Cédric
Gras raconte dans deux ouvrages passionnants ce que la conquête de l’Everest
représenta pour les pays communistes
Un
sommet à atteindre. Comme les échecs et la musique classique, l’alpinisme
devint, dans les pays communistes, avant et après la seconde guerre mondiale,
un enjeu géopolitique et un moyen de prouver à la face du monde, la domination
de l’idéologie communiste.
Caravane des Abalakov sur l’Inyltchek Copyright Lorenz Saladin
En
Union soviétique, cette obsession se trouva incarnée par deux frères :
Evgueny et Vitali Abalakov. En 1933, Evgueny Abalakov gravit le pic Staline
(aujourd’hui pic Ismaïl Samani haut de 7495 mètres) tandis que son frère Vitali
réussit en 1934, l’ascension du pic Lénine, aujourd’hui pic Abu Ali Ibn Sina au
Tadjikistan (7134 mètres). Les deux hommes devinrent alors des héros
soviétiques avant que deux ans plus tard, Vitali Abalakov ne soit victime de la
grande terreur. Celui qui avait célébré la gloire, un piolet à la main, du
petit père des peuples se retrouva envoyé en prison. C’est ce que raconte
Cédric Gras, féru d’alpinisme et auteur de nombreux ouvrages sur l’espace
soviétique dans ce livre incroyable récompensé par le prix Albert Londres 2020.
Pour cela, l’auteur est allé rechercher dans les archives du NKVD les documents
permettant de retracer les incroyables destins des frères Abalakov.
En 1936, les deux frères effectuèrent ensemble l’ascension
du terrible Khan Tengri, point culminant du Kazakhstan situé à 7010 mètres
d’altitude en compagnie d’un photographe suisse et sympathisant communiste,
Lorenz Saladin qui immortalisa leurs exploits avant de mourir quelques heures
après la descente. Une expédition difficile qui allait coûter à Vitali, dix
phalanges et deux années de sa vie pour avoir emmener, soi-disant à l’étranger,
Lorenz Saladin. Si la raison de sa chute (politique) reste encore obscure,
Cédric Gras montre qu’elle s’inscrivit dans une purge qui précipita 50 %
des principaux alpinistes soviétiques, représentants d’un sport qui a longtemps
été considéré comme bourgeois. A son retour sur les pentes des sommets du
Caucase, Vitali était devenu une légende mais à quel prix.
Au lendemain de la mort d’Evgueny Abalakov en 1948, la Chine, devenue à son tour communiste, comprit elle aussi tout le prestige qu’elle pouvait tirer de l’alpinisme. Engagé dans cette même cordée littéraire, Cédric Gras s’est ainsi lancé, avec ce nouvel ouvrage, sur les pas de ces alpinistes de Mao. Et si les frères Abalakov avaient été les agents de propagande de Staline, ce n’était rien en comparaison de ceux qui gravirent les pentes nord du Qomolangma (nom chinois de l’Everest) pour le compte du Grand Timonier. Cédric Gras n’hésite pas à parler de fanatisme et raconte que l’alpinisme selon Mao Zedong ne fut pas seulement « une affaire de gloire et d’exploit patriotique » mais participait d’une « conquête militaire d’un territoire jusqu’à ses éminences les plus vertigineuses ». Ce territoire s’appelait bien évidemment le Tibet.
L’auteur revient tout particulièrement sur cette expédition des 24 et 25 mai 1960 qui vit plusieurs alpinistes atteindre le toit du monde. Une expédition qui suscite toujours de sérieux doutes notamment en l’absence de photos. Enquêtant jusque dans les montagnes chinoises, Cédric Gras découvrit notamment dans club d’alpinisme du Sichuan, les mémoires de l’un des trois alpinistes ayant dompté le Qomolangma. Or surprise, les pages consacrées à l’ascension de 1960 ont été arrachées. De quoi nourrir un peu plus un soupçon formant le mystère de ce livre passionnant.
Par Laurent Pfaadt
Cédric Gras, Alpinistes de Staline Chez Points, coll. Points aventures 264 p.
Comment qualifier ce livre magnifique ? D’une ode à la mémoire ? D’un témoignage de la relation toujours difficile d’un fils avec son père ? Peut-être les deux finalement.
Les
nazis ont pris le pouvoir en Allemagne. Les juifs sont poussés à partir sans
savoir qu’ils ne reverront pas leur pays et que s’ils ne le font pas, ils
seront bientôt exterminés. Hans arrive en Angleterre avec le dernier Kindertransport,
ces convois qui, à partir de la nuit de cristal de novembre 1938 et jusqu’à la
veille de la seconde guerre mondiale, évacuèrent des enfants juifs vers la
Grande-Bretagne.
Hans
survécut à la Shoah quand une grande partie de sa famille périt. Il allait
enfouir son histoire au plus profond de lui-même, jusqu’à ses quatre-vingt ans
lorsque son fils avec qui il eut une relation compliquée lui propose de revenir
à Berlin pour, d’une certaine manière, rattraper ce temps perdu dans les
abysses de la douleur où il enferma sa relation avec son fils.
Dans ce livre qui rappelle Une odyssée, un père, un fils, une épopée de Daniel Mendelssohn, Jonathan Lichtenstein montre que souffrances de l’histoire se transmettent dans les non-dits, dans les silences et que sitôt cicatrisées, elles apaisent, elles libèrent.
Par Laurent Pfaadt
Jonathan Lichtenstein, Revenir à Berlin, traduit de l’anglais par Claire Dessarrey Aux éditions Le livre de poche, 320 p.
Jean-Luc Barré signe le premier volume réussi d’une
biographie de Charles de Gaulle
Parmi
les grands sommets de l’histoire de France, il y a ceux, à l’instar de nos
vieilles chaînes de montagnes, qui s’arpentent aisément, sans difficultés car
polies par le temps. D’autres plus ardues, réservent à chaque historien, des
passes difficiles, des cols dangereux où l’oxygène se fait rare mais où il est
possible, en cas d’ascension réussie, d’écrire la légende.
