Un cheval en son royaume

A l’occasion du 60e anniversaire de la célèbre voiture, un livre passionnant revient sur l’histoire de la Ford Mustang

Dans l’écurie du constructeur automobile Ford, il exista un cheval légendaire, celui qui ne se laissa dompter par aucune mode, aucune époque. Un cheval, un étalon qui, à l’inverse du Richard III de Shakespeare sauva non seulement son roi mais également un empire, celui de l’automobile américaine tout en galopant dans la mémoire de l’humanité.


Ce mythe, Benjamin Cuq, journaliste et auteur de plusieurs livres sur l’automobile, le raconte à merveille dans son livre réédité à l’occasion du soixantième anniversaire du célèbre modèle. Il  montre ainsi à grand renfort d’iconographies les évolutions de cette voiture mythique ainsi que les mues successives tant physiques que motorisées de ce crack de l’asphalte. Chacun y trouvera son modèle fétiche, celui de 1964 avec sa robe rouge, la Fastback GT 390 de Bullit, la Shelby GT350 SportsRoof de 1969 ou la Boss 302 (1970).

Ford Mustang Bullit

Tout le monde en convient, c’est véritablement au cours de sa première décennie d’existence que la Mustang construisit cette légende qui vit notre cheval d’acier terrasser des concurrents qui le sous-estimèrent ou pensèrent lui damner le pion comme la Chevrolet Camaro Z28 ou la Plymouth Barracuda qui pourtant, avaient des arguments pour briller au firmament de l’Olympe automobile.

Ford Mustang Boss

Est-ce les vapeurs du succès, la crise économique ou simplement le manque d’adversaires à sa taille qui ternirent sa gloire ? Car il était dit que celle-ci serait comme un cercle dans l’onde qui va toujours s’élargissant, jusqu’à ce qu’à force de s’étendre, il finisse par disparaître pour reprendre les mots de Shakespeare dans son Henri VI. Ainsi à partir de 1974, la Mustang II perdit sa fougue, se rangea…des voitures. L’étalon devint hongre. Dès lors, il lui manqua ce panache, cette vélocité, cette férocité qui fait le charme des chevaux de légende et des voitures inoubliables, avec juste ce qu’il faut de vulgarité pour séduire même le plus chaste. Rien ne fut plus jamais pareil. Le côté sauvage de la Mustang comme celui du cheval du même nom fut ainsi domestiqué par les mêmes Américains. Il fallut alors attendre trois décennies et l’arrivée de la Mustang V pour que brilla à nouveau dans l’œil du coursier la lueur de sa gloire d’antan. Mais celle-ci était passée, enfermée sur la rétine de millions de téléspectateurs.

Car bien évidemment, l’ouvrage fait un détour par le cinéma et en premier lieu par Bullitt en 1968 avec Steve Mac Queen qui fit définitivement entrer la Mustang dans la légende. De Goldfinger à Drive et de Getaway à 60 secondes chrono, elle apparut dans près de 4000 films, séries et clips pour devenir un véritable objet de la culture américaine, une actrice de cette dernière, Nicolas Cage affublant même la Shebly GT 500 de 1967 d’un prénom : Eleanor

Avec son hennissement si particulier, la Mustang, voiture sportive qui se voulut abordable pour les classes moyennes américaines, marqua également le chant du cygne du triomphalisme automobile américain et de son fleuron, Ford. Un cheval incapable d’éviter l’hiver du mécontentement qui allait s’abattre sur Detroit et son empire. Reste ce très beau livre qui régalera à coups sûrs les yeux des amoureux du célèbre modèle et permettra de se plonger avec moult rugissements dans un pan de l’histoire culturelle américaine.

Par Laurent Pfaadt

Benjamin Cuq, Mustang Passion, tous les modèles de 1964 à nos jours, édition anniversaire 60 ans
Glénat, 208 p.

