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Quand l’histoire s’acharne

Holodomor © DmyTO/Shutterstock.com

Réédition en poche
de l’ouvrage majeur
de l’historien
américain Timothy
Snyder

C’est ce qui s’appelle
déjà un classique.
Somme titanesque, ce grand livre d’histoire relatant les massacres
que subirent les populations d’Europe orientale entre 1933 et 1945
et qui firent près de 14 millions de morts vous laisse le souffle coupé
sitôt sa lecture achevée. On a l’impression de découvrir cette
tragédie. Et pourtant, elle a toujours été là, sous nos yeux. Mais on
ne pouvait pas le voir, on ne voulait pas le voir.

Tout le monde connaît la Shoah en Pologne et en URSS. Tout le
monde connaît les méfaits du stalinisme en Russie occidentale et en
Ukraine. Mais l’opposition entre les deux régimes totalitaires et la
division physique et mentale de l’Europe après la seconde guerre
mondiale qui a prévalu jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989
empêchaient de construire une histoire commune, une tragédie
commune, spécialement dans cette région, cette zone géographique
appelée alors l’Europe de l’Est. Il fallut du temps pour habituer notre
esprit, dégagé de tout carcan idéologique, de tout réflexe
dichotomique à cette hypothèse d’une seule et même catastrophe et
d’envisager des interactions entre ces deux totalitarismes qui
signèrent ce pacte infamant d’août 1939. Car les hommes, les
femmes, les enfants et les vieillards de cette région, eux, en prirent
conscience très vite, à l’image de cette population ukrainienne qui
vit la grande famille Holodomor s’abattre sur eux, puis accueillant
pour beaucoup les nazis comme leurs libérateurs, elle leur servit
d’assistante de l’horreur avant d’être réduite à des sous-hommes et
massacrée.

Là est la grande force du livre de Snyder et surtout son caractère
révolutionnaire. Privilégiant une approche régionale globale, Terres
de sang
montrent cet acharnement de l’Histoire où pendant une
douzaine d’années, le communisme et le nazisme ont rivalisé
d’horreurs. Puisant dans des sources et des travaux polonais,
ukrainiens, baltes ou biélorusses jusqu’alors inédits car non traduits,
l’historien américain a construit un récit magistral où il relate non
seulement les différents crimes qui ont émaillé cette période
historique mais surtout inscrit ces derniers dans une autre
temporalité dégagée des repères classiquement établis et qui
influençaient à n’en point douter notre perception. C’est
essentiellement là que réside son côté révolutionnaire. Moins dans
l’énumération des faits, l’ouvrage frappe avant tout par la révolution
historiographique qu’il introduit dans la connaissance de cette
époque en la libérant des corsets des frontières et de la datation
historique. Cette analyse permet aussi et surtout de proposer une
nouvelle lecture de la fabrication de l’histoire, et éviter que l’histoire
ne s’acharne à reproduire les mêmes schémas.

Par Laurent Pfaadt

Timothy Snyder,
Terres de sang, L’Europe entre Hitler et Staline,
Chez Folio histoire, 848 p
.

Après le rouge, le noir

L’historien
américain, Timothy
Snyder, revient avec
un nouveau livre
choc

Timothy Snyder est
en quelque sorte un
lanceur d’alerte. Pas
au sens où nous
l’entendons, à la manière d’un Edward Snowden ou d’un Julian
Assange. Non, ce type de lanceur d’alerte est plutôt celui qui
ausculte l’histoire passée pour en tirer des leçons pour l’avenir. Et
comme cela ne va pas toujours de soi, Snyder le formalise dans un
livre.

Après l’incroyable Terre de Sang, l’Europe entre Hitler et Staline, le
nouveau livre de Timothy Snyder traite une nouvelle fois de
l’extermination des populations européennes pendant la seconde
mondiale en se focalisant sur l’Holocauste.

Il décortique parfaitement la mécanique intellectuelle qui anima
l’esprit d’Hitler et se diffusa dans l’ensemble des institutions du
Troisième Reich et de ses agents. Battant en brèche l’idéologie
purement raciale, Snyder insiste au contraire sur la rencontre entre
la science et la politique qui se matérialisa dans ce que l’on a appelé
depuis le « Lebensraum », cet espace vital nécessaire selon le Führer,
à l’Allemagne pour assurer sa survie et que l’auteur dénomme plus
justement « niche écologique ».

Cette définition éclaire alors tout son raisonnement. L’Allemagne se
transforme en un monstre qui se doit de consommer des territoires
via une expansion territoriale toujours renouvelée. Dans cette
logique, il faut tuer pour éviter d’être tué et s’emparer par la
conquête des terres nécessaires. Slaves et juifs firent notamment
les frais de cette logique. Toutes les institutions du Troisième Reich
s’employèrent à réaliser cet objectif notamment la SS, bras armé de
cette idéologie vouée à la destruction d’Etats identifiés comme
autant d’obstacles à la réalisation de cette stratégie.

C’est dans cette même logique qu’il faut, selon Snyder, analyser
l’Holocauste. L’historien montre ainsi que les juifs allemands avaient
plus de chances de survivre que les juifs citoyens d’Etats détruits. La
destruction des juifs d’Europe n’obéissait à une logique que parce
que l’antisémitisme représentait avant tout une composante de
cette lutte à mort pour le contrôle de cette terre noire. A ce titre,
l’auteur estime qu’Auschwitz est un symbole certes terrible de
l’Holocauste mais il est réducteur dans le sens où il empêche de
percevoir le phénomène dans sa globalité.

L’historien tire de cette démonstration des conclusions en forme
d’extrapolations sur les conflits récents ou à venir pour le contrôle
des ressources naturelles. L’idée de Lebensraum pourrait selon lui
retrouver une nouvelle actualité avec le changement climatique.
Pour l’instant, les conflits découlant de cette logique sont restés
localisés, comme par exemple le génocide rwandais expliqué par
l’épuisement des terres arables à la fin des années 80 et le déclin du
rendement des cultures au début des années 90, ou plus récemment
la destruction de l’état ukrainien par la Russie de Poutine. Mais
cette localisation ne saurait durer éternellement car selon Snyder «
l’holocauste n’est pas seulement histoire, il est aussi avertissement ».

Laurent Pfaadt

Timothy Snyder,
Terre noire: L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter,
coll. Bibliothèque des histoires,
Chez Gallimard, 2016