Trains de nuit littéraires

Avec cette sélection de polars, Hebdoscope vous propose d’embarquer pour un Paris-Rome qui risque bel et bien de faire quelques arrêts aux Etats-Unis, à Marseille, à Berlin et à Sao Paulo. Et impossible de descendre. Pour le meilleur et le meilleur.


Loriano Macchiavelli Les jours de la peur, coll. Trains de nuit,traduit de l’italien par Laurent Lombard
Les éditions du Chemin de fer, 192 p.

Trains de nuit, c’est le nom de cette nouvelle collection des éditions du chemin de fer (eh oui!). Et pour nous servir de premier conducteur, le maître du polar italien, Loriano Macchiavelli, 90 ans au compteur et créateur de l’immortel Sarti Antonio, ce détective opiniâtre qui a la fâcheuse tendance à toujours vouloir aller aux toilettes. Et pour cause, le brave homme est atteint d’une colique. Mais cela n’empêche pas sa répartie qui a le don d’énerver. Surtout ces élites de la ville de Bologne qu’il vient emmerder avec ses questions. Car voyez-vous, en ce milieu des années 1970, une série de meurtres et un attentat ayant détruit le centre de transmission de l’armée ont excité sa curiosité. On lui a bien dit de se mêler de ses affaires, de passer à autre chose mais voyez-vous Sarti Antonio est tenace. Alors il va voir ces invisibles qui se cachent dans les oubliettes de la ville et ces derniers lui racontent bientôt une autre histoire.

Avec un nom pareil, Loriano Machiavelli, pas étonnant que ce livre soit machiavélique à souhait. Les jours de la peur constitue la première enquête d’un détective devenu un mythe dans la lignée du barcelonais Pepe Carvalho ou du grand maître Maigret. Monument du polar noir transalpin qui fête son demi-siècle d’existence, Les jours de la peurmêlent magnifiquement grande littérature et polar comme des pâtes al dente mélangées à une incroyable sauce…bolognaise bien évidemment.

James Grady, Le dernier grand train de l’Amérique, traduit de l’anglais (américain) par Clément Martin
Rivages, 300 p.

Et si on prenait L’Empire Builder, ce train reliant Seattle à Chicago en compagnie de leurs passagers ? Il y a là un banquier, une hackeuse, une vieille dame, un militaire ou un financier. Apparemment, personne ne se connaît même si chacun a une bonne raison de se trouver ici, dans ce train transportant un coffre-fort rempli de billets.

Pendant près de quarante-sept heures, les révélations succèdent aux mensonges et aux manipulations. Jusqu’au crime. Variation moderne, sociale et écologique du Crime de l’Orient-Express, le dernier roman de James Grady, le génial créateur des Six jours du Condor constituera dans ce huis-clos haletant, votre compagnon de voyage idéal. Le livre est également une incroyable photographie de cette Amérique fracturée où se succèdent, à travers les vitres, un capitalisme effréné, un racisme assumé et un dérèglement climatique nié. Alors un conseil, épargnez-vous les couchettes ou sièges inclinables car vous vous apprêtez à passer une nuit blanche et votre voisin cache peut-être ses véritables intentions.

Marie Capron, Priya, le silence des nones, Viviane Hamy, 352 p.

Vous reprendrez bien un peu de pastaga ? Eh oui, vous ne rêvez pas, notre train vient de s’arrêter à Marseille. Parmi le flot de passagers qui monte à bord, un homme débonnaire et en surpoids. C’est un Américain et lorsqu’il se met à parler au bar de ce train qui file, avec son accent mi-marseillais, mi-écossais, ce qu’il nous raconte n’est pas très gai. Il se dit agent de la CIA, enfin ancien agent, et en matière de drogue, il en connaît un rayon. Malgré son expérience, l’homme n’en revient toujours pas de ce qu’il a vu. Puis, il commence à divaguer en parlant de cette nana, Berenice, la fille d’un caïd de la French connection, phytothérapeute. On retourne à notre siège et on se met à lire le journal. En page 16 s’étale un fait divers sordide. Plusieurs nonnes du carmel de Montmartre sont mortes dans des circonstances atroces. Elles se sont dévorées entre elles. La commissaire Priya Dharmesh, d’origine réunionnaise, que vous connaissez bien pour l’avoir croisé dans La fille du boucher, est sur le coup mais tout porte à croire qu’il y a de l’arme chimique dans l’air.