La dernière colonie

Délaissant un temps la Galicie de la seconde guerre mondiale, Philippe Sands, écrivain et avocat des droits de l’homme, évoque dans cet ouvrage, une injustice vieille de plus d’un demi-siècle : celle des Chagos, les habitants d’une cinquantaine d’îles au large de l’île Maurice. Lorsque cette dernière, libérée de la tutelle de la Grande-Bretagne, accède à l’indépendance en mars 1968, les Chagos demeurent cependant dans l’escarcelle de l’ancienne puissance coloniale qui confie l’une des îles, Diego Garcia, aux Etats-Unis qui y installent une base militaire.

Les habitants des Chagos sont alors chassés de chez eux et contraints à l’exil. Parmi eux, Liseby Élysé qui va se battre pour revenir chez elle. Philippe Sands, représentant des Chagos depuis 2010 devant la Cour internationale de justice de La Haye, met en lumière dans ce livre formidable, le combat de Liseby Élysé face à des Etats sans scrupules. L’histoire singulière de cette femme croise alors celle, raciste et injuste de l’esclavage et du colonialisme de ces deux derniers siècles. Comme dans ses ouvrages précédents, le récit de l’auteur mêle crime contre l’humanité, histoire du droit et trajectoire intîme. Son message se veut universel et traverse admirablement l’océan indien pour offrir non seulement une tribune de papier à ce peuple méconnu et martyrisé, mais également pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas comme disait Camus et éviter que le fait accompli ne soit, une fois de plus dans ce monde qui n’en connaît que trop, banalisé.

Par Laurent Pfaadt

Philippe Sands, La dernière colonie
Le livre de poche, 320 p.

Le pays du passé

Le très beau roman du bulgare Gueorgui Gospodinov, vainqueur de l’International Booker Prize 2023 – l’un des principaux prix littéraires anglophones – entraîne son lecteur dans une clinique un peu spéciale dirigée par un certain docteur Gaustine. Celle-ci permet à ses patients atteints d’Alzheimer pour la plupart de replonger dans leur passé grâce au décor de chambres inspirées d’une époque favorite de leur vie. Mais la tentation de se replonger dans ses souvenirs peut s’avérer dangereuse surtout quand cette méthode vient à être utilisée par des Etats pour revenir à un passé plus ou moins glorieux. Dans ce livre inclassable à la frontière entre le réel et l’imaginaire, l’auteur, disciple revendiqué du grand Borges, nous propose une réflexion à la fois drôle et glaçante sur la mémoire, le passé et l’utilisation que nous en faisons.

Par Laurent Pfaadt

Gueorgui Gospodinov, Le pays du passé, traduit du bulgare par Marie Vrinat-Nikolov,
Aux éditions Folio, 432 p.

Femmes en clair-obscur

Au Kunstmuseum de Bâle, une exposition met en lumière quelques femmes peintres tout en demeurant incomplète

Alors même qu’il n’était pas interdit de s’adonner à la peinture, nombre de femmes dotées d’un talent certain vécurent dans l’ombre d’un père, d’un mari ou d’un maître et il fallut attendre près  d’un demi-millénaire pour qu’enfin, justice leur soit rendue.


Marietta Robusti, La Tintoretta, Auportrait avec Jacopo Strada, Gemäldegalerie Alte Mesiter, Staatliche Kunstsammlungen Dresden
Copyright: bpk / Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Hans-Peter Klut

