Une symphonie blanche

Les Vaincus raconte
l’histoire d’une
ancienne famille
noble sous Staline.
Retour sur un
classique oublié.

Ils sont ceux qui ont
été défaits. Ceux que
l’histoire a choisi d’oublier, en dépit de la folie sanguinaire de leurs
adversaires et vainqueurs. Certes, ils ne défendaient pas la liberté ni
l’égalité entre les peuples mais plutôt une autocratie d’un autre âge.
Cependant, l’histoire, aidée de ses séides, a décidé de les punir. Mais
pas la littérature. Grace à elle, les vaincus, les méprisés, quels qu’ils
soient, trouvent toujours leur juste place.

L’écriture des vaincus a-t-elle obéi à cet impératif ? Ne pas oublier
ceux qui ont soutenu le tsar jusqu’au bout, jusqu’à la tombe, jusqu’à
l’exil ? C’est ce qu’a certainement pensé Irina Golovkina petite-fille
de Nikolaï Rimski-Korsakov, compositeur de la suite symphonique
Shéhérazade en écrivant ce roman fleuve. De princesse, il en est
d’ailleurs question même si les Vaincus sont tout sauf un conte de
fées. Cette fresque qui, non sans égaler le grand Tolstoï, rappelle
dans sa composition et dans ses personnages, le génie de Guerre et
Paix
. Car, on ne peut éviter de faire le parallèle entre les Rostov et
les Bolkonsky et ces Bologovski et ces Dachkov, un siècle plus tard
comme si, d’une certaine manière, ils en étaient les descendants.

La révolution bolchevique est terrible. Elle broie ses ennemis et
notamment ceux de la première heure dont les Bogolovski que l’on
suit entre 1929 et 1937. Leurs combats et leurs calvaires y sont
admirablement relatés dans ce qui ressemble à une symphonie
pathétique. Comme tant d’autres, ils auraient pu choisir l’exil. Mais
ils se sentaient russes avant tout et vont, comme tous ces
personnages de romans russes qui ont puisé leur existence littéraire
dans les ténèbres de l’âme russe, souffrir.

Chaque chapitre agit comme un Nocturne de Chopin, alternant
moments de joie et périodes de désespoir, où la beauté de la nature
côtoie les séances de tortures d’Oleg Dachov, qui a combattu dans
les armées blanches et périra sous le fer soviétique. Pas d’avenir
pour les ennemis du peuple. On les tolère. On leur permet de vivre,
de survivre. Les doigts d’Assia, la petite-fille de Natalia Bogolovskaia,
comtesse déchue, courent sur le clavier de l’appartement familial et
dessine un récit qui ondule, se perd, se retrouve. Les notes de la
jeune fille qui souhaitait tant danser et vibrer au son de la poésie
scandent un récit qui verra sa famille humiliée, martyrisée,
déportée, bannie. Mais c’est à une autre danse qu’Assia fut conviée
tout au long de sa vie, celle avec les loups rouges, ceux d’un régime
qui lui brisera symboliquement ces doigts qui rêvaient de liberté.

Tout au long de ces quelques mille et une pages transparaît ainsi
l’essence même de la condition humaine mais également la fin d’une
forme de monde d’hier russe écrasé par ce totalitarisme qui
prétendait libérer l’humanité. Et à travers le récit de ces
personnages, on constate qu’au lieu de les émanciper, il les a, au
contraire, asservis. Malgré la souffrance et la mort, malgré le
déclassement et le bannissement, les héros surent conserver leurs
principes et leurs racines, ces éléments indestructibles qu’ils
utilisèrent tantôt comme un bouclier, tantôt comme un glaive et leur
permirent pour certaines, de survivre.

Irina Golovkina, les Vaincus,
éditions des Syrtes, 1096 p.

Laurent Pfaadt