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Dernière oasis

Un expert en antiquités orientales est invité dans un Irak assailli par
l’Etat islamique, à authentifier une série de bas-reliefs assyriens et à
les faire sortir du pays. Dans cette plaine de Ninive qui a vu passer
les plus grands empires de l’humanité, le héros entre alors dans cette
« dernière oasis », cet îlot de liberté perdu au milieu d’un désert prêt
à recouvrir arbres et rêves millénaristes d’un seigneur de guerre.

Le lauréat du prix spécial du jury Femina 2020 pour Beyrouth 2020, journal d’un effondrement (Actes Sud) en cours de traduction dans
le monde entier, renoue ici avec son incroyable talent de conteur. Le
livre se veut à la fois roman d’aventures, thriller politico-
archéologique et introspection sur notre civilisation et sur la
manière dont les hommes la conduisent ou, il faut bien se le dire,
sont utilisés par cette même civilisation. Car à y regarder de plus
près, qui se joue de l’autre ? Le destin ou les hommes ? Avec cette
réflexion à l’esprit, le lecteur hésite en permanence, enfermé sans le
savoir dans cette dialectique hégélienne, et ne parvenant jamais à
prendre une position claire. Perdu dans cette entropie, le lecteur se
persuade tantôt que l’esprit humain a tout prévu, tantôt qu’il n’est
qu’une espèce dont l’intelligence réside avant tout dans son
incroyable capacité à s’adapter à l’imprévu.

Dans cette dernière oasis, endroit hors du temps, notre héros offre alors au lecteur de contempler, aujourd’hui, l’état de son monde, de
son histoire face à ce que l’on perçoit comme un nouveau moment
charnière, cette transition historique que seuls les écrivains de
talent dont Charif Majdalani fait assurément parti parviennent avec
si peu de recul à déceler. Après une première impression d’une
guerre lointaine, imperceptible qui rappelle un peu le désert des
tartares
, celle-ci finit par arriver. Et la barbarie, comme ce désert,
avance, inexorablement. Le général Ghadban, sorte d’Aetius du 21e
siècle sait-il qu’il défend un monde qui a déjà disparu, qu’il aspire à
un pouvoir qu’il n’aura jamais ? Peut-être.

En plus d’être un formidable roman avec ses rebondissements et ses
personnages merveilleusement construits notamment Chirine, la
fille du général Ghadban, ce livre est assurément une fuite en avant,
celle d’une civilisation qui ne veut pas mourir mais qui, comme le
rappelle à juste titre notre héros, a organisé, parfois sciemment, son
propre suicide. Amer constat.

Par Laurent Pfaadt

Charif Majdalani, Dernière oasis
Chez Actes Sud, 272 p.

Des soucis de cadets

Majdalani © Hayat Karanouh-koboy

Le nouveau roman
de Charif
Majdalani nous
emmène sur les
traces de la
dynastie Jbeili

Charif Majdalani
n’a pas son pareil
pour nous conter
des histoires
familiales où se mêlent aventures et tragédies. L’auteur de
Caravansérail (2007) et du Dernier Seigneur de Marsad (2013)
plonge une nouvelle fois son lecteur dans ce Liban qui a nourri
tant d’imaginaires, à l’ombre de ce cèdre du Moyen-Orient irrigué
par le sang et les larmes de ses hommes et de ses femmes.
D’arbres, il est en d’ailleurs question dans ce nouveau roman,
l’Empereur à pied, qui nous relate l’histoire familiale des Jbeili sur
près de cent cinquante ans. Arbousiers arrachés par Khanjar
Jbeili, le fameux empereur à pied, fondateur de cette dynastie de
commerçants, ou pommiers plantés par l’un de ses descendants,
c’est surtout devant l’Arbre-Sec, sur cette route montagneuse
bordée de précipices qui allaient engloutir ceux qui devaient
s’opposer au destin des Jbeili, que se joua ce dernier. Ici
l’empereur à pied édicta la règle immuable qui devait régir
l’histoire familiale sous peine de ruine : seul l’aîné aurait le droit
de se marier et d’avoir des enfants. Tous ceux qui
contreviendraient à ce qui allait se transformer en malédiction
seraient déshérités.

A la force du poignet mais également en forçant le destin, les
Jbeili édifieront un empire commercial, cultivant relations
politiques et accompagnés de personnages troubles et fantasques
comme seuls l’Orient dans lequel Majdalani n’a qu’à tremper sa
plume, sait en fabriquer. Face à leurs aînés, pragmatiques et
ternes, les cadets se révèleront rêveurs et contemplatifs. Mais le
prix à payer sera celui de l’exil. Comme si leur existence ne
pouvait se concevoir qu’en dehors de cette terre libanaise
devenue par la simple volonté de l’empereur, un désert aride aussi
bien psychologiquement que sentimentalement. Le monde ne
sera pas assez grand pour exaucer leurs rêves brisés de grandeur.
Les grandes propriétés terriennes du Mexique, les palais de
Venise, de Naples ou de Boukhara ou les quêtes d’un ataman
cosaque dans les steppes russes et d’un tableau de Véronèse au
Monténégro constituèrent les multiples routes de leur exil. Leur
empire sera philosophique, artistique, intellectuel à défaut de
pouvoir se matérialiser. Mais ce Liban ottoman, français,
indépendant que nous fait traverser comme à chaque fois avec
bonheur l’auteur et plus particulièrement cette terre de Massiaf,
se rappellera à eux comme un aimant.

A travers le récit de cette famille, Majdalani nous dépeint un Liban
multiculturel entre Occident et Orient, entre christianisme et
Islam, entre velléités d’indépendance et attachement colonial
jusqu’à l’histoire récente marquée par la terrible guerre civile qui
ensanglanta le pays. Plus encore, cette histoire familiale
symbolise à elle seule l’histoire d’un pays marqué la violence. Des
origines de la famille Jbeilli qui prend des allures de western aux
nouveaux riches étalant leur fortune dont la séduction est
devenue légendaire notamment en France, en passant par cette
industrialisation du début du 20e siècle, le nouveau roman de
Charif Majdalani brille de mille feux, sent la poudre et le sang. Une
vraie réussite qui ne devrait pas manquer de convaincre en cette
rentrée littéraire.

Laurent Pfaadt

Charif Majdalani, l’Empereur à pied,
Seuil, 2017.