil Coca-Cola (Tableau 4), etc. Règne désormais « ce pouvoir surexposé du vide et de l’indifférence transformés en marchandise » comme le suggère Didi-Huberman [1].
En regard… l’abyssal désarroi face au néant, celui d’Hamlet, celui de Shakespeare. Le nôtre ?

représentations du jeudi 18 août 2022

Par Luc Maechel

Théâtre du Peuple — Maurice Pottecher
88540 Bussang
Tél. : 03 29 61 62 47
www.theatredupeuple.com
du jeudi au dimanche jusqu’au 3.09.2022
(respectivement 3h30 avec l’entracte & 1h15)


[1] Survivance des lucioles (2008)

La désindustrialisation de la France 1995-2015

Alors que se profile déjà une rentrée économique compliquée, l’essai de Nicolas Dufourcq mérite assurément une lecture attentive afin de comprendre l’état industriel de la France. Le directeur général de la BPI (Banque Publique d’Investissement) revient dans ce livre alliant pédagogie et expertise sur ces vingt années où la France a opéré des mutations industrielles majeures.


La désindustrialisation est ainsi devenue, depuis près de quarante ans, un argument servant à traduire le déclin économique de la France. Il recèle tout à la fois des sentiments de déclassement, d’inéluctabilité et d’impuissance politique. Rien de tel donc que la lecture de cet ouvrage qui se veut à la fois leçon économique, politique et sociétale. En revenant ainsi sur les grandes étapes de ce phénomène qui ne toucha pas que la France, l’auteur met ainsi en exergue certains moments-clés comme la mise en place des 35 heures, l’adoption de l’euro ou le phénomène des délocalisations pour entrer dans le fond des sujets en convoquant notamment de grands témoins. Par la même occasion, il déconstruit quelques idées reçues véhiculées par une classe politique qui vit dans ce même phénomène toute la démagogie qu’elle pouvait en retirer. Ainsi François Villeroy de Galhau passé par les cabinets de Pierre Bérégovoy et Dominique Strauss-Kahn, aujourd’hui gouverneur de la Banque de France, estime que « le problème, c’est que nos choix économico-politiques ultérieurs n’ont pas été cohérents mais il serait faux de dire que l’euro porte la responsabilité là-dessus » à propos de la monnaie unique, principale accusée de la désindustrialisation de notre pays dans la bouche d’une partie de la classe politique.

La grande plus-value de l’ouvrage réside assurément dans ces témoignages que l’auteur a recueillis et qui viennent donner du poids à la théorie. Politiques, entrepreneurs, syndicalistes, banquiers et fonctionnaires exposent ainsi leurs visions de la désindustrialisation. La parole donnée aux entrepreneurs est particulièrement instructive puisque l’auteur ne s’est pas contentée d’interroger les grands patrons mais est également allé voir des entrepreneurs locaux tel Bruno Lacroix, de Lacroix Emballages dans l’agroalimentaire qui estime que les 35 heures ont porté atteinte à la valeur du travail dans notre pays, valeur aujourd’hui déconsidérée. Les patrons, s’ils condamnent le manque de clairvoyance et d’anticipation de responsables politiques plus soucieux de la justification de leurs actions, font également preuve d’une autocritique assez remarquable.

Alors la partie est-elle perdue ? « Une chose est claire : on ne reconstruira pas ce qui a disparu. On inventera autre chose » écrit Nicolas Dufourcq en évoquant quelques pistes comme la French-Tech ou la transition structurelle liée à la décarbonisation et à la digitalisation de notre économie. Ce livre est donc autant un essai historique qu’un ouvrage de prospective. « Il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France sera sauvée ! » disait Danton. Aujourd’hui plus que jamais, cette maxime est d’actualité. Et ce livre devrait, collectivement, nous y aider.

Par Laurent Pfaadt

Nicolas Dufourcq, La désindustrialisation de la France 1995-2015
Aux éditions Odile Jacob, 384 p