La montagne maudite

Avec Le banquet de Empouses, Olga Tokarczuk signe certainement l’un de ses plus beaux romans

Il y a un siècle paraissait l’un des monuments de la littérature européenne du 20e siècle, La montagne magique d’un Thomas Mann récipiendaire du prix Nobel de littérature en 1929. Sa lointaine successeuse, Olga Tokarczuk, couronnée quant à elle en 2008, nous propose avec son nouveau roman une étonnante variation.


Nous sommes à la veille de la Première guerre mondiale, en 1913. Un jeune ingénieur dénommé Mieczyslaw Wojnicz arrive au sanatorium de Göbersdorf dans ce coin de Silésie avec ces montagnes des Sudètes entourées de sous-bois humides où rôdent des empouses, ces créatures femelles aux formes diverses qui séduisent les hommes avant de les dévorer. Si le sanatorium a bien existé, construit par le botaniste allemand Hermann Brehmer, en revanche le monde qui l’entoure peuplé de mystères et de dangers est un décor dont seule la prix Nobel a le secret. Car au sein de cette petite communauté d’intellectuels sentant la naphtaline et tenant des propos d’une misogynie éculée, entre champignons hallucinogènes et liqueur maléfique, se joue quelque chose d’étrange et de fascinant que Wojnicz et le lecteur vont progressivement découvrir.

Comme à chaque fois avec Olga Tokarczuk, le fantastique débarque dans le récit sans crier gare donnant à sa prose cette dimension à la fois fascinante et unique. S’il existe un réalisme magique que l’on retrouve chez un Garcia Marquez ou un Murakami, ici, il faudrait plutôt parler de réalisme maudit trempé dans cette atmosphère d’Europe de l’Est avec ses vampires, ses créatures venues des mythologies grecques et romaines, et ce paganisme dont raffole la prix Nobel.

Sa Silésie a ainsi des airs de Transylvanie et constitue un monde sorti de ténèbres prêts à se répandre sur l’Europe. Le banquet des Empouses est une sorte de concentré des Livres de Jakob dans cet aboutissement à produire un univers tenant tout entier dans un livre-monde.

Bien évidemment, derrière le roman se cache comme à chaque fois chez Olga Tokarczuk, une critique de la société moderne. Ici, elle se porte sur le traitement réservé aux femmes. Il y a quelque chose de pourri dans ce banquet d’intellectuels vilipendant des femmes transformées en empouses prêtes à assouvir leur vengeance séculaire. Et le lecteur d’assister avec effroi et jouissance à cette terre qui s’ouvre pour engloutir la montagne du Nobel 1929 sous les coups de boutoir de créatures venues répandre un souffle nouveau sur ces tuberculeux condamnés.

Par Laurent Pfaadt

Olga Tokarczuk, Le banquet des Empouses, traduit du polonais par Maryla Laurent
Aux éditions Noir sur Blanc, 304 p.