Bibliothèque arménienne épisode 1

L’histoire se répète. L’histoire bégaie. L’histoire se joue des frontières. En Ukraine et maintenant en Arménie. Une frontière tracée par un dictateur qui, soixante-dix après sa mort, continue de tuer, arbitrairement. Quelques 108 ans après avoir subi le premier génocide du 20e siècle, voilà que les habitants du Haut-Karabakh, l’Artsakh pour les Arméniens, arrière-petits fils et filles de ceux qui fuirent la barbarie ottomane ont repris le chemin de l’exil. Comme un autre peuple élu de Dieu condamné à l’exil. Face à une autre montagne sacrée qui se dérobe à leur vue. Sempiternellement.


Stepanakert

Aujourd’hui, l’invasion du Haut-Karabakh, haut-lieu du peuple arménien devenu ce conflit gelé après l’éclatement de l’URSS en 1991, ainsi que les premiers signes d’un nettoyage ethnique opéré par l’agresseur, l’Azerbaïdjan, font craindre le pire tant pour les habitants de cette terre arménienne que pour ceux du sud de l’Arménie, menacée dans son intégrité territoriale. Il rappelle l’annexion d’une autre province, il y a moins de dix ans, la Crimée qui n’avait suscité alors que peu de réactions. Aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’on ne savait pas, que l’on n’a rien vu venir.

L’attaque de l’Ukraine par Vladimir Poutine semble avoir fait des émules en Azerbaïdjan. A travers l’invasion du Haut-Karabakh, c’est également un patrimoine historique, religieux exceptionnel qui se trouve menacé de disparition. Réécriture de l’histoire, travestissement de la vérité, les Arméniens vivent avec cela depuis plus d’un siècle. Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et de la mondialisation de l’information, il n’est plus possible d’ignorer. Sauf que les moyens de falsifier la vérité sont devenus plus aisés.

Les livres ne mentent pas. Ceux qui ont été écrits. Ceux qui ne manqueront pas d’être écrits pour témoigner de ce qui se déroule sous nos yeux. Des chefs d’œuvre naissent souvent et malheureusement de tragédies en cours ou à venir. Des livres tirés de bibliothèques aujourd’hui menacées. Les bibliothèques, arsenaux de la culture où reposent les armes d’instruction massive de demain.

A l’instar de bibliothèque ukrainienne, Hebdoscope se veut avec cette nouvelle série, bibliothèque arménienne, la défenseuse de la culture arménienne, de ses bibliothèques et de son patrimoine, et entend proposer des lectures pour ne pas oublier ce qui se passe à quelques milliers de kilomètres de chez nous, aux frontières de l’Europe, une Europe dont l’histoire et l’identité, à l’instar de l’Ukraine, se mêlent à celles de l’Arménie.

Vincent Duclert, Arménie, Un génocide sans fin et le monde qui s’éteint, Les Belles Lettres, 144 p.

Il était la personne idoine pour nous parler de ce génocide sans fin qui traverse l’histoire de l’Arménie et court sur le continent européen. De la Mission d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse à la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi en passant par ses travaux sur Alfred Dreyfus, Vincent Duclert nous explique dans ce brillant essai que l’invasion et l’annexion de la province du Haut-Karabakh n’est que la continuité d’un génocide entamé en 1915 et poursuivi par les deux grandes nations turcophones de la région, la Turquie et l’Azerbaïdjan.

Vincent Duclert montre également, au-delà de la phase paroxystique du génocide, ce qu’il appelle la « longue durée des génocides ». Alors que la reconnaissance par le monde prend du temps – il fallut près de 70 ans malgré les premières alertes d’André Mandelstam et Raphael Lemkin pour que celui des Arméniens soit officiellement admis – les génocidaires œuvrent, à travers la mémoire et une entreprise négationniste assumée mais également, comme en septembre 2023, par le fait militaire, à « sortir des peuples de l’histoire, de l’humanité ». « L’idéologie de la négation du génocide appartient également à la longue durée du génocide ; Elle débute dès le processus génocidaire, contribuant à aveugler totalement les Etats témoins des persécutions et des massacres » écrit ainsi à juste titre l’auteur.

Avec ce livre dont les droits d’auteur seront intégralement reversés au conseil scientifique international (CSI) pour l’étude des génocides, Vincent Duclert lance à l’Europe et à la France un cri d’alarme plus que salutaire, celui qui doit réveiller l’humanité qui sommeille en chacun de nous avant qu’il ne soit trop tard, afin comme il le rappelle que l’Europe ne s’enfonce pas dans « la nuit du passé ».

On lira aussi avec intérêt cet autre ouvrage de Vincent Duclert, Comprendre le génocide arménien, de 1915 à nos jours, écrit avec Hamit Bozarslan et Raymond Kévorkian (Tallandier, coll. Texto, 2022) où les auteurs expliquent avec pédagogie le premier génocide du 20e siècle. Ils avancent également l’hypothèse d’une réactivation de l’entreprise génocidaire avec cette guerre au Haut-Karabakh.

Jean Jaurès, Il faut sauver les Arméniens, Mille et une nuits, 77 p.

