Esthétique des ruines

La dernière nuit du monde
Laurent Gaudé

En lisant le postulat du spectacle – supprimer le sommeil –,
instinctivement c’est le fameux travailler plus pour que le capital
gagne plus qui vient à l’esprit. Et comme c’est l’ingestion d’une
pilule révolutionnaire qui active la capacité de veille, s’invite la
stratégie vaccinale toute récente avec son ambition d’unanimité
totalitaire – et les auteurs revendiquent l’influence de cette
période pandémique dans leur inspiration. Très vite cependant,
avec ce bouleversement des cycles naturels et l’instauration d’une
nuit active, d’autres questions surgissent. Que devient tout cet
espace de liberté brusquement anéanti : le lien et le festif, l’amour,
le rêve, etc. ?

© Kurt van der Elst

Dès l’entrée du public, un gigantesque écran carré au centre du
plateau pulse de visages et de voix. Un premier cadre. Deux
rectangles lumineux au sol s’y ajouteront : les espaces dédiés au
personnage principal, un des promoteurs du projet (joué par le
metteur en scène Fabrice Murgia lui-même), et à sa femme Lou
(Nancy Nkusi) qui imposent d’emblée la distance entre les êtres.
Autour l’environnement reste plus indistinct, se nappe de fumerolles
et sera la neige de la fin. Les lumières d’Emily Brassier sculptent de
belles images focalisées par ce qu’affiche l’écran : des flashs
angoissés (tels des images subliminales), des témoignages venant de
l’autre bout du monde (le projet est planétaire), beaucoup de gros
plans en direct de la comédienne notamment lorsqu’elle chante. Des
visages qui disent, se disent avec régulièrement des répliques qui
font mouche. Les trois cadres structurent le jeu. Si l’écran offre une
dimension cinématographique à Lou qui épure, le dispositif enracine
les comédiens et mène par moments l’acteur vers une
surexpressivité corporelle. Des ego en naufrage sur leur radeau de
lumière ? Un corps qui se rebelle ou pris de convulsions par manque
de sommeil ? À la fin, le couple se retrouvera en dehors de ses
cadres. Dans l’au-delà, au-delà de ce monde qu’il a contribué à
fabriquer… ou à détruire.

Car évidemment tout déraille : les corps, les mécanismes physio-
biologiques avec des conséquences sur l’écosystème et les autres
créatures qui nous tournent le dos : tout est tordu. Une caricature
d’anthropocène.

Sans nuit, les yeux saignent et, avec la nouvelle frénésie, plus
personne ne prend le temps de protéger le peu qui reste. Le système
lui trouve du temps supplémentaire pour travailler à sa propre perte,
produire de nouvelles ruines. Décidément la technologie ne nous
sauvera pas, bien au contraire, elle nous décimera comme l’ont été
les populations amérindiennes par l’irruption des maladies
importées par les conquistadors.
D’ailleurs la technologie sera-t-elle capable de perdurer sans nous ?
Sans le dévouement de ses officiants humains ?

Par Luc Maechel

* scénographie Vincent Lemaire,
création vidéo Giacinto Caponio,
création son Brecht Beuselinck


=> Spectacle donné dans le cadre du festival les Vagamondes avec d’autres belles propositions jusqu’au 27 mars, dont deux expositions à voir en marge (ou non) des représentations : The Nemesis Machine, la vibrionnante métropole high-tech de Stanza jusqu’au 27 mars (sur la mezzanine) et l’apesanteur plastique des photographies de SMITH jusqu’au 7 mai (dans la galerie).

La Filature, festival les Vagamondes
représentation du vendredi 18 mars 2022