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Beaux jours

Première étape de notre voyage, les Etats-Unis avec la grande Joyce
Carol Oates. Montez dans le 11h17, ce train de banlieue reliant le
New Jersey à New York et qui concentre toute l’humanité de
l’écrivaine américaine. Asseyez-vous dans le wagon silencieux, l’une
des huit nouvelles de ce recueil et observez. Ici, un professeur
reconnaissant une ancienne élève ou là un artiste abusant
psychologiquement de son modèle, là encore une croisière, terrain
de règlements de comptes d’un couple. Ces récits sont autant
d’explorations des rapports humains, d’analyses des profondeurs de
notre intimité, d’auscultation des failles de notre altérité. Qu’il
s’agisse de sexe, de deuil comme cette novella d’une belle-mère prise
dans sa culpabilité entre son mari et sa belle-fille morte, ou de
sadisme, l’écrivaine américaine dépeint une fois de plus à merveille
la psyché humaine et les tensions qui la sous-tendent.

A chaque nouvelle, le lecteur est bluffé par cette capacité d’analyse
que Joyce Carol Oates transforme en matériau littéraire pour
échafauder des histoires qui mettent à nu ses personnages mais
surtout nous renvoient des miroirs pas très flatteurs. Ses phrases
claquent comme des sentences. « Dans le déclin et la chute des autres,
nous voyons une trajectoire naturelle, inévitable ; dans la nôtre, une
source d’incompréhension, de surprise et d’indignation ». Du grand art,
comme toujours.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Beaux jours, traduit de l’anglais par Christine Auché
Aux édition Philippe Rey, 411 p
.

Poursuite

Après tant de romans, on pourrait la voir venir, se dire « Bon, d’accord
mais quoi de neuf ? » Et puis, à chaque fois, cela nous fait le même
effet, celui de nous surprendre comme un tueur entrant dans notre
cuisine, celui de nous attraper, de nous kidnapper comme ici Lew, le
mari blessé, au moment où on s’y attend le moins. De vous projeter
sous un bus et de vous laisser pendant plusieurs jours, semaines et
mois, avec des séquelles littéraires irréversibles, si bien qu’il est
impossible de lire plusieurs Oates d’affilée tant les chocs sont
profonds.

Avec Poursuite, roman court, violent, abrupt, l’auteure américaine
nous pousse ainsi sous ce bus qui renverse Abby, jeune bénévole
d’un centre pour aveugles et fraîchement mariée. Des taches de
rousseur sur sa peau devenues taches de sang sur le cerveau
engendrées par celles des fantômes de ses parents disparus et qui
ont marqué à jamais son âme.

Dans une narration en miroirs qui fait la grande force des romans de
Joyce Carol Oates et qu’elle a porté à la perfection dans Un livre de
martyrs américains (Philippe Rey, 2019), l’auteur nous emmène dans
les cauchemars et les tréfonds de l’âme brisée de la petite Abby qui
s’appelle en réalité Miriam, Mir-mie. Pourquoi a-t-elle changé de
prénom ? C’est ce que va tenter de découvrir son mari. La
destruction des liens familiaux ainsi que la violence irriguent ce
roman puissant, sorte d’opéra macabre culminant jusqu’à cette
scène finale mémorable d’une violence psychologique inouïe. Oates
renoue ici avec des thèmes préalablement abordés comme les
traumatismes de l’enfance (Mudwoman, Philippe Rey, 2015) ou la
difficile réintégration des vétérans de guerre au sein de la société
(Carthage, Philippe Rey, 2018). Ici, point de spécificité américaine
comme le fanatisme religieux – le mari d’Abby est un chrétien
évangélique bienveillant qui se détourne progressivement du dogme
qui l’emprisonne – ou le racisme. Plutôt la lente désagrégation d’une
famille vivant au sein d’une société violente avec au milieu, un enfant
qui réagit comme des millions d’autres, en se disant que la
séparation de ses parents est de sa faute.

Cette violence qui se transmet dans l’inconscient des générations,
celle qui construit la culpabilité des enfants, et surtout infuse ce
fatalisme dans l’esprit de ceux qui la subissent et qui grandissent
avec, se persuadant à tort, que le bonheur n’est pas pour eux. Il
faudra toute la catharsis d’Abby et de son mari Willem, pour espérer
guérir et se reconstruire. Quant à nous, on tente encore de s’en
remettre.

A noter également la publication en poche de J’ai réussi à rester en vie 
(Philippe Rey figures, 480 p.) de Joyce Carol Oates, émouvant
témoignage de son deuil, du sentiment d’absence et du chagrin
qu’elle éprouva après le décès de son mari, Raymond Smith, avec qui
elle partagea près d’un demi-siècle de vie commune en 2008. Le
lecteur y découvrira la femme derrière la romancière même si,
comme le lirez, elle n’est jamais bien loin…

Ce livre publié une première fois en 2011 reparaît au lendemain de
son second veuvage en 2019. Et avec Oates, on ne peut que se
demander : y a-t-il une fatalité à ce que les choses se reproduisent ?
Réponse dans son œuvre incroyable.

Par Laurent Pfaadt

Joyce Carol Oates, Poursuite,
Philippe Rey, 224 p.