De Gaule à Chartres
Jean-Luc
Barré a décidé de tenter sa chance. Il faut dire que l’écrivain et éditeur est
en la matière un alpiniste chevronné. Les sommets gaullistes n’ont plus de
secrets pour lui, il les a même domestiqué. Mais le voilà devant son Everest,
celui du général avec cette biographie en deux tomes dont le premier s’arrête
comme un palier à 6000 mètres à la libération de Paris en 1944.
Près
de mille pages comme autant de pas vers l’affirmation que Charles de Gaulle fut
réellement l’homme de personne. Pour cela, Jean-Luc Barré est allé chercher
nombre de documents inédits provenant de notes confidentielles, de témoignages
privés et de fonds d’archives françaises et étrangères récemment ouverts.
Ces
preuves viennent ainsi étayer un peu plus la conviction d’avoir affaire à un
homme d’État sommeillant dans ce militaire blessé à Verdun et à la clairvoyance
rarement prise en défaut – en tout cas jusqu’en 1944 – comme lorsqu’il fut « l’un
des seuls officiers de l’armée française (…) à mesurer les conséquences pour la
sécurité de la France et de l’Europe du retour en force du militarisme
allemand ». On connaît tous la suite, l’invasion de la Pologne en 1939
et la nomination le 6 juin de Charles de Gaulle au poste de sous-secrétaire
d’État à la Guerre et à la Défense nationale. Vinrent alors ces journées de
juin où l’homme rencontra son destin avec, nous dit l’auteur, peut-être un brin
de chance. Et la plume de notre auteur drapée dans un lyrisme comme un piolet
dans la glace, excelle à dépeindre ces moments où ce même destin juché sur son
Olympe choisit Charles de Gaulle, cet « homme intact qu’il a reconnu
plus légitime que lui pour incarner dans un avenir proche une autre idée de la
France que celle de la servitude et de la soumission » plutôt que
Georges Mandel.
Les
mots sont lâchés comme une voie ouverte vers le sommet : « une autre
idée de la France » ainsi que le refus de « la soumission ». De
Gaulle et le gaullisme tiennent dans ces deux concepts que le général parvenu à
Londres n’eut de cesse, face à Roosevelt et à Churchill et de Dakar à la
libération de Paris en passant par Bir Hakeim, de défendre.
Pour
autant, l’auteur ne nie pas le mythe et surtout ne l’évacue pas de son récit
pour deux raisons : la première est qu’il sert à expliquer la fascination
et l’aura de Gaulle et deuxièmement parce que certains épisodes comme sa
première rencontre avec Jean Moulin à Londres le 25 octobre 1941 ne sont pas, à
ce jour, étayées par des traces factuelles.
Récompensé à juste titre par le Prix Renaudot de l’essai, De Gaulle, une vie a tout de l’ouvrage de référence. Pour autant, le plus dur reste à venir car si l’exploit de l’homme de personne s’établit en 1940, celui du biographe et historien reste à effectuer. Et Jean-Luc Barré de préserver ses forces pour la seconde partie. C’est tant mieux, il en aura besoin pour affronter les périls historiographiques et une histoire étouffante qui ne manqueront pas de se dresser sur sa route.
Par Laurent Pfaadt
Jean-Luc Barré, De Gaulle, une vie, tome 1, l’homme de personne (189-1944) Chez Grasset, 992 p.
A
noter également que les éditions Passés composés publieront le 17 janvier 2024,
les barons du gaullisme de Pierre Manenti
Deux
enregistrements des orchestres philharmonique et symphonique de Berlin et de
Londres célèbrent les symphonies de Dimitri Chostakovitch
Et
si on vous disait que les Russes ont à nouveau conquis Berlin avec à sa tête un
général russe, vous n’en croirez pas vos oreilles. Et bien c’est bel et bien à
cela que l’on assiste avec le très beau coffret de l’orchestre philharmonique
de Berlin dirigé par son chef Kirill Petrenko consacré aux 8e , 9e et 10e symphonies de Dimitri
Chostakovitch, ces trois œuvres témoignant, chacune, d’un monde propre tout en
se rejoignant autour d’un même désir de liberté.
Fascinant
en effet de voir ce chef russe et cet orchestre allemand interpréter cette 8e
symphonie composée pour célébrer la victoire de Stalingrad. On se souvient
encore des gestes d’autorité et de distance d’un Mravinski assis sur son siège.
Rien de tel dans le passionné Kirilenko et sa magnifique conduite d’un
orchestre mettant sa puissance au service de la partition pour façonner cet
incroyable drame psychologique. L’angoisse inhérente à ces trois symphonies en
ressort proprement transfiguré en particulier dans cette marche du dernier
mouvement de la 9e symphonie. Il faut absolument voir les captations
vidéos de cette neuvième qui accompagnent ce coffret où fureur et joie
cohabitent magnifiquement.
Dans
la dixième, le chef, juché sur son cheval symphonique, se mue en Koutousov
chargeant à la Moskova avec deux corps d’armée – bois et cuivres – et marchant
sous un rythme d’une précision chirurgicale. La dixième demeure
incontestablement la plus grande, la plus impressionnante des symphonies du
maître soviétique car elle recèle en elle la quintessence de la force créatrice
d’un Chostakovitch poussé au bord de l’abîme Et à l’intérieur de cette
symphonie, le deuxième mouvement, indépassable, dit tout de la symphonie et
consacre tant l’échec que la réussite de son interprétation. Ici, cet allegro
est ici une pure merveille. La 10e est une bataille, contre Staline,
contre le régime, contre sa propre peur.
« Chostakovitch
a toujours eu foi dans le peuple. Dans sa musique, il a toujours montré le bon
côté du peuple mais aussi comment celui-ci peut être détruit par le
pouvoir » rappelle Kirill Petrenko dans une interview fort
intéressante de vingt-deux minutes qui accompagne ces interprétations. Le chef
d’orchestre explique ainsi que « jouer ces trois symphonies durant une
période de quasi total isolement m’a amené à un nouveau niveau de compréhension
de cette musique » Comme si finalement, il avait pu percevoir
l’isolement dont fut victime à cette époque un Chostakovitch qui se sentait, à
juste titre, menacé. Même la comparaison avec Jansons, pourtant grand
interprète de Chostakovitch ne tient plus. Le Covid et l’imminence de la mort
ont transcendé Petrenko.
