Cette danse macabre lui appartient de fait puisqu’il en signe la conception, la mise en scène, la chorégraphie, la scénographie avec Simeon Meier, les costumes avec Susanne Boner et qu’il participe au jeu en y tenant le rôle de La Mort.
Depuis 2003, régulièrement invité au Maillon nous avons pu apprécier son grand talent de concepteur d’œuvres tragicomiques.
Ce qui frappe d’entrée de jeu c’est ce décor de grand désordre,
de décharge, d’amas de vieux papiers traînant sur le sol et ce remuement sous
les sacs poubelles ce qui nous évoque immédiatement ces SDF qui souvent n’ont
rien d’autres qu’eux pour s’y abriter et y dormir.
Et on n’est pas loin de penser cela en voyant surgir d’un
cercueil de carton puis virevolter ce personnage de la mort ricanant et
claquant lugubrement des dents
Mais trêve de tragique ceux qui émergent, ils sont trois à
se dégager, hirsutes et mal fagotés (costumes Susanne Boner) vont à leur tour
défier cet environnement pourri et en faire un partenaire de jeu, c’est à
dire de vie, car c’est à eux (Tarek Halaby, Dimitri Jourde, Methinee
Wongtrakoon en alternance Eline Guenat) maintenant de virevolter et de ne pas
en laisser l’apanage à la mort. Démonstration va en être faite quand, par
exemple, dans la petite cabane perchée sur le sommet d’une pyramide, les
occupants du lieu seront confrontés au mouvement de balancier qui la fait
basculer de droite à gauche et les projette contre les murs. Il s’agit de
garder l’équilibre et cela nécessite des rétablissements constants et
suffisamment hasardeux pour créer un comique de situation tout en étant une
sorte de représentation symbolique de cette résistance dont il faut faire
preuve face aux aléas de la vie.
Deux des enfermés de la cabane basculante finissent par s’en échapper par des glissades qui les ramènent sur le plancher des vaches pendant que le troisième (Dimitri) s’exerce par toutes sortes de manœuvres et d’acrobaties à maîtriser l’espace. Une fois sorti de ce lieu inhospitalier, il pourra exprimer son mécontentement en râlant fermement et bruyamment au milieu des déchets qu’il ne cesse de repousser du pied et en projetant une de ses chaussures au milieu du public avant de la lui réclamer illico. Son numéro de clown a parfaitement fonctionné et il en profite pour renchérir avec force cris et gesticulations.
La mort passe, sortant
d’un bidon abandonné où elle s’était cachée pour donner un coup de balai et repousser
quelques débris, histoire surtout de se montrer toujours prête à narguer ceux
qui évoluent près d’elle. Ce que ne manque pas de faire la danseuse (Eline) enchainant
les pirouettes et les contorsions ou le comédien (Tarek) qui se prend pour une diva,
minaude, joue j avec ses longs cheveux, avant de s’exercer à des vocalises
dignes de la Castafiore. La musique forte, rythmée, composée par Colin Vallon accompagne
de façon pertinente ces exercices de « haute voltige » sous des
jeux de lumière sophistiqués (création lumière Sarah Büchel)
Tout cela frise l’absurde et ne manque pas d’humour. Les propositions
se multiplient sans présenter de vrais liens entre elles et certaines
improbables comme cette scène d’accouchement frisent le burlesque ou le mauvais
goût selon la sensibilité de chacun, cependant elles sont menées avec brio dans
un ambiance de cirque déjanté par des comédiens dont le vrai talent est de savoir
dérisionner, montrant ainsi que l l’on peut célébrer la vie même si le tragique
de l’existence tend à s’imposer.
Pour l’historiographie contemporaine, l’affaire semblait entendue : l’Autriche était l’autre pays du nazisme. De l’Anschluss qu’elle avait adopté à 99,75% à l’élection à la présidence de Kurt Waldheim, un ancien officier de la Wehrmacht, il ne pouvait y avoir de doutes.