Nous sommes avant le génocide de 1915, en 1894-1896 exactement, et déjà les Arméniens sont massacrés par les Ottomans. Un jeune député du Tarn âgé de vingt-sept ans, monte à la tribune de l’Assemblée nationale en ce 3 novembre 1896 pour dénoncer le silence des puissances européennes sur cette « guerre d’extermination qui a commencé » avant de dénoncer « l’émigration des familles arméniennes partant de leurs maisons détruites par l’incendie ; et les vieillards portés sur les épaules, puis abandonnés en chemin… »

Magnifique préambule au livre de Vincent Duclert, ce petit ouvrage est à lire de toute urgence pour que l’histoire ne soit pas un éternel recommencement.

Russie-Turquie, un défi à l’Occident ? sous la direction d’Isabelle Facon, Passés composés, 202 p.

Le conflit au Haut-Karabakh qui oppose Arménie et Azerbaïdjan renvoie également aux places géopolitiques occupées par les deux grands acteurs de la région, la Russie et la Turquie, engagés depuis plusieurs années dans une contestation de l’Occident se traduisant notamment par les guerres en Syrie et plus récemment en Ukraine.

Pour y voir un peu plus clair sur ces implications géopolitiques, rien de tel que se plonger dans cet ouvrage fort instructif qui regroupe les contributions de nombreux spécialistes des deux pays. Gaïdz Minassian, journaliste au Monde et enseignant à Science Po offre ainsi un éclairage fort pertinent sur la question arménienne. Si la Russie dispose de bases militaires en Arménie, l’auteur analyse la duplicité de Vladimir Poutine qui a trouvé en Erdogan un allié indispensable à sa volonté révisionniste de l’histoire et dans sa contestation de l’Occident symbolisé par un Nikol Pachinyan, Premier ministre arménien jugé trop pro-occidental. Et il semble que le soutien de la Turquie, membre de l’OTAN, à l’Ukraine et à l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’alliance atlantique, n’ait pas encore mis à mal cette entente de circonstances.

De Gaïdz Minassian, on lira également avec intérêt son ouvrage Les sentiers de la victoire (Alpha histoire, Passés composés, 2023), prix du maréchal Foch de l’académie française 2021 récompensant une œuvre intéressant l’avenir de la Défense nationale. Dans cet ouvrage, Gaïdz Minassian s’interroge sur l’évolution du concept de victoire dans une guerre pour en montrer les mutations ainsi que les limites. On ne gagne plus une guerre comme on le faisait avant mais citant la philosophe Simone Weil, le journaliste du monde rappelle que le « meilleur moyen de ne pas recommencer la guerre de Troie » c’est d’empêcher qu’elle se reproduise ». A méditer assurément.

Ian Manook, L’oiseau bleu d’Erzeroum et le chant d’Haiganouch (Albin Michel, Le livre de poche)

Délaissant les steppes mongoles et les glaciers islandais, l’auteur de polars raconte dans cette série l’histoire de deux sœurs arméniennes, Araxie et Haïganouch, rescapées du génocide et qui vont traverser le 20e siècle, de Marseille, l’une des grandes villes arméniennes de France à la Russie soviétique en passant par l’esclavage en Syrie et le PCF. Empruntant de nombreux traits à des personnes de sa propre famille, il signe avec talent une merveilleuse saga de cet exil arménien sans fin.

Edgar Hilsenrath, Le conte de la pensée dernière, Le livre de poche, coll librio, 640 p.

Peut-être le plus beau roman sur le génocide arménien. Avec le ton si particulier des livres d’Hilsenrath, survivant de la Shoah, où l’on passe du rire aux larmes, ce livre est une saga familiale qui raconte l’histoire de Wartan Khatisian, un paysan d’Anatolie projeté dans les convulsions du début du 20e siècle, qui débute avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo et court jusqu’au nouveau monde en passant bien évidemment par le génocide. C’est un chant, une mélopée récitée à la manière d’un conte oriental par son fils mourant où l’on perçoit la douleur d’un peuple à l’ombre du mont Ararat et au son si mélancolique du duduk.

Inoubliable.

Tigran Mansourian, Requiem, ECM

Ecouter ce requiem aujourd’hui prend une nouvelle dimension au regard de l’actualité tragique. Dans les notes du compositeur arménien se mêlent magnifiquement morts d’hier et victimes d’aujourd’hui. Entre solennité et recueillement, l’œuvre de Tigran Mansourian est tout simplement sublime.

Mon article :  http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/tigran-mansourian/

Nathalie Maryam Baravian, La cuisine arménienne
Actes Sud, 162 p.

Enfin que serait la culture arménienne sans sa cuisine aux influences multiples ? Nathalie Baravian, attachée de presse nous fait découvrir dans ce livre merveilleux qui mêle recettes et dessins, toutes les richesses d’une cuisine à nulle autre pareille. Au menu : beuregs, dolmas et autres plats typiques arméniens. On sent l’odeur du café. On entrevoit les desserts à la grenade.

Et pour nous servir de guide la propre grand-mère de l’autrice, fille d’un survivant du génocide qui s’est installée à Lyon et a transmis à sa petite-fille cet héritage culturel qui prend une dimension si particulière dans l’exil. « La cuisine est beaucoup plus que la nourriture. C’est une boîte de Pandore qui, ouverte, libère les tribulations et les douleurs d’une nation tout en conservant au fond toutes ses riches et ses espérances » écrit-elle. Préfacé par l’écrivain égyptien Alaa Al-Aswany, auteur de l’Immeuble Yacoubian (Actes Sud), le livre de Nathalie Baravian est plus qu’un simple ouvrage de cuisine, c’est un précis de civilisation en même temps qu’un recueil de souvenirs immémoriaux.

Par Laurent Pfaadt