Il
semblerait également que la Russie s’est une fois de plus immiscée dans les
affaires du Royaume-Uni. Non pas pour traquer des espions félons mais pour y
faire rayonner en majesté la musique du célèbre compositeur soviétique. A
défaut d’espion, les mânes de Chostakovitch ont choisi un héraut devenu un
héros un peu plus affirmé de cette musique en la personne de Giovandrea Noseda.
Poursuivant son intégrale des symphonies, le chef italien s’affirme avec ses 6e
et 15e comme l’un des grands interprètes de Chostakovitch, rejoignant les
Jansons et Haitink et approchant par moment la perfection d’un Mravinski
notamment dans cette sixième symphonie qu’il créa en 1939. Ici Noseda parvient
merveilleusement à retranscrire les changements d’humeur entre paix et fureur
qui traverse l’œuvre. Cela lui donne une dimension mahlérienne extrêmement
appréciable fort différente cependant de l’approche berlinoise.
Pour
autant la magie opère. Traversant le spectre et la vie du compositeur, Noseda
nous transporte merveilleusement dans l’atmosphère de la 15e et dernière
symphonie créée par le fils du compositeur Maxime Chostakovitch. Ici point de
doute sur les intentions du chef qui a choisi les ténèbres pour y inscrire la
monumentalité épique de son approche. Celle-ci teintée de noirceur force le
respect tant la fidélité y est manifeste. Noseda s’y pose en disciple.
Et de Berlin à Londres, cela n’est plus à une conquête auquel nous assistons mais bel et bien à un triomphe.
Par Laurent Pfaadt
A écouter :
Shostakovich, Symphonies 6 & 15, London Symphony Orchestra, dir. Gianandrea Noseda, LSO live
Shostakovich, Symphonies 8, 9, 10, Berliner Philharmoniker, dir. Kirill Petrenko, Berliner Philharmoniker Recordings
Poursuivant sa série des True crime, les éditions 10/18 en partenariat avec le magazine Society nous emmène cette fois en Caroline du Sud, il y a deux ans à peine, en 2021. Alex Murdaugh, avocat dans la ville de Colleton n’est pas n’importe qui. Il est le descendant d’une longue lignée de juges et de procureurs. Mais voilà qu’il se retrouve dans le box des accusés pour avoir tué sa femme Maggie et leur fils cadet de 22 ans Paul de plusieurs coups de fusil de chasse, le 7 juin 2021. L’homme qui connaît parfaitement les arcanes des prétoires, va alors déployer une duplicité machiavélique et se révéler un maître dans la manipulation. L’affaire a fait grand bruit aux États-Unis car elle ne concernait pas des noirs issus de quartiers défavorisés mais bel et bien des notables bien établis. Durant huit semaines, Arthur Cerf journaliste pour les magazines Society et Vanity Fair a enquêté dans le comté de Colleton pour nous offrir ce livre, sorte de série à l’américaine qui se lit d’un trait. D’ailleurs Netflix ne s’y est pas trompé en produisant un documentaire sur l’affaire, Murdaugh Murders : un scandale du Sud visionné par plus de 40 millions d’Américains. Une maison du crime au fond des bois. Une addiction aux opiacés. Des morts inexpliquées. Voici maintenant le livre, un livre parfait pour voyager en train, moins cher qu’un billet et qui vous tiendra en haleine quitte à vous faire rater votre destination.
Par Laurent Pfaadt
Arthur Cerf, Les meurtres du Lowcountry, Aux éditions 10/18, 208 p.
Pour
sa septième édition, le congrès international sur l’héritage culturel de
l’Ouzbékistan se tenait à Samarcande
Au
début du XVe siècle, le sultan Ulugh Beg, poursuivant en cela l’œuvre de son
père Tamerlan, engageait la première Renaissance de ce qui ne s’appelait pas
encore l’Ouzbékistan en chargeant notamment le mathématicien et astronome Qadi-Zadeh
Roumi de constituer ici, à Samarcande, une bibliothèque qui allait regrouper
entre ces murs les plus grands savants du monde connu. Quelques six siècles
plus tard, de nombreux intellectuels venant du monde entier étaient invités à
discourir sur cet exceptionnel héritage culturel.« La promotion de
notre héritage culturel constitue une priorité. Beaucoup de choses ont été
réalisées mais beaucoup restent à faire. Nous n’en sommes qu’au début » estime ainsi Firdavs Abdulkhalidov,
président du conseil d’administration du World Society for the Preservation,
Study and Popularization of the Cultural Legacy of Uzbekistan (WOSCU)
Firdavs Abdukhalidov présentant un manuscrit Copyright WOCSU
Et
comme cadre de sa réunion, le WOCSU avait choisi le joyau de l’Asie centrale, à
savoir la ville de Samarcande, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO
depuis 2001. Parmi les innombrables richesses qu’Occidentaux, Russes et
éminents spécialistes de l’Asie centrale et de la Turquie vinrent évoquer
durant trois jours et cinq conférences internationales figuraient des
manuscrits islamiques, arabes, perses ou moghols de grande valeur. Traités de
médecine, d’astronomie, de géographie, lettres et versions inestimables du
Coran, ce septième congrès a ainsi mis en lumière l’exceptionnel patrimoine de
ces savants venus à la cour des Timourides. Les grandes institutions du monde
entier, du palais Topkapi à Istanbul à la bibliothèque de Cambridge en passant
par le musée d’État du palais Tsarskoe Selo qui possède près de 600 pièces ou
la bibliothèque de Berlin et son Jahângîr’s album réalisé pour
l’empereur moghol Nūr-ud-dīn Muhammad Salīm, présentèrent ainsi leurs trésors
qui ont fait, ici, l’objet d’un impressionnant travail de recensement. Le WOCSU
a ainsi édité près de soixante-dix publications formant une base de données
conséquente de l’héritage et du patrimoine de l’Ouzbékistan où figurent non
seulement ces précieux manuscrits mais également le cinéma, les tapis, la
céramique, l’art du 20e siècle ou des artefacts.