Raison de plus de lire le livre
de Jean Sévillia, journaliste bien connu des lecteurs du Figaro Magazine, auteur
de biographies à succès de l’impératrice Zita et de Charles Ier d’Autriche, qui
est allé chercher des sources inédites en français pour composer ce livre. A
l’image de Franz Jägerstätter, cet objecteur de conscience autrichien exécuté
par les nazis le 9 août 1943 et magnifié par le film de Terence Malick, il y
eut une résistance à Hitler. Pour autant comme le rappelle l’auteur, « l’inconvénient
est qu’il met en scène un résistant admirable, mais solitaire. Or des
résistants, il y en a eu des centaines d’autres, qui œuvraient en
réseau. »
Et le livre de nous conduire au
sein des différents réseaux qui dirent non à Hitler durant ces quinze années
qui changèrent à jamais le visage de l’ancien empire austro-hongrois devenu une
république en 1919. Des gouvernements bourgeois conservateurs catholiques
luttant contre des nazis emmenés par Kaltenbrunner et Seyss-Inquart qui posèrent
les bases des réseaux de résistance à venir à l’occupation du pays par les
troupes alliées en passant par la répression des patriotes autrichiens qui
furent expédiés dans les camps de la mort notamment à Dachau, Jean Sévillia,
avec le talent de conteur qui est le sien, offre un récit plein de rythme
notamment lorsqu’il nous fait revivre dans ce chapitre passionnant intitulé « Finis
Austriae », presque heure par heure, ces journées entre le 10 et le 15
mars 1938 où le destin de l’Autriche bascula à grands renforts de manipulations
et de propagande. Puis lors du référendum du 10 avril, l’auteur évoque ce
rapport de la Gestapo révélé par l’historien Richard J. Evans et dans lequel il
est mentionné que « dans le cas d’un cas d’un vote secret, un tiers
seulement des électeurs viennois auraient dit « oui » à l’Anschluss ».
Si la résistance à Hitler concerna surtout les communistes, les bourgeois
catholiques conservateurs et les partisans des Habsbourg, celle-ci ne fut malheureusement
jamais unie.
Jean Sévillia rappelle également
que s’il y eut des Autrichiens comme Franz Stangl, commandant de Treblinka et
certains chefs des Einsatzgruppen parmi les pires bourreaux du Troisième Reich,
d’autres Autrichiens se singularisèrent dans la résistance notamment au sein de
la Wehrmacht. D’ailleurs, il conteste cette prédominance des Autrichiens parmi
les bourreaux nazis qu’il qualifie de « mythe ». Que si le cardinal
Innitzer et nombre de protestants soutinrent Hitler, une partie de la jeunesse
catholique autrichienne se rebella contre le régime et qu’il exista des prêtres
à l’image d’un Andreas Rieser qui passa sept ans dans les camps de
concentration, pour porter dans la nuit nazie, une voix autrichienne de
l’humanisme.
Vient alors l’heure du bilan fort intéressant. L’Autriche fut-elle victime ou complice ? « L’Autriche a été victime du nazisme, c’est un fait. Ce fait n’est pas contradictoire avec un autre fait : des Autrichiens ont été complices du nazisme. Ce qui n’exclut pas un troisième fait : des Autrichiens ont résisté au nazisme » écrit-il. Façon de remettre de l’objectivité dans un débat trop souvent caricaturé que ce livre salutaire vient éclairer de sa juste et pertinente lumière.
Par Laurent Pfaadt
Jean Sévillia, Cette Autriche qui a dit non à Hitler 1930-1945, Aux éditions Perrin, 512 p.
Après le son, l’image. Ayant comptabilisé près de deux millions d’auditeurs, le podcast de la saga de Philippe Collin sur Léon Blum (1872-1950), ancien président du Conseil du Front populaire, victime de la Shoah et figure tutélaire du socialisme français, devient un livre. Voilà de quoi nous réjouir.
Ceux qui comme nous ont aimé la
saga radiophonique adoreront ce livre. On y retrouve les grandes étapes de la
vie personnelle et publique de Léon Blum ainsi que les témoignages d’historiens
comme Pascal Ory, Ilan Greilsammer, Laurent Joly, Bénédicte Vergez-Chaignon
(également mobilisée dans l’autre série passionnante de Philippe Collin sur
Philippe Pétain) notamment tandis que l’infographie, parfaitement réussie,
donne ainsi une lecture extrêmement plaisante de l’ouvrage.