Les heures passent, vous avalez les pages de ce page-turner et vous comprenez que les deux affaires sont liées. Alors, vous vous précipitez à nouveau dans le wagon bar mais l’Américain a disparu. Vous questionnez  la barman, il ne sait rien. Une chose à faire : vous calmer, revenir vous asseoir et terminer cet excellent polar qui vous emmènera aux confins de la folie et de la manipulation en compagnie de notre chère Priya.

Fabiano Massimi, Les démons de Berlin, traduit de l’italien par Laura Brignon, Le livre de poche, 512 p.

Vous vous réveillez. A travers la vitre du wagon vous distinguez un immense bâtiment, celui du Reichstag. Nous sommes en février 1933. Le train arrive en gare de Berlin et vous suivez le passager qui se trouve devant vous : Siegfried Sauer, ancien commissaire de Munich venu comme vous dans la capitale allemande tout juste conquise démocratiquement quelques jours plus tôt par les nazis et Adolf Hitler. Hitler, Sauer le connaît bien pour avoir enquêter sur sa nièce dans L’ange de Munich, sa première enquête et une chose est certaine, il ne le porte pas dans son cœur.

Siefried Sauer n’est pas là par hasard. Plusieurs femmes ont été retrouvées mortes, leurs visages brûlés à l’acide et sa propre femme, Rosa, a disparu. D’autant que les victimes ressemblent étrangement à Rosa. Le temps lui est donc compté. Il doit voir ses contacts. C’est pour cela qu’il marche vite et que, bientôt, vous le perdez dans la brume de ce mois de février glacial. Vous croisez quelques chemises brunes et vous vous en remettez finement à Fabiano Massimi, l’une des plus impressionnantes plumes transalpines en matière de polars historiques qui marche assurément, avec ce deuxième opus mêlant brillamment fiction et faits historiques et qui avance comme un incendie, dans les pas du grand Philip Kerr.

A lire également : Fabiano Massimi, L’ange de Munich, traduit de l’italien par Laura Brignon, Le livre de poche, 672 p.

Joe Thomas, Brazilian Psycho, traduit de l’anglais par Jacques Collin, Points, 696 p.

Et si la prochaine station était le Paradis ? Pas celui qu’on croit, non. Celui de Paraisopolis, la célèbre favela de Sao Paulo. Douze millions d’habitants, des anonymes par milliers, une mégalopole tentaculaire rongée par la corruption et la violence. Tel est le décor du roman de Joe Thomas, qualifié de chef d’œuvre par David Peace, l’auteur de la tétralogie du Yorkshire, titre qui vaut assurément toutes les recommandations. Brazilian Psycho figure d’ailleurs dans les sélectionnés du prix du polar 2025 et tiendra son lecteur en haleine sur près de 700 pages menées à un rythme effréné.

Avec sa multitude de personnages centrés autour de deux inspecteurs de la police civile, Mario Leme et Ricardo Lisboa enquêtant sur la mort d’un directeur d’une école anglaise, ce roman choral construit de main de maître par Joe Thomas qui vécut dix ans dans la mégalopole brésilienne oscille comme un métronome entre l’avenue Paulista et ses gratte-ciels de la finance et les favelas, entre violence d’extrême-droite et l’aide aux plus pauvres. Criminelle, politique, sociale, l’enquête menée par les deux hommes plonge dans les ténèbres d’une ville passée de Lula à Bolsonaro et qui se referme lentement sur ses personnages avec en arrière plan l’histoire du Brésil, son football et l’influence des Etats-Unis notamment. Le train vient de s’arrêter. Avant d’atteindre le paradis, il va vous falloir traverser l’enfer. Alors, allez-vous descendre ?