Jahangir album from Berlin
Cette
nouvelle Renaissance voulue et souhaitée par le pouvoir n’en est cependant qu’à
ses débuts notamment en archéologie et les chantiers restent nombreux et
colossaux. D’ailleurs comme le rappela à juste titre Frederick Starr, expert
américain de l’Asie centrale, « l’Ouzbékistan a l’opportunité de
changer l’Asie centrale et le monde. Le pays se trouve à l’aube de nouvelles
avancées grâce aux découvertes en cours en matière d’archéologie ». Et
l’expert de plaider pour le développement de la recherche et de la formation de
futurs archéologues qui s’inscriront dans la lignée d’un Edvard Rtveladze,
découvreur en 2019 du site de Kampir Tepe et que le congrès a honoré cette
année, un an après sa disparition.
Alexander Wilhelm/Charlotte Kramer/Frederic Starr Copyright WOCSU
Le congrès a également évoqué l’apport des nouvelles technologies qui offrent des possibilités illimitées comme la numérisation de chefs d’œuvres et la création d’un musée virtuel « pour rendre vie à un passé prestigieux qui dépassera les frontières de l’Ouzbékistan » toujours selon Frederic Starr. Toutes ces initiatives doivent ainsi permettre de développer et de renforcer une politique éducative considérée par les autorités du pays comme un puissant levier de développement. Des initiatives visant à démocratiser ces chefs d’œuvre sont ainsi à l’œuvre dans le pays et en dehors comme celle menée par la maison d’édition Faksimile Verlag qui, selon son directeur, Alexander Wilhelm, souhaite « rendre nos contenus édités accessibles au public ». De quoi nourrir une Renaissance qui n’a certainement pas fini de nous surprendre…
Charlotte
Kramer est la présidente de Faksimile Verlag. A l’occasion du congrès du World
Society for the Preservation, Study and Popularization of the Cultural Legacy
of Uzbekistan à Samarcande où elle a
présenté le Catalogue des étoiles fixes d’Ulugh Beg, nous l’avons
rencontré pour évoquer ses travaux sur les grands textes de l’Ouzbékistan.
Charlotte Kramer au congrès du WOCSU Copyright Sanaa Rachiq
Pouvez-vous nous présenter votre maison d’édition ?
Faksimile
Verlag réalise des fac-similés, des copies fidèles en tout point (couleurs,
coupe et reliure si elle existe encore) de manuscrits originaux conservés dans
les princpaux musées et institutions du
monde. Nos projets prennent du temps – deux à trois ans voire plus – avant
d’aboutir et mobilise une équipe scientifique et des experts spécialisés dans
les époques ou les thématiques abordées par ces manuscrits que nous
reproduisons.
Comment
êtes-vous arrivés au Catalogue des étoiles fixes d’Ulugh Beg ?
Nous
travaillons depuis longtemps avec l’Ouzbékistan et nos recherches nous ont
conduit vers ce manuscrit qui se trouve à la BNF à Paris. Nous sommes
immédiatement tombés sous le charme de ce fabuleux manuscrit et avons décidé
d’en faire un fac-similé destiné au marché européen. Ce projet fut une réelle
aventure, risquée car nous ne savions pas comment il serait accepté par le
public européen. Mais le succès fut au rendez-vous. Et puis derrière ce
manuscrit, il y a aussi une histoire à la fois belle et tragique, celle d’Ulugh
Beg, ce sultan passionné d’art et de science assassiné par sa propre famille.
Comment
votre démarche a-t-elle été ressentie ici, en Ouzbékistan ?
Ils
étaient ravis car ils voulaient depuis longtemps réaliser ce projet sans pour
autant l’avoir formalisé. J’ai décidé de
prendre le risque en éditant 600 exemplaires de ce livre. Ils ont ainsi vu que
leurs initiatives pour promouvoir leur culture rencontraient des échos et que
leur culture suscitait intérêt et respect.
L’Ouzbékistan
est très engagé, en Europe mais aussi aux Etats-Unis, dans la promotion de leur
culture.
Oui
c’est vrai. Ce pays est l’épicentre d’une culture plus que millénaire vers
lequel tous les savoirs ont convergé. Ce congrès a ainsi permis de mettre en
lumière divers éléments de leur patrimoine assez peu connus même si les choses
évoluent grâce par exemple aux expositions du Louvre, de l’Institut du monde
arabe, de Berlin et de Djeddah.
Qu’avez-vous
ressenti lorsque vous vous êtes rendus à l’observatoire d’Ulugh Beg ?
C’était
assez indescriptible car on sait qu’Ulugh-Beg a travaillé dans cet observatoire
avec ce manuscrit pour faire sa propre liste d’étoiles. Samarcande constitue
d’ailleurs pour moi un endroit spécial. Il y a une énergie unique dans cette
ville.
Cette
année vous êtes venus présenter un nouveau projet, celui du Coran Kata Langar.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Coran Kata Langar
Ce
projet a démarré il y a six ans environ. Il s’agit de la reproduction dans son
intégralité du Coran Kata Langar, un Coran dispersé en Russie, en Ouzbékistan
et dans les anciennes républiques socialistes soviétiques. Sous l’URSS dont
faisait partie l’Ouzbékistan, le manuscrit a été vendu à un collectionneur
privé et s’est retrouvé à Saint-Pétersbourg. Nous l’avons reconstitué pour la
première fois et montré lors de ce congrès. Nous avons également présenté deux
autres projets : une compilation des trois cents plus belles miniatures
d’Asie centrale et un livre regroupant 114 sourates issues des 114 Corans les
plus importants du monde en reproduisant à chaque fois la première sourate, la
Fatiah, celle qui est la plus enluminée.
Le Coran Kata Langar : Daté du VIIIe siècle, il compte parmi les manuscrits islamiques les plus précieux au monde et est considéré comme une « richesse spirituelle » de l’Ouzbékistan. Le Coran Kata Langar tire son nom d’un petit village de l’Ouzbékistan qui conservaient soixante-sept pages . D’autres pages se trouvent en Ouzbékistan mais la majeure partie du Coran, soit quatre-vingt unes pages, repose à l’Institut des manuscrits orientaux de l’Académie des sciences de Russie à Saint-Pétersbourg. Personne ne sait aujourd’hui où se trouvent les pages restantes.
Cité mythique, la fascination pour Samarcande reste
entière
Le
sultan Ulugh Beg, ce souverain féru d’astronomie qui commanda au savant Abd
al-Rahmân al-Sûfi le fameux Catalogue des étoiles fixes se doutait-il
qu’il léguerait à l’humanité une étoile patrimoniale qui, huit cents ans plus
tard, serait encore admirée, contemplée ?
Ces
richesses patrimoniales, ces beautés architecturales ont ainsi façonné une
ville dont on tombe immédiatement sous le charme. Une ville qui, comme dans les
contes des Mille et Une nuits, conduisit les souverains à construire des
mosquées parmi les plus belles du monde pour les yeux d’une princesse comme
ceux, éblouissants, de Bibi Khanoum, épouse de Tamerlan. « L’amour qui
n’est pas sincère est sans valeur; Comme un feu presque éteint, il ne réchauffe
pas » écrivit le poète Omar Khayyam qui résida dans la cité. Et au vue
de la beauté de l’édifice, il semblerait bien que cet amour brûla d’un feu
inextinguible y compris dans le cœur de…l’architecte qui selon la légende fut
tellement amoureux de la princesse qu’il retarda la construction de l’édifice
s’il n’obtenait pas un baiser. Est-ce cet amour inassouvi qui donne à
l’ensemble, encore aujourd’hui, une atmosphère unique ? Car à Bibi
Khanoum, il y a autre chose, « une énergie incroyable qui invite à
la méditation » selon Charlotte Kramer, présidente de la maison d’édition
Faksimile Verlag qui reproduisit à l’identique le fameux Catalogue des
étoiles fixes d’Ulugh Beg.
Esplanade du Registan Copyright Sanaa Rachiq
Alors
que dire du Registan, cette esplanade de trois mosquées aux dômes turquoises
qui allient yeux du tigre et lumière d’un créateur expert en nuances usant ici
du soleil comme d’une palette chromatique et dont les pishtak, ces
portails en forme d’arc, invitent les visiteurs à pénétrer dans les édifices.
S’il est devenu une sorte de carte postale de l’Asie centrale et de
l’Ouzbékistan, rien ne vaut de se trouver entouré des medersa d’Ulugh Beg, de
Cher-Dor et de Till-Qari avec son fameux dôme turquoise. D’entrer dans le
mihrab de la mosquée Tilla-Qori pour être submergé par la puissance et la
précision de cet art islamique fait d’or et de mauve. De se trouver dans la
cour intérieure de Cher-Dor au milieu de ses arbres verts orangers qui viennent
caresser les bleus des façades s’assombrissant dans le crépuscule. Jusqu’au
moment où le Registan se met à briller de mille feux, ceux de la modernité
rejoignant les soleils à visage humain de Cher-Dor pour donner aux visiteurs un
spectacle inoubliable.
Mausolée Gour-Emir Copyright Sanaa Rachiq
Même
la mort, dans cette ville de poètes et de savants, entoure la ville de son
linceul bleuté. Dans les mausolées de Gour-Emir, dernière demeure de Tamerlan
ou au Chah Zideh, enfilade de mosquées et de mausolées aux gammes de verts et
de bleus où touristes croisent jeunes générations, Cette mort voyage dans une
barque de jade et de lapis lazuli pour convoyer les vivants au pays des
rêves. De son regard bleu cobalt, Shadi Mulk Aga regarde, depuis son
mausolée, fidèles venus à la prière et chrétiens admiratifs avec la même
bienveillance. Il croise les yeux de mosaïque de Tuman Aka imprégnés des
souvenirs d’Ibn Abbas, cousin de Mahomet, d’Ibn Battuta, le grand voyageur
expert en bleus des mers mais également ceux des Mongols, des Tatars et bien
évidemment d’Ulugh Beg qui les changea en étoiles.
Femmes priant à la mosquée Gour-Emir Copyright Sanaa Rachiq
Si un astéroïde porte aujourd’hui le nom de Samarcande, la ville reste assurément l’astre majeur de cette civilisation timouride qui a légué à l’humanité quelques-uns de ses plus beaux chefs d’œuvre. Un soleil aux reflets de Venus autour duquel tournent mosquées et palais de cette partie du monde. Des chefs d’œuvre sur lesquels brille toujours cette lumière bleue que capta, à coups sûrs, le sultan Ulugh Beg dans l’observatoire qu’il fit construire ici et qui se reflète sur le cratère de cette lune lunaire portant son nom. Une lune que le grand conquérant décrocha pour Bibi Khanoum.
Par Laurent Pfaadt
Quelques conseils de lecture pour s’imprégner de
l’atmosphère de Samarcande :
Le
désormais cultissime Samarcande d’Amin Maalouf (Grasset et Livre de
poche). Pour connaître la vie d’Ulugh Beg, petit fils de Tamerlan on lira Ulugh
Beg,L’astronome de Samarcande de Jean Pierre Luminet (JC Lattes
& Le livre de poche).
Ceux
qui veulent explorer la Samarcande soviétique devront absolument se plonger
dans le dernier roman de Gouzel Iakhina, Convoi pour Samarcande (Noir
sur Blanc, 2023) à retrouver ici :
Enfin,
une merveilleuse découverte avec l’un des classiques de la littérature ouzbèke
et d’Asie centrale, Nuit d’Abd al-Hamid Sulaymân, dit Tchulpân (vers
1897-1938), (Bleu autour, 2009), roman longtemps interdit sous le communisme
pour sa critique du stalinisme – son auteur a été envoyé au goulag et exécuté –
et qui conte en 1916-1917, les aventures de deux personnages, une belle
adolescente et un voyou, embarqués dans une sorte de conte des Mille et Une
nuits moderne. Dans un style résolument cinématographique, cette grande fresque
sociale et politique est assurément le « grand » roman ouzbèke à lire
!
Pour
admirer les magnifiques mosquées et trésors de la ville, rien de mieux que de
se plonger dans le livre Mosquées de Leyla Ululhani (Citadelles &
Mazenod, 304 p. 2018) à retrouver ici : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/dieu-chez-lui/
ainsi que dans le hors-série du magazine Beaux Arts relatif à l’exposition de
l’Institut du monde arabe au printemps 2023, Sur les routes de Samarcande.
Merveilles de soie et d’or (décembre 2022).
La guerre va bientôt entrer dans sa troisième année. Si la contre-offensive ukrainienne n’a pas permis de renverser le cours de la guerre, les premières fissures dans le camp occidental comme dans celui de l’agresseur deviennent manifestes. Pologne, Slovaquie et même États-Unis doutent, rechignent malgré l’envoi de chars Abrams tandis que sur le front, les combats continuent et dans les villes, la résilience des habitants commence à s’habituer à la guerre. Un coup d’état raté. Des ministres corrompus limogés. Des réfugiés qui reviennent dans les zones moins exposées d’une guerre qui ne fait plus les gros titres des journaux. Des publications qui se raréfient. Une opinion publique qui se lasse et dont la peur s’est focalisée sur une autre guerre, celle opposant Israël au Hamas. Pourtant, comme en témoigne cette nouvelle sélection, la guerre est partout : sur le front, dans le cyberespace, dans l’économie, dans les cœurs. Si bien que la première dame ukrainienne a récemment lancé ce cri d’alarme : « Ne nous oubliez pas ! » Nous n’oublions pas, Madame Zelensky. Les livres et la littérature sont faits pour cela, pour ne pas vous oublier mais également pour ne pas oublier les crimes qu’ont commis vos agresseurs.
Soldat ukrainien lisant à Bakhmout
Dans le même temps, des bénévoles
et des citoyens courageux poursuivent leur travail de reconstruction. Des
bibliothèques ouvrent à nouveau et accueillent des enfants qui surmontent leurs
peurs et reviennent dans leurs écoles même si les destructions se poursuivent
comme à Kherson par exemple et que de nombreux intellectuels (acteurs,
journalistes, musiciens et photographes) engagés dans la défense de leur pays
continuent à mourir. Ce septième épisode de bibliothèque ukrainienne souhaite
rendre particulièrement hommage à Amelina Viktoriia, tuée le 1er
juillet 2023 lors d’un bombardement à Dnipro. Autrice de deux romans (Le
Syndrome de l’automne ou Homo Compatiens et Le Royaume Idéal de Dom),
elle avait fondé le festival de littérature de New-York près de Bakhmout et
récoltait pour l’organisation ukrainienne Truth Hounds des informations sur les
crimes de guerre commis par les forces russes. Ses livres que nous espérons
lire un jour prochain en français resteront, de même que son combat.
Aujourd’hui, selon Library Country Ukraine, près de 242 bibliothèques ont été complètement détruites, 327 partiellement détruites et nécessitant des réparations. Ces destructions ont ainsi entraîné la perte de près de 200 000 livres si bien que l’ONG a démarré une nouvelle campagne baptisée « Books for Ukraine » qui vise à collecter des livres en langue étrangère à travers l’Europe pour alimenter les bibliothèques ukrainiennes dont voici le lien :
D’autres initiatives, localement,
se multiplient. A Ternopil, la Chortkiv Public Library a lancé un projet
baptisé Library Art Garage permettant aux habitants de se réunir librement
autour des livres. Le livre d’art est aussi à l’honneur à Lviv comme un médium
artistique. A Mykolaiv, c’est le cinéma qui illumine la bibliothèque. A Odessa
enfin, au sein de la bibliothèque publique pour la jeunesse, un programme de
gestion du stress à destination des employés et des lecteurs a été instauré en
novembre.
Du front aux souvenirs, des
journaux aux essais, nous continuons inlassablement à sensibiliser les lecteurs
au patrimoine culturel ukrainien et à dénoncer les destructions des sites et
biens culturels ukrainiens opérées par l’armée russe dont le chef a fait fermer
l’ONG Memorial et a restauré la statue de Felix Djerzinski, le créateur de la
Tchéka, l’ancêtre du KGB.
Bienvenu dans ce septième épisode de bibliothèque
ukrainienne.
Lettre provenant du Japon
Jonathan Littell, Antoine d’Agata, Un endroit
inconvénient, Gallimard, 352 p.
Dans Les Bienveillantes,
prix Goncourt 2006, le lecteur suivait Max Aue, SS membre des Einsatzgruppen,
ces escadrons perpétuant la Shoah par balles, à Babi Yar, ce ravin où près de
60 000 juifs, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards furent
assassinés avec l’aide d’une partie de la population. Dans Un endroit
inconvénient, Jonathan Littell accompagné du photographe Antoine d’Agata
est retourné sur le lieu du massacre.
Mais là-bas il n’y a plus rien,
« même les ravins ont disparu»
dit-il. Jusqu’au moment où lui parvient un écho de Babi Yar. Un écho portant un
nom désormais connu de tous: Boutcha. A partir de là, les talents
conjugués de Jonathan Littell et d’Antoine d’Agata ont fait le reste. Les
témoignages que Littell a recueilli s’insèrent magnifiquement dans les décors
dressés par d’Agata. Ils tendent un arc sur lequel passé et présent se
confondent et où les témoins se répondent par-delà les époques. Le temps finit
par s’estomper et l’histoire universelle, celle qui se répète, se dévoile
alors.
Marion van Renterghem, Le piège Nord Stream, Les Arènes,
220 p.
Tout le monde l’a constaté :
l’une des principales conséquences de la guerre en Ukraine est l’augmentation
du coût de l’énergie. Celle-ci a une cause : Nordstream, nom de ces deux
gazoducs reliant la Russie à l’Europe via l’Allemagne. Deux gazoducs qui
explosèrent le 26 septembre 2022, laissant leurs cadavres au fond de la mer.