Mais la grande plus-value du livre est l’importante mobilisation d’archives photographiques sur Blum et son époque qui permet de contextualiser, de donner des visages à des personnages peut-être moins connus du grand public et entendus sur les ondes de France Inter comme Xavier Vallat, futur commissaire aux questions juives sous Vichy qui, le 7 juin 1936, lança cette fameuse phrase : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif ». Ces archives permettent également d’éclairer certains aspects peu connus de la vie de Blum comme son voyage aux Etats-Unis, à la fin de sa vie, pour négocier les accords Blum-Byrnes sur le cinéma américain dans l’hexagone. D’autres photographies, inédites comme par exemple celles de Jouy-en-Josas rafraichissent la connaissance que nous avons de ce grand personnage de l’histoire de France, cet homme qui vécut plusieurs vies, cet homme dont l’œuvre, le courage et les choix permettent selon son auteur de trouver « des remèdes propres à résoudre nombre d’inquiétudes du temps présent ».
Par Laurent Pfaadt
Philippe Collin, Léon Blum, une vie héroïque Chez Albin Michel/France Inter, 368 p.
A écouter également le podcast de Philippe Collin :
L’histoire se répète. L’histoire bégaie. L’histoire se joue des frontières. En Ukraine et maintenant en Arménie. Une frontière tracée par un dictateur qui, soixante-dix après sa mort, continue de tuer, arbitrairement. Quelques 108 ans après avoir subi le premier génocide du 20e siècle, voilà que les habitants du Haut-Karabakh, l’Artsakh pour les Arméniens, arrière-petits fils et filles de ceux qui fuirent la barbarie ottomane ont repris le chemin de l’exil. Comme un autre peuple élu de Dieu condamné à l’exil. Face à une autre montagne sacrée qui se dérobe à leur vue. Sempiternellement.
Stepanakert
Aujourd’hui, l’invasion du
Haut-Karabakh, haut-lieu du peuple arménien devenu ce conflit gelé après
l’éclatement de l’URSS en 1991, ainsi que les premiers signes d’un nettoyage
ethnique opéré par l’agresseur, l’Azerbaïdjan, font craindre le pire tant pour
les habitants de cette terre arménienne que pour ceux du sud de l’Arménie,
menacée dans son intégrité territoriale. Il rappelle l’annexion d’une autre
province, il y a moins de dix ans, la Crimée qui n’avait suscité alors que peu
de réactions. Aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’on ne savait pas, que l’on
n’a rien vu venir.
L’attaque de l’Ukraine par
Vladimir Poutine semble avoir fait des émules en Azerbaïdjan. A travers
l’invasion du Haut-Karabakh, c’est également un patrimoine historique,
religieux exceptionnel qui se trouve menacé de disparition. Réécriture de
l’histoire, travestissement de la vérité, les Arméniens vivent avec cela depuis
plus d’un siècle. Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et de la
mondialisation de l’information, il n’est plus possible d’ignorer. Sauf que les
moyens de falsifier la vérité sont devenus plus aisés.
Les livres ne mentent pas. Ceux
qui ont été écrits. Ceux qui ne manqueront pas d’être écrits pour témoigner de
ce qui se déroule sous nos yeux. Des chefs d’œuvre naissent souvent et
malheureusement de tragédies en cours ou à venir. Des livres tirés de bibliothèques
aujourd’hui menacées. Les bibliothèques, arsenaux de la culture où reposent les
armes d’instruction massive de demain.
A l’instar de bibliothèque
ukrainienne, Hebdoscope se veut avec cette nouvelle série, bibliothèque
arménienne, la défenseuse de la culture arménienne, de ses bibliothèques et de
son patrimoine, et entend proposer des lectures pour ne pas oublier ce qui se
passe à quelques milliers de kilomètres de chez nous, aux frontières de
l’Europe, une Europe dont l’histoire et l’identité, à l’instar de l’Ukraine, se
mêlent à celles de l’Arménie.
Vincent Duclert, Arménie, Un
génocide sans fin et le monde qui s’éteint, Les Belles Lettres, 144 p.
Il était la personne idoine pour
nous parler de ce génocide sans fin qui traverse l’histoire de l’Arménie et
court sur le continent européen. De la Mission d’étude sur la recherche et
l’enseignement des génocides et des crimes de masse à la commission de
recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des
Tutsi en passant par ses travaux sur Alfred Dreyfus, Vincent Duclert nous
explique dans ce brillant essai que l’invasion et l’annexion de la province du
Haut-Karabakh n’est que la continuité d’un génocide entamé en 1915 et poursuivi
par les deux grandes nations turcophones de la région, la Turquie et
l’Azerbaïdjan.
