Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste

d’après Jean Racine et  Antonin Artaud

présentée par le TNS  avec le Maillon

Nous retrouvons  avec ce spectacle le metteur en scène Frank Castorf qui dirigea  La Volksbühne de 1992 à 2017, connu pour son théâtre sans concession.

Dans cette nouvelle réalisation il confronte le texte de Racine à celui d’Antonin Artaud, y introduisant même des citations de Fiodor Dostoïevski et Blaise Pascal.

C’est un théâtre d’une extrême violence à l’instar de ce qui se trame à Byzance,  dans le sérail où règne sans partage la sultane Roxane à qui le sultan, Amurat, parti  conquérir Bagdad a donné tous les pouvoirs dont celui d’éliminer son propre frère Bajazet. Mais le grand vizir, Acomat, déconsidéré par le sultan ourdit un complot. Il s’est arrangé pour que Roxane rencontre Bajazet et en tombe amoureuse. Elle lui promet la vie s’il consent à  l’épouser. Ainsi prendrait-il le pouvoir, évincerait son frère et rétablirait le vizir dans ses hautes fonctions. Mais Bajazet qui aime en secret  Atalide dont il est aimé, se montre peu enclin à céder aux propositions de Roxane qui cherche à deviner les raisons de ses réticences et demande à Atalide de l’aider à sonder son coeur. Rien n’est donc acquis et la vie de Bajazet reste suspendue aux tractations que cela engendre, Atalide essayant de persuader Bajazet de feindre cet amour nécessaire à sa survie. Il s’y emploie maladroitement. Roxane découvre sa perfidie , humiliée elle le fait exécuter.  Tandis qu’on apprend  que le sultan a fait assassiner Roxane, Atalide , culpabilisée, désespérée se donne la mort. Le vizir dont le complot a échoué prend la mer et s’enfuit, laissant derrière lui ce carnage.

Le vécu sur scène est d’une intensité telle que parfois on est heurté au sens propre du terme,  bousculé.  Tous les registres de la voix sont explorés, du silence, au chuchotement, aux cris, aux hurlements.

Les corps sont porteurs de l’histoire, ils sont jetés en pâture, dénudés, revêtus de costumes somptueux, parfois presque misérables ou simplement ordinaires, selon, les moments et les personnages. Conçus par Adriana Braga Peretzki, ils sont suspendus à jardin à la disposition des comédiens . Ainsi, Roxane, superbement interprétée par Jeanne Balibar, apparaît-elle, le corps moulé dans un costume de cuir noir, plus tard en tenue légère, soutien-gorge et culotte étincelants de paillettes ou bien encore en somptueuse robe orientale richement brodée quand bien souvent elle  restera nue. La princesse, Atalide, Claire Sermonne se vêtira aussi de beaux atours, tandis que, Acomat, le vizir, Mounir Margoum et Osmin son confident, Adama Diop, choisiront divers costumes contemporains, parfois excentiques en ce qui concerne le vizir. Quant à Bajazet, Jean-Damien Barbin, après son apparition, le visage masqué et le corps drapé dans un lourd tissu noir on le verra à moitié dénudé, misérable comme un prince déchu, une sorte de roi Lear.

Tout est extrêmement étudié et pertinent, en particulier cette scénographie, signée Aleksandar Denic, qui permet aux comédiens d’évoluer entre d’un côté, une tente qui fait penser à une burka où se concentre  la vie intime de la sultane et qui abrite , au milieu des coussins, des tapis des tentures colorées, ses crises de désespoir, de doute et de l’autre, la maquette géante, représentant la tête et le buste du sultan. Avec ses yeux clignotants et son enseigne « Babylon- Bagdad 0-24 » elle a l’aspect d’une boîte de nuit. A l’intérieur c’est l’espace-cuisine, le vizir et Osmin y boivent des coups , Roxane viendra y préparer un pot au feu! La distanciation s’inscrit ici dans la trivialité des activités  qu’on y pratique.

Tout ce qui se passe là nous est transmis sur un écran ,filmé par l’habile vidéaste Andreas Deinert et son perchman Glenn Zao qui captent et nous renvoient en gros plans  les corps qui se tordent, les visages crispés, paralysés  d’effroi, les regards fixes, mouillés parfois adoucis, les corps à corps, les accolades, les rejets, les embrassades, les attouchements, les baisers, les clins d’oeil complices avec le public, tout ce qui en dit long sans dire.

Entre ces lieux clos, l’espace où se montrer dans sa superbe mais aussi dans sa bestialité, s’évaluer, se sauver en courant comme le fait si bien Atalide  poursuivie par ses tourments  et qui apparaît, essoufflée, décoiffée et que le vidéaste devra suivre jusqu’à l’extérieur du théâtre où son angoisse l’a conduite.

Sur le plateau encore cette grande cage en fer , lieu d’enfermement pour ceux que le sort destine à la mort, Bajazet, Atalide y seront tour à tour cruellement amenés.

Cette pièce  met en jeu de manière radicale la souffrance, le calcul, la suspicion, le chantage, l’intérêt, le sacrifice, la tentation, le renoncement, l’abandon, la dérobade, le sursaut, la feinte, la diplomatie, le désespoir, la cruauté, tout ce qui fait que l’on assiste à une pièce de Racine , tout ce qui montre qu’en y introduisant des extraits de l’oeuvre d’Artaud, on touche à l’indicible, à la folie, à l’humain plus qu’humain qui sait si bien détruire ce qu’il prétend aimer.

Frank Castorf et ses comédiens sont si impliqués dans leur jeu qu’ils ne se refusent rien : Jeanne Balibar a ce talent formidable de se montrer tour à tour impérieuse, séductrice, désemparée, enfant gâtée et femme fatale, Claire Sermonne celui de mettre en évidence par une agitation extrême son total désarroi, Jean-Damien Barbin s’adonne sans retenue à la déchéance alors que Mounir Margoum nous amuse par ses fantaisies et sa roublardise. Et si parfois ils donnent dans l’excès c’est que le propos s’y prête, il est organique, politique, nécessairement  radical.

Marie-Françoise Grislin

représentation du 6 avril au Maillon