Mais qui dit cadavre dit meurtre.
Conçu comme un thriller où tout est malheureusement vrai, le livre de la
journaliste Marion van Renterghem, biographe d’Angela Merkel, nous dévoile ce
jeu de dupes qui, selon ses propres termes, s’est avéré un piège machiavélique
que Vladimir Poutine tendit à l’Europe. En bon espion qu’il est resté, il y
enferma des politiciens cupides – le portrait au vitriol de Gerhard Schröder
est saisissant – et prit en otage des opinions publiques qui capitulèrent. Et
qui dit meurtre dit mobile. Celui d’une guerre commencée alors même que la
victime, l’Ukraine, ne revêtait plus d’importance pour l’Europe.
Finaliste du prix Femina essai
2023, Le piège Nord Stream est une enquête bluffante plongeant dans les
abysses de la diplomatie mondiale et le cynisme de considérations économiques.
Le livre ressuscite ce cadavre qui se met enfin à parler. Et ce qu’il nous dit
n’est pas très agréable à entendre.
Olga et Sasha Kurovska avec
Elise Mignot, Journal d’Olga et Sasha, Ukraine années 2022-2023, Actes Sud,
coll. Solin, 288 p.
D’emblée la couverture vous
happe. Deux femmes, deux sœurs aux regards perdus dans une sorte de no man’s
land mental, celui de la guerre qui les a attrapé un 24 février 2022. Celui qui
cherche leurs proches, celui qui entrevoit une lumière pourtant tenue. C’est en
2014 que la journaliste Elise Mignot a rencontré Olga à l’occasion de la
couverture de la révolution du Maidan. De là naquit une amitié doublée d’un
amour de ces deux sœurs ukrainiennes, Olga et Sasha, pour la France et sa
langue. Olga, réfugiée en France depuis plusieurs années et Sasha restée à Kiev
vont alors engager une première conversation suivie bientôt de cinquante autres
et donner corps à ce livre magnifique.
Deux sœurs de chaque côté du
miroir de la guerre. Un miroir qu’elles vont traverser durant ces quelques
cinquante semaines emportant stupéfaction, inquiétude, panique, déchirement.
L’adaptation et la résilience gagnent leurs vies mais la tristesse demeure
devant les drames qui se succèdent au fil des pages : Irpine, Marioupol,
Borodianka et bien évidemment Boutcha « le jour le plus noir de toute
la guerre » selon Sasha. Nombreux ont été les témoignages sur la
guerre en Ukraine. Mais celui-ci possède quelque chose d’autre. Quelque chose
d’inoubliable.
Omar Bartov, Contes des frontières. Faire et défaire le passé
en Ukraine, Plein jour, 498 p. à paraître le 5 janvier
Après le tour de force que
constitua Anatomie d’un génocide. Vie et
mort dans une ville nommée Buczacz (Plein Jour 2021), ouvrage célébré
par les historiens Jan Gross et Christopher Browning notamment, Omer Bartov
professeur à l’université Browns, revient avec ce nouveau livre dans la ville
de Buczacz pour explorer les tréfonds psychologiques des communautés qui
vivaient côte-à-côte dans ce coin de Galicie.
Dans cette région où vécut sa
famille, Omer Bartov montre ainsi comment des voisins que rien n’opposait se
sont, au contact de la guerre et de la violence, appuyés sur des mythes pour
construire un nationalisme, une haine qui alimenta la tragédie à venir. La
lecture de ce livre ne pourra qu’interpeller car elle trouvera indiscutablement
des résonances dans l’actualité, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou du
Proche-Orient, un conflit sur lequel Omer Bartov s’est d’ailleurs exprimé en
signant dans le New York Review le 20 novembre 2023, une lettre ouverte en
compagnie d’autres historiens dont Christopher Browning sur le mauvais usage de
la mémoire de l’Holocauste affirmant notamment que « les dirigeants
israéliens et d’autres personnes utilisent le cadre de l’Holocauste pour
présenter la punition collective d’Israël à Gaza comme une bataille pour la
civilisation face à la barbarie, promouvant ainsi des récits racistes sur les
Palestiniens ». Ces contes des frontières revêtent indiscutablement
une dimension universelle.
François Heisbourg, Les leçons d’une guerre, Odile Jacob,
208 p.
Après un an de guerre, François
Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique et
auteur de nombreux ouvrages tire dans cet ouvrage les premières leçons de ce
conflit qui a déjà changé le monde. Et en dix leçons, il convoque l’histoire et
la géographie pour expliquer les ressorts à l’œuvre dans cet affrontement et
insiste tantôt sur les transformations de l’art de la guerre tantôt sur ses
permanences. Pour autant, François Heisbourg n’en oublie pas l’impact de cette
guerre sur nos sociétés profondément affectées par le conflit et ses
conséquences inconscientes qui se répercutent sur nos démocraties par ailleurs
déjà fragiles.
Malgré le manque de recul, il est
évident que la guerre en Ukraine constitua un moment décisif dans l’histoire de
l’Europe marquée notamment par le retour de l’Allemagne dans le concert des
puissances militaires plus de soixante-dix ans après la fin de la seconde
guerre mondiale. Mais le grand mérite du livre est d’élargir la focale, de
placer cette guerre sur l’échiquier de la géopolitique mondiale, en faisait de
cette dernière le cavalier de la crise larvée entre les Etats-Unis et la Chine
autour de Taïwan. Un cavalier qui, pour l’instant, ne semble pas être celui de
l’apocalypse. Mais pour combien de temps ?
Anna Applebaum, Famine rouge ,
Folio Histoire et Philippe et Anne-Marie Naumiak, Ukraine 1933 :
Holodomor, éditions bleu et jaune, 312 p.
Il y a quatre-vingt dix ans,
Staline déclenchait en Ukraine une terrible famine qui allait faire entre
quatre et cinq millions de morts. Longtemps cachée – le dictateur du Kremlin
empêcha non seulement quiconque de sortir du pays mais veilla à interdire l’accès
à la vérité malgré l’action du journaliste britannique Gareth Jones –
l’Holodomor (« extermination par la faim ») mit du temps à entrer
dans la mémoire de l’humanité. Aujourd’hui trente-trois Etats dont la France
qui ne le fit que le 28 mars 2023 – la mise au ban de la Russie aidant – ont
reconnu cette famine comme un génocide. Pour autant, les choses n’évoluèrent
que tardivement – durant les années 2000 – y compris en Ukraine et pendant
longtemps, le négationnisme prévalut, un négationnisme sciemment entretenu par
un état soviétique qui non seulement commis le plus terrible des crimes mais
s’employa à effacer toute trace, y compris dans les archives, de ce dernier.
A l’occasion de l’anniversaire de
cet évènement qui conduisit des familles entières à s’entre-dévorer, plusieurs
livres reviennent sur l’Holodomor. Anne Applebaum, journaliste et lauréate du
prix Pulitzer en 2004 pour son travail sur le goulag (Goulag, une histoire,
Grasset, 2005) raconte ainsi à partir
d’archives et de documents inédits cette « famine rouge » comme elle
l’appelle qui emporta paysans pauvres et enfants mais également une grande
partie de l’intelligentsia ukrainienne. Certaines scènes sont parfois
difficiles – l’auteur reconnaît d’ailleurs avoir été éprouvé par son écriture –
mais la révélation et la consignation de la vérité historique dans les livres
est à ce prix. Anne Appelbaum montre que si l’Holodomor était à l’origine
dirigée contre les paysans riches, les koulaks, elle se répandit à l’ensemble
d’une population ukrainienne que Staline voulait briser.
Parmi ces enfants, il y eut des
survivants qui aujourd’hui disparaissent. Les éditions bleu et jaune – comme le
drapeau ukrainien – publient quant à elles un document exceptionnel sur cet évènement
majeur de l’histoire ukrainienne : ll’Holomodor vue par ses victimes.
Vitali Naumiak (1926-2011) n’avait que sept ans lorsque se déclencha cette
famine. Egalement rescapé de l’occupation nazie, il s’exila aux Etats-Unis puis
en France où il devint professeur d’optique. Ses deux enfants, Philippe et
Anne-Marie Naumiak retracent dans leur livre l’incroyable destin de leur père
en y agrégeant les témoignages d’autres survivants. Un livre fondamental pour
graver dans la mémoire des hommes celles non seulement des survivants de
l’Holodomor et des morts afin d’éviter que ces derniers ne tombent dans
l’oubli.
Golda Meir, Ma vie, traduit de
l’anglais par Georges Belmont et Hortense Chabrier, éditions Les Belles
Lettres, 672 p.
Enfin, même si nous n’oublions
pas l’Ukraine, nous ne pouvions terminer ce septième épisode sans tracer un
parallèle entre les conflits qui opposent l’Ukraine et la Russie d’un côté et
Israël et le Hamas de l’autre, pour rappeler que de nombreuses personnalités
politiques et intellectuelles israéliennes nées avant la création de l’État
d’Israël en mai 1948 furent originaires d’Ukraine. Certains subirent la Shoah
et survécurent avant d’émigrer en Israël comme les écrivains Aharon Appelfeld
(1932-2018), prix Médicis étranger en 2004 pour Histoire d’une vie (L’Olivier)
ou Shmuel Yosef Agnon, premier auteur de langue hébraïque à avoir reçu le prix
Nobel (1966) qui naquit à Bucazacz en Galicie où se prennent place les ouvrages
d’Omer Bartov.
Du côté des politiques, le père d’Ytzakh Rabin, futur Premier ministre (1992-1995) naquit lui-aussi en Ukraine, près de Kiev comme Golda Meir. L’ancienne Première ministre (1969-1974) évoque ainsi dans ses mémoires aujourd’hui rééditées son enfance ukrainienne, ses paysages, les mendiants et les Cosaques qui l’effrayaient. « Je me souviens surtout de Pinsker Blotte comme nous l’appelions chez nous, ces marécages qui m’apparaissaient comme des océans de boue et qu’on nous apprenait à éviter comme la peste » écrit-elle. Des marécages qui engloutiront un monde et ses habitants quelques années après.
La première édition d’Arabian Days, festival réunissant diverses manifestations autour de la langue arabe se tiendra du 15 au 18 décembre 2023 au centre d’exposition Manarat Al Saadiyat d’Abu Dhabi.
Organisé
par l’Abu Dhabi Arabic Language Centre (Centre de la langue arabe d’Abu Dhabi)
issu du Département de la culture et du tourisme d’Abu Dhabi, il présentera un
programme dynamique et pluridisciplinaire réunissant des spécialistes de la
création du monde entier afin de célébrer la langue arabe sous toutes ses
formes. Musiciens, poètes, artistes et interprètes accueilleront un public
multigénérationnel arabophone et non arabophone afin d’explorer à la fois
l’héritage mais également la créativité contemporaine de la langue arabe. « Le
festival invite les visiteurs à se rassembler pour découvrir et célébrer la
richesse de la langue sous toutes ses formes créatives. Que l’arabe soit votre
langue maternelle ou un nouveau voyage linguistique, le festival promet des
expériences enrichissantes conçues pour le plaisir de tous » estime HE
Dr. Ali bin Tamim, Président de l’Abu Dhabi Arabic Language Centre.
Manarat al saadiyat
Placé sous la figure tutélaire d’Irène Domingo, directrice de la Casa Arabe de Madrid, institution créée en 2006 et visant à renforcer les liens entre l’Espagne et les pays arabes, qui prononcera la discours inaugural, cette première édition aura pour thème le langage de la poésie et des arts. Les visiteurs et spectateurs pourront ainsi à assister à des discussions et des dialogues entre éminents spécialistes de la langue arabe, s’imprégner de la mémoire de grandes figures littéraires comme Khalil Gibran, Naguib Mahfouz ou May Ziadé, écouter le grand joueur de oud irakien Naseer Shamma et assister aux créations live de l’artiste libanais de street art Georges Ekmekji. De belles rencontres en pespective donc…