Stephen King, Holly, traduit de l’anglais (américain) par Jean Esch
Albin Michel, 528 p.

Et si votre voisine de siège se nommait Holly Gibney ? C’est une Américaine tout ce qu’il y de plus normale avec un accent charmant. Il vous semble que vous l’avez déjà vu. Vous lui demandez. Elle sourit mais non, impossible. Et puis comme le trajet est long, vous engagez la conversation et l’écoutez raconter une drôle d’histoire. Elle a rencontré dernièrement Penelope Dahl dont la fille Bonnie a mystérieusement disparu. Penelope Dahl lui a alors demandé de mener l’enquête. Or il semblerait que tout mène au 93 Ridge Road de cette petite ville du Midwest dont il serait pieux et charitable pour citer un célèbre écrivain italien, de taire le nom et où vivent les époux Harris, des citoyens bien installées et sans histoires. Mais avec Stephen King, vous savez pertinemment que les apparences peuvent s’avérer…diaboliquement trompeuses.

Stephen King ? A cet instant, vous percutez. Oui, vous vous souvenez. Vous avez vu Holly Gibney dans Mr Mercedes et L’Outsider. Et en matière d’horreur, elle sait de quoi elle parle. Vous devinez vite que cette histoire ne se passera pas comme prévu et dépassera avec talent, les frontières de l’entendement. Vous voulez changer de place. Impossible, c’est plus fort que vous. Vous voulez connaître la fin de l’histoire. Il va donc falloir entrer dans la maison du 93 Ridge Road.

Good luck.

Par Laurent Pfaadt

Rendez-vous avec la mort

Plusieurs ouvrages reviennent sur la chute de la Troisième République entre mai et juillet 1940

A chaque printemps, l’histoire de France se met à paniquer, à suer, à bégayer. A chaque printemps, un choc post-traumatique vient frapper notre mémoire. Celui d’une défaite cinglante, inattendue, violente. Celui d’une démocratie confisquée. Celui d’une République, pour reprendre les mots de la grande historienne Michèle Cointet qui signe un nouvel ouvrage sur cette question, assassinée. Voilà donc pourquoi, plus de soixante-dix ans après les faits, cette question continue de nous hanter. Celle d’un meurtre. Prémédité, aucun doute là-dessus et savamment élaboré. Les coupables ont été certes désignés, arrêtés et jugés. Pour autant des zones d’ombre subsistent. Comme un cold case qui n’a pas révélé tous ses secrets, toutes ses zones d’ombre.


Notre premier enquêteur est un historien, fonctionnaire du Sénat, Hugo Coniez qui signe là son premier ouvrage chez Perrin et reprend, en quelque sorte, une enquête laissée dans les rues de Bordeaux où le gouvernement s’est réfugié le 15 juin, par l’avocat Gérard Boulanger, dans son ouvrage passionnant, A la mort la gueuse ! (Calmann-Levy, 2006). Car c’est bien d’elle qu’il s’agit. De la gueuse, cette république honnie par les maurassiens et autres séides de l’extrême-droite, cette putain démocratique protectrice des juifs qu’il faut abattre. Déjà, l’avocat parlait de liquidation. Dans le dos, froidement. Des coups de feu tirés par ces parlementaires et militaires qu’Hugo Coniez dévoilent dans un brillant jeu de masques. Notre fonctionnaire, expert en assassinats politiques sur la moquette feutrée de la Haute assemblée, sait de quoi il parle et nous emmène dans ces officines, ces antichambres où le drame s’est joué en suivant, au jour le jour, les criminels, militaires et  politiciens, mais aussi ces messagers du désastre et parmi eux le plus illustre des Français. Pas de miracle, la victime était déjà morte malgré quelques soubresauts et un coup de grâce le 10 juillet 1940. La mort de la IIIe République est comme une intrigue à la Agatha Christie avec son crime, ses suspects et son implacable et machiavélique mécanique qu’Hugo Coniez dévoile avec talent en insistant sur tel détail qui nous avait échappé ou sur tel épisode oublié en bon Hercule Poirot de l’histoire qu’il est.

Et lorsque ce dernier laisse place à Miss Marple, la mystérieuse affaire de style se transforme en jeu de glaces dans lesquelles se reflètent militaires et politiques. Michèle Cointet, grande spécialiste de l’histoire de France durant la seconde guerre mondiale, ancienne élève de René Remond et autrice de la Nouvelle histoire de Vichy (Fayard, 2011) reprend à son tour l’enquête. Et il faut bien dire que celle-ci est brillante. Dans cet essai qui court comme un thriller historique, à la fois savant et intelligent et où ne subsiste aucun temps mort, Michèle Cointet débarrasse les faits de ses oripeaux idéologiques pour restituer la vérité dans sa plus cruelle nudité. Car, oui, il y a bien eu un crime perpétré à Paris, à Bordeaux et à Vichy où la victime a été « exécuté » les 9 et 10 juillet 1940.

Le crime ayant été démontré, notre détective convoque alors dans le salon de l’histoire, les principaux protagonistes et expose : « Bénéficiant de la reconstitution critique et claire des faits précédemment exposés, du recul du temps, de la fin de la censure, en parti compréhensible et involontaire des acteurs-victimes, ainsi que de l’apaisement des passions apporté par le temps, l’historien examinera les responsabilités comparées des militaires et des dirigeants politiques dans l’armistice et dans la destruction de la IIIe République ». Agatha Christie s’avoure les biscuits de la comtesse de Portes, la maîtresse de Paul Reynaud, l’un des personnages de ces deux livres. Passant de ce maréchal qui voulut le pouvoir comme « un couronnement de sa vie », à ces politiques qui « laissèrent mourir la République » en souhaitant un armistice républicide, Michèle Cointet pointe alors du doigt un homme, cet ancien président du Conseil qu’elle désigne comme l’assassin : Pierre Laval. Le jugement est clair, implacable. De quoi permettre enfin à l’histoire de dormir tranquille.

Par Laurent Pfaadt

Hugo Coniez, La Mort de la IIIe République, 10 mai – 10 juillet 1940 : de la défaite au coup d’État
Chez Perrin, 368 p.

Michèle Cointet, La République assassinée, mars-juillet 1940, Bouquins
Aux éditions Robert Laffont, 336 p.

Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?

Un Burke peut en cacher un autre. Non pas Edmund, fervent soutien des colons américains et père du libéral-conservatisme mais plutôt Peter, professeur d’histoire culturelle à l’université de Cambridge. Voilà près de vingt ans et sa Renaissance européenne (Seuil, 2000) que nous n’avons pas lu celui qui est certainement le père de l’histoire culturelle et appartient à cette génération d’historiens qui défrichèrent les sentiers de la culture mais également ceux de l’économie et des sciences sociales pour expliquer une histoire longtemps cantonnée à sa dimension politique.

Car au fond qu’est-ce que l’histoire culturelle s’interroge Peter Burke ? Pour comprendre, il nous propose un retour aux sources de cette notion avec les pionniers Jacob Burckhardt et Johan Huizinga à la fin du 19e siècle qui travaillèrent sur l’influence de l’art pour montrer le caractère multidimensionnel d’une histoire culturelle servant à appréhender les équilibres sociaux qui structurent l’histoire de l’humanité. Présentant les différentes interprétations idéologiques (marxisme, constructivisme, etc.) et écoles de pensée avec en particulier une partie fascinante sur la mémoire dans un exposé à la fois érudit et pédagogique, le livre contribue à nous éclairer sur cette notion et surtout à nous offrir des clés de compréhension pour notre époque tiraillée par de nouveaux défis où plus que jamais la culture est à un nouveau tournant de son histoire.

Par Laurent Pfaadt

Peter Burke, Qu’est-ce que l’histoire culturelle ? Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, avant-propos d’Hervé Mazurel,
Chez Folio histoire n°340, 304 p.