La Maison Russie

L’URSS racontée via
les habitants de la
Maison du
gouvernement.
Magistral

Dans chaque
immeuble, il y a ceux
pour qui on éprouve
de la sympathie et
ceux que l’on évite. Ceux qui sont prêts à vous rendre service et
ceux qui, jaloux, n’attendent qu’une chose : vous nuire. Ceux qui font
trop de bruit et dont on aimerait se débarrasser et ceux, trop
discrets, sur lesquels on glose, on fantasme. On a tous connu cela. A
notre échelle, celle d’un immeuble. Mais quand ce dernier, dans une
sorte de métaphore, figure un Etat avec ses composantes
idéologiques, sociologiques, culturelles, ses favoris et ses ennemis,
les petits arrangements, sympathies et querelles prennent alors une
toute autre dimension.

Ici, à la Maison du gouvernement, au même étage, on pouvait ainsi
croiser l’ambassadeur d’URSS en Tchécoslovaquie et le commandant
des gardes des camps de travail de la Kolyma tandis qu’à l’étage au-
dessus, le responsable de l’exécution de la famille du tsar saluait
tous les matins, Nikita Khrouchtchev, futur maître de l’URSS. En
poussant les portes du monumental immeuble de la Maison du
gouvernement qui accueillit commissaires du peuple, hauts
fonctionnaires, directeurs d’institut, artistes, héros et bourreaux de
l’Union Soviétique, le lecteur pénètre véritablement dans l’âme de
ce régime car comme l’écrit à juste titre Yuri Slezkine dans ce
formidable ouvrage « la Maison du gouvernement était pour l’Union
soviétique la forteresse assiégée que l’Union Soviétique était pour le reste
du monde »
. Fruit d’un travail de dix ans, l’auteur s’est plongé dans les
archives officielles et personnelles de ces centaines de résidents, a
mené une soixantaine d’interviews pour en tirer ce récit composé à
la manière d’une symphonie de Dimitri Chostakovitch pleine de
bruits et de terreur.

Tout avait pourtant bien commencé et les débuts furent idylliques.
On écoutait les lectures publiques des artistes et les bibliothèques
construites par les menuisiers de la Maison du gouvernement
étaient garnies de livres. Les jours de repos, on se retrouvait dans les
datchas pour vanter les mérites du régime. Certes, tous n’avaient
pas le même rapport à la révolution d’octobre mais qu’importe, ils
étaient les nouveaux membres de cette nomenklatura qui regardait
vers ce Kremlin où régnait Staline.

Arriva alors ce funeste 1er décembre 1934 et l’assassinat de Serguei
Kirov, le secrétaire du parti de Léningrad. Dans l’appartement 342,
celui de Vatslav Bogoutski, directeur adjoint du combinat de chimie
militaire, retentit le téléphone : « Il a répondu comme il faisait
d’habitude. Mais soudain, l’expression de son visage a complètement
changé »
. Les occupants ne le savent pas encore mais la mort de
Kirov, fomentée par Staline, signe le début des grandes purges.
Peut-être que ce dernier, de sa fenêtre du Kremlin, contemplait les
appartements de Karl Radek, membre du comité exécutif du
Komintern ou de Mikhaïl Koltsov, journaliste de la Pravda qui inspira
à Ernest Hemingway le personnage de Karkov dans l’Adieu aux
armes
, en songeant au sort qu’il allait leur réserver.

Le silence envahit alors petit à petit les couloirs de la Maison du
gouvernement. La forteresse se mua en prison et un changement
d’appartement signifiait souvent un déclassement et une expulsion,
la mort. Débuta alors la valse des locataires. Ainsi Nikolaï Ossinski,
commissaire du peuple adjoint à l’agriculture emménagea dans
l’appartement laissé vacant après l’arrestation d’Alexeï Rykov,
ancien président du conseil des commissaires du peuple avant d’être
à son tour arrêté puis exécuté. Les disparitions se multiplièrent. On
redoutait d’être réveillé en pleine nuit par des coups contre la porte
quand les agents qui possédaient les clés, ne pénétraient pas
directement dans l’appartement. La chaleur des débuts avait fui le
bâtiment et tout le monde s’évitait. Les conflits de voisinage étaient alors bien loin.

Yuri Slezkine,
La Maison éternelle, une saga de la révolution russe,
Chez La Découverte, 1300p.

Laurent Pfaadt