Vincent Duclert montre également,
au-delà de la phase paroxystique du génocide, ce qu’il appelle la « longue
durée des génocides ». Alors que la reconnaissance par le monde prend
du temps – il fallut près de 70 ans malgré les premières alertes d’André
Mandelstam et Raphael Lemkin pour que celui des Arméniens soit officiellement
admis – les génocidaires œuvrent, à travers la mémoire et une entreprise
négationniste assumée mais également, comme en septembre 2023, par le fait
militaire, à « sortir des peuples de l’histoire, de l’humanité ».
« L’idéologie de la négation du génocide appartient également à la
longue durée du génocide ; Elle débute dès le processus génocidaire,
contribuant à aveugler totalement les Etats témoins des persécutions et des
massacres » écrit ainsi à juste titre l’auteur.
Avec ce livre dont les droits
d’auteur seront intégralement reversés au conseil scientifique international
(CSI) pour l’étude des génocides, Vincent Duclert lance à l’Europe et à la
France un cri d’alarme plus que salutaire, celui qui doit réveiller l’humanité
qui sommeille en chacun de nous avant qu’il ne soit trop tard, afin comme il le
rappelle que l’Europe ne s’enfonce pas dans « la nuit du passé ».
On lira aussi avec intérêt cet
autre ouvrage de Vincent Duclert, Comprendre le génocide arménien, de 1915 à
nos jours, écrit avec Hamit Bozarslan et Raymond Kévorkian (Tallandier, coll.
Texto, 2022) où les auteurs expliquent avec pédagogie le premier génocide du 20e
siècle. Ils avancent également l’hypothèse d’une réactivation de l’entreprise
génocidaire avec cette guerre au Haut-Karabakh.
Jean Jaurès, Il faut sauver
les Arméniens, Mille et une nuits, 77 p.
Nous sommes avant le génocide de
1915, en 1894-1896 exactement, et déjà les Arméniens sont massacrés par les
Ottomans. Un jeune député du Tarn âgé de vingt-sept ans, monte à la tribune de
l’Assemblée nationale en ce 3 novembre 1896 pour dénoncer le silence des
puissances européennes sur cette « guerre d’extermination qui a
commencé » avant de dénoncer « l’émigration des familles
arméniennes partant de leurs maisons détruites par l’incendie ; et les
vieillards portés sur les épaules, puis abandonnés en chemin… »
Magnifique préambule au livre de
Vincent Duclert, ce petit ouvrage est à lire de toute urgence pour que
l’histoire ne soit pas un éternel recommencement.
Russie-Turquie, un défi à
l’Occident ? sous la direction d’Isabelle Facon, Passés composés, 202 p.
Le conflit au Haut-Karabakh qui
oppose Arménie et Azerbaïdjan renvoie également aux places géopolitiques
occupées par les deux grands acteurs de la région, la Russie et la Turquie,
engagés depuis plusieurs années dans une contestation de l’Occident se
traduisant notamment par les guerres en Syrie et plus récemment en Ukraine.
Pour y voir un peu plus clair sur
ces implications géopolitiques, rien de tel que se plonger dans cet ouvrage
fort instructif qui regroupe les contributions de nombreux spécialistes des
deux pays. Gaïdz Minassian, journaliste au Monde et enseignant à Science Po
offre ainsi un éclairage fort pertinent sur la question arménienne. Si la
Russie dispose de bases militaires en Arménie, l’auteur analyse la duplicité de
Vladimir Poutine qui a trouvé en Erdogan un allié indispensable à sa volonté
révisionniste de l’histoire et dans sa contestation de l’Occident symbolisé par
un Nikol Pachinyan, Premier ministre arménien jugé trop pro-occidental. Et il
semble que le soutien de la Turquie, membre de l’OTAN, à l’Ukraine et à
l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’alliance atlantique, n’ait pas
encore mis à mal cette entente de circonstances.
De Gaïdz Minassian, on lira
également avec intérêt son ouvrage Les sentiers de la victoire (Alpha
histoire, Passés composés, 2023), prix du maréchal Foch de l’académie française
2021 récompensant une œuvre intéressant l’avenir de la Défense nationale. Dans
cet ouvrage, Gaïdz Minassian s’interroge sur l’évolution du concept de victoire
dans une guerre pour en montrer les mutations ainsi que les limites. On ne
gagne plus une guerre comme on le faisait avant mais citant la philosophe
Simone Weil, le journaliste du monde rappelle que le « meilleur moyen
de ne pas recommencer la guerre de Troie » c’est d’empêcher qu’elle se
reproduise ». A méditer assurément.
Ian Manook, L’oiseau bleu
d’Erzeroum et le chant d’Haiganouch (Albin Michel, Le livre de poche)
Délaissant les steppes mongoles
et les glaciers islandais, l’auteur de polars raconte dans cette série
l’histoire de deux sœurs arméniennes, Araxie et Haïganouch, rescapées du
génocide et qui vont traverser le 20e siècle, de Marseille, l’une
des grandes villes arméniennes de France à la Russie soviétique en passant par
l’esclavage en Syrie et le PCF. Empruntant de nombreux traits à des personnes
de sa propre famille, il signe avec talent une merveilleuse saga de cet exil arménien
sans fin.
Edgar Hilsenrath, Le conte de
la pensée dernière, Le livre de poche, coll librio, 640 p.
Peut-être le plus beau roman sur
le génocide arménien. Avec le ton si particulier des livres d’Hilsenrath,
survivant de la Shoah, où l’on passe du rire aux larmes, ce livre est une saga
familiale qui raconte l’histoire de Wartan Khatisian, un paysan d’Anatolie
projeté dans les convulsions du début du 20e siècle, qui débute avec
l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo et court jusqu’au
nouveau monde en passant bien évidemment par le génocide. C’est un chant, une
mélopée récitée à la manière d’un conte oriental par son fils mourant où l’on
perçoit la douleur d’un peuple à l’ombre du mont Ararat et au son si
mélancolique du duduk.
Inoubliable.
Tigran Mansourian, Requiem,
ECM
Ecouter ce requiem aujourd’hui
prend une nouvelle dimension au regard de l’actualité tragique. Dans les notes
du compositeur arménien se mêlent magnifiquement morts d’hier et victimes
d’aujourd’hui. Entre solennité et recueillement, l’œuvre de Tigran Mansourian
est tout simplement sublime.
Nathalie Maryam Baravian, La cuisine arménienne Actes Sud, 162 p.
Enfin que serait la culture
arménienne sans sa cuisine aux influences multiples ? Nathalie Baravian,
attachée de presse nous fait découvrir dans ce livre merveilleux qui mêle
recettes et dessins, toutes les richesses d’une cuisine à nulle autre pareille.
Au menu : beuregs, dolmas et autres plats typiques arméniens. On sent
l’odeur du café. On entrevoit les desserts à la grenade.
Et pour nous servir de guide la propre grand-mère de l’autrice, fille d’un survivant du génocide qui s’est installée à Lyon et a transmis à sa petite-fille cet héritage culturel qui prend une dimension si particulière dans l’exil. « La cuisine est beaucoup plus que la nourriture. C’est une boîte de Pandore qui, ouverte, libère les tribulations et les douleurs d’une nation tout en conservant au fond toutes ses riches et ses espérances » écrit-elle. Préfacé par l’écrivain égyptien Alaa Al-Aswany, auteur de l’Immeuble Yacoubian (Actes Sud), le livre de Nathalie Baravian est plus qu’un simple ouvrage de cuisine, c’est un précis de civilisation en même temps qu’un recueil de souvenirs immémoriaux.
Nous sommes entre 1938 et 1940. Le moment de Munich. La signature du pacte d’acier entre le Troisième Reich et l’Italie fasciste, prélude à la seconde guerre mondiale. Puis l’invasion de la Pologne. Mussolini est là, au côté d’Hitler, partageant son triomphe.
Les derniers jours de l’Europe,
voilà le cadre et le titre du troisième tome de cette incroyable saga
historique et éditoriale traduite dans une vingtaine de langues, couronnée de
prix à travers l’Europe et plébiscitée par un public toujours plus nombreux. La
couverture emprunte ses couleurs au drapeau nazi, le M de Mussolini remplaçant le
svastika. Et pour cause, 1938 constitue véritablement ce tournant où Benito
Mussolini, subjugué par le Führer, est devenu son compagnon infernal, son
supplétif. Terminé le temps où il mobilisait son armée sur le col du Brenner ou
rejoignait le front de Stresa face au danger allemand avec un Laval qui lui
aussi basculera bientôt dans l’infamie. « Il ne reste plus qu’à
souhaiter que les dieux de la paix et de la guerre, particulièrement sensibles
à l’outrageuse stupidité des hommes, aient le temps d’un instant, détourné la
tête » écrit ainsi Antonio Scurati.
Empruntant la même trame
narrative qui a fait le succès des épisodes précédents, Les derniers jours
de l’Europe agrège journaux intimes, comptes-rendus de réunions et passages
romanesques pour nous dépeindre ces deux années irréversibles. Nous sommes avec
le Duce dans le train qui le conduit à Munich, dans son palais du Quirinal.
Dans une langue qui transcende véritablement le récit et se hausse à la hauteur
tantôt pathétique tantôt épique du moment choisi comme dans ce moment
tragi-comique lors de l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht où Scurati
écrit que « l’affrontement avec le siècle est renvoyé à plus tard,
remplacé provisoirement par un euphémisme », cette suite est une
nouvelle réussite.
10 juin 1940. « C’est l’heure que choisit Monsieur Mussolini pour nous déclarer la guerre (…). Le monde qui nous regarde jugera » écrit Paul Reynaud, président du conseil, à la fin du livre. On connait la suite. On attend la suite.
Par Laurent Pfaadt
Antonio Scurati, M. Les derniers jours de l’Europe, traduit de l’italien par Nathalie Bauer Les Arènes, 461 p.
Un programme fort bien conçu et des musiciens inspirés nous ont valu
une belle soirée dans la salle Érasme, lors du concert en abonnement de
l’Orchestre philharmonique de Strasbourg donné le vendredi 20 octobre dernier.
Les Danses roumaines de Béla Bartok constituaient une bonne entrée en
matière, servies par un orchestre jouant en petite formation et des musiciens
debout : la virtuosité des archets, très sollicitée dans les parties
véloces, s’en trouva amplifiée sans rien ôter à la texture soyeuse des danses
plus douces et mélancoliques.
Longuement travaillé et remanié
entre 1989 et 1993, le concerto pour violon de György Ligeti comprend, dans son
ultime version, cinq mouvements d’une durée totale d’environ une demi-heure,
durant laquelle le soliste est mis à rude épreuve. Cette œuvre attachante intègre
un matériau sonore d’origine hongroise dans une écriture, par ailleurs, très
avant-gardiste. Son premier mouvement s’ouvre de manière étonnante, comme un
bruit à peine audible se transformant d’abord en son, avant que la musique ne
s’installe vraiment. L’orchestration se compose d’un très petit quatuor d’une
vingtaine de cordes, complété par deux flutes, un hautbois, deux clarinettes,
deux cors, une trompette, un trombone et un grand nombre de percussions. On se
souvient de la belle exécution, plutôt mélodieuse, donnée lors d’un concert
d’avant le confinement de 2020, dirigée par Marko Letonja ; Charlotte
Juillard, la supersoliste de l’orchestre,
tenant la partie violon. C’est une vision beaucoup plus exacerbée que
nous auront fait entendre, le soir du 20 octobre, le chef Aziz Shokhakimov et
la violoniste Patricia Kopatchinskaja, d’une technique instrumentale et d’une
présence scénique hors du commun. En 2020, pour la cadence concluant l’agitato molto final, Charlotte Juillard
avait retenu la version écrite par le compositeur Thomas Adès, Patricia
Kopatchinskaja a proposé la sienne propre, impétueuse et véhémente, s’achevant
sur une mise en scène insolite, simulant une casse des instruments de
l’orchestre !… De cette interprétation de l’œuvre pleine de surprises,
on se demande néanmoins ce qu’ eût pensé le compositeur lui-même, qui en avait confié la création au violoniste
Sascho Graviloff et à l’Ensemble Intercontemporain de Pierre Boulez pour une
approche d’une gravité et d’un sérieux aux antipodes de celle-ci ? En bis,
la violoniste invitée et la supersoliste de l’orchestre se sont sympathiquement
réunies en duo dans une belle pièce pour violon, toujours de Ligeti, connue
sous le nom de Ballade si joc.
La musique du ballet Petrouchka d’Igor Stravinski, qui met en
scène les mésaventures et malheurs d’un pantin doté d’amour et de vie, n’est
plus joué aujourd’hui que dans sa version de concert. D’une richesse de timbre
rendant justice à la prodigieuse orchestration de Stravinsky, Aziz Shokhakimov
et les musiciens de l’OPS en ont proposé une puissante et prenante
interprétation. Elle s’inscrit dans la tradition des chefs russes, soulignant
particulièrement le dramatisme de l’œuvre, à la différence d’interprétations
occidentales mettant souvent en relief les aspects plus ludiques de la
partition.