Aujourd’hui l’exposition du Kunstmuseum de Bâle permet de redécouvrir, de l’Italie à la Suisse et de la France aux Provinces Unies, ces femmes de génie qui égalèrent parfois leurs proches et maîtres jusqu’à ne plus savoir à qui attribuer la paternité ou la maternité d’un tableau comme ce magnifique Vieil homme et un garçon (1565) dont on ne sait s’il provient de Jacopo Robusti dit le Tintoret ou de sa fille la Tintoretta, Marietta Robusti de son vrai nom (1554/55-1614). Cette dernière est ainsi, en l’absence d’Artemisia Gentileschi, la figure de proue de cette exposition qui traverse les époques, du baroque au XIXe siècle en passant par le maniérisme, à la rencontre de celles qui rivalisèrent avec les grands peintres de leur temps. L’exposition présente trois tableaux de la Tintoretta dont son Autoportrait avec Jacopo Strada figurant l’antiquaire de l’empereur Maximilien. Le Habsbourg fit d’ailleurs venir la Tintoretta à la cour, lui conférant une relative notoriété que son père étouffa, reléguant sa fille dans un rôle de peintre subalterne.

Des femmes qui excellèrent tant dans la peinture religieuse que dans le portrait ou la nature morte. L’art de Lavinia Fontana (1552-1614) témoigne ainsi d’une extraordinaire maîtrise des scènes religieuses particulièrement explicite dans ces œuvres venues du Palazzo communale d’Imola notamment cette Nativité du Christ de toute beauté. Pour autant, il manque son Portrait du pape Grégoire XIII et son Autoportrait resté au musée des Offices de Florence. L’exposition permet malgré tout assez judicieusement de comparer les apports et les influences de l’art de ces femmes avec celui de leurs parents ou maîtres. Ainsi dans la technique de Sofonisba Anguissola (vers 1532-1625), professeur et peintre d’Elisabeth de France, reine d’Espagne, se distingue le trait et le style maniériste d’un Bernardino Campi.

A l’autre bout de l’Europe, d’autres femmes transcendèrent leur art. Il n’y a qu’à admirer la technique et les couleurs d’une Michaelina Wautier (1604-1689), sœur de Charles Wautier avec qui elle partagea un studio à Bruxelles, qui n’eurent rien à envier à ses contemporains. Sa renommée était pourtant bien réelle, le gouverneur des Pays-Bas espagnols, Léopold-Guillaume de Habsbourg achetant même quelques-unes des toiles de l’artiste pour sa galerie personnelle. Les œuvres de Michaelina Wautier constituent assurément les plus belles pièces de cette exposition notamment son Portrait du duc d’Albuquerque. La France ne fut pas en reste avec la présence dans l’exposition de Louise Moillon (1610-1696) et ses très belles natures mortes venues du musée des Beaux-arts de Strasbourg, une peintre hexagonale annonçant une Elisabeth Vigée-Lebrun également absente.

Parfois, ces femmes éduquées durent composer avec leur vie de famille, en mettant comme Anna Dorothea Therbusch (1721-1782), femme d’Ernst Friedrich Therbusch, leur vie d’artistes entre parenthèses avant d’y revenir plusieurs années plus tard. Il fallut, en revanche, plusieurs siècles pour prendre pleinement en considération leurs existences. C’est désormais chose faîte avec cette exposition.

Par Laurent Pfaadt

Femmes de génie, les artistes et leur entourage, Kunstmuseum Basel, jusqu’au 30 juin 2024

A lire également le catalogue accompagnant l’exposition : Geniale Frauen – Künstlerinnen und ihre Weggefährten (allemand), D, Bucerius Kunst Forum, Kunstmuseum Basel, Hirmer, 288 p. 2023

Déjà indispensable

Christophe Prime revient sur l’engagement des Etats-Unis durant la seconde guerre mondiale

Bien avant d’avoir prononcé cette fameuse formule, Madeleine Albright, enfant juif tchécoslovaque ayant fui son pays avant la seconde guerre mondiale et devenu l’une des plus importantes secrétaire d’État des Etats-Unis du siècle passé, mesura combien son pays d’adoption fut la nation indispensable à la victoire des Alliés sur les forces de l’Axe notamment le Troisième Reich et le Japon. C’est ce que raconte Christophe Prime, historien du mémorial de Caen dans un livre absolument remarquable, résultat d’un travail de cinq années qui s’appuie sur des archives officielles mais également sur des correspondances, des films et la presse pour croiser histoires singulières telles celle d’Eugène Sledge qui consigna ses souvenirs et grande Histoire. Un livre qui observe la guerre à la fois depuis un bombardier B17 Flying Fortress dans le ciel européen qu’au bout d’une baillonnette de la jungle de Saipan ou dans le lit d’une mère d‘un soldat du Kansas.


Astucieusement, à la manière d’un historien anglo-saxon, Christophe Prime analyse l’engagement des Etats-Unis sur le temps long et fait remonter le début de cet engagement en 1933. Franklin Delano Roosevelt vient d’être élu à la présidence des Etats-Unis, quelques mois après Adolf Hitler. Visionnaire, il met alors en place, progressivement, une véritable économie de guerre qui se matérialisa notamment, dès mai 1940, par le CDAAA (Committee to Defend America by Aiding the Allies) visant à aider les alliés et notamment la Grande-Bretagne.

Jusqu’au fatidique 7 décembre 1941 et l’attaque de Pearl Harbor que traite presque heure par heure notre auteur tout en démontant la thèse ayant longtemps prévalu et selon laquelle Roosevelt aurait su mais aurait laissé faire pour entériner son choix d’entrer en guerre.

Bien évidemment, le livre ne fait pas l’impasse sur les grands théâtres d’opération que furent l’Europe de l’Ouest, le Pacifique et l’Afrique du Nord avec quelques-unes des grandes batailles du conflit comme Midway, les Ardennes ou Arnhem. Des efforts dans la formation, l’armement et la structuration de l’armée américaine opèrent une révolution permettant de « mettre sur une pied une armée en avance sur son temps capable de mutualiser ses forces, à un niveau très supérieur à celui des autres armées » selon Christophe Prime.

Malgré ces considérations fort pertinentes qui le rapprocheraient d’un John Keegan, la plus-value de ce livre est presque ailleurs tant ce dernier brille par son exhaustivité. Il emmène le lecteur du Homefront aux champs de l’Amérique profonde, de l’intégration des minorités dans les différents corps d’armée à la course à l’atome. Des secteurs jugées insignifiants prennent soudainement toute leur importance sous sa plume comme ce courrier qui remonte le moral des troupes.

Pendant longtemps, comme il le rappelle, la seconde guerre mondiale a été la « good war » en comparaison avec celles qui allaient suivre et notamment l’engagement des Etats-Unis au Vietnam. Une guerre avec cependant, ses zones d’ombre que la propagande, à grand renfort de cinéma, a voulu gommer et que l’auteur aborde. Les viols de femmes notamment en France – pourtant sévèrement réprimés – et surtout l’internement de citoyens américains d’origine japonaise, les Nisei, ces enfants des premiers émigrants nés à l’étranger, dans des camps notamment à Tule Lake en Californie sont ainsi traités. Cela n’empêcha d’ailleurs pas d’autres Nisei de s’illustrer avec bravoure sur le front occidental, certains d’entre eux libérant même le camp de Dachau en avril 1945.

Au final, le livre de Christophe Prime a tout de l’ouvrage de référence et restitue avec objectivité l’engagement d’une nation ayant contribué à la victoire finale sur le nazisme et le Japon. Un livre en somme déjà indispensable. Madeleine Albright n’aurait pas dit mieux.

Par Laurent Pfaadt

Christophe Prime, L’Amérique en guerre 1933-1946,
Chez Perrin, 624 p.

A lire également : 

Eugène B. Sledge, Frères d’armes, traduit par Pascale Haas et préfacé par Bruno Cabanes, coll. Tempus, éditions Perrin, 576 p.

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Fantômes, le très beau roman de Christian Kiefer (traduit de l’anglais par Marina Boraso, Albin Michel, 2021) qui évoque le destin des Nisei durant